Livres et manuscrits de la bibliothèque de Jean A. Bonna. Vente chez Christie's Londres
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Andreas Vesalius, De humani corporis fabrica, lib. VII, Lyons, Jean de Tournes. 1552. Deux volumes reliés maroquin citron pour Pietro Duodo ambassadeur de Venise à Paris à la cour d'Henri IV // Vente d'Importants ouvrages et manuscrits de la bibliothèque de Jean A. Bonna. Londres, Christie's, 16 juin 2015 Estimation £70,000-100,000 // $110,000-150,000 // euro 98,000-140-000. © courtesy service de presse Christie's Londres, juin 2015
Pourquoi vend-on ? Voilà la première question qui vient à l'esprit quand un collectionneur vend de son vivant. Après sa disparition, ceci se comprend, mais alors qu'il est en bonne santé physique et financière, pourquoi vendre ?
Jean Bonna est de ces bibliophiles fameux - grand collectionneur de dessins anciens aussi - qui ouvrent si généreusement les portes de leurs bibliothèques et prêtent si volontiers aux expositions que leurs collections sont connues – c'est-à-dire que l'on peut mesurer la force de leur passion. Donc, a priori, vendre ne fait pas partie de son vocabulaire, sinon pour améliorer telle ou telle édition originale en remplaçant un premier exemplaire par un autre doté d'un envoi prestigieux, une reliure particulière ou des marques de provenance uniques. On trouve parfois, sur le marché, des livres portant le fameux ex-libris aux lettres entrelacées JAB sur fond de couleur. Jean Bonna a beaucoup amélioré sa collection et donc cédé les livres dont les exemplaires ne lui paraissaient plus satisfaisants. La démarche ici est tout autre : l'édition originale de La Mer des Histoires (Paris, Pierre Le Rouge, 1488-1489, 2 volumes in-folio) ou du Libro del Cortegiano de Baldassare Castiglione (Venise, 1528, exemplaire en reliure italienne de l'époque) ne sont certes pas des "doubles" vendus parce que l'amateur a trouvé mieux. S'il décide de se séparer, aux enchères, de 165 ouvrages du XVe au XXe siècle, c'est pour des raisons bien différentes et tout à fait avouables qu'il expose en préface.
Jean Bonna a assemblé une collection autour d'un thème précis : la littérature française depuis les premiers temps de l'imprimerie jusqu'à la veille du surréalisme. Mais, comme tout bibliophile, il a aussi acquis des livres dans des domaines étrangers à la littérature pour des motifs personnels : des livres de botanique parce qu'il a une passion pour les jardins et les fleurs, des reliures merveilleuses par goût de l'objet, des livres qui ont marqué l'histoire des idées ou des livres singuliers au seul motif qu'il était séduit. Cette bibliothèque considérable, forte de près de 4 000 titres, a donc accueilli ce qu'il appelle des "intrus", choisi un à un, mais auquel il rend leur liberté pour se concentrer sur le cœur de sa passion : la littérature.
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Rudimentium novitiorum ou La Mer des histoires, Paris, Pierre le Rouge. Juillet 1488, février 1488/9. Première édition en français. Deux tomes // Vente d'Importants ouvrages et manuscrits de la bibliothèque de Jean A. Bonna. Londres, Christie's, 16 juin 2015 Estimation £300,000-400,000 // $460,000-610,000 // euro 420,000-560-000. © courtesy service de presse Christie's Londres, juin 2015.
C'est ainsi que sont proposés aux enchères quelques volumes fameux d'histoire, d'économie, de botanique, ou quelques livres de peintres : depuis le manuscrit enluminé du Pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Digulleville, vers 1470 (adjugé 422 500 £ frais acheteur inclus) jusqu'au bel illustré de Miro A toute épreuve, sur un texte de Paul Eluard, 1958, on trouve : l'édition originale de la Théologie naturelle de Raymond de Sebond (Deventer, vers 1484-1485, en reliure anglaise de l'époque) que Montaigne devait traduire ; Le Livre des faits d'armes de Bertrand du Guesclin (Lyon, vers 1487) ; la première édition parue en France, à Lyon, en 1509 du Dialogus creatorum avec 122 bois gravés ; un merveilleux exemplaire en reliure et en coloris du temps du célèbre herbier de Leonhard Fuchs (De historia stirpium, Bâle, 1542) ; le Vésale de 1552, première édition au format de poche du traité fondateur de l'anatomie à la Renaissance (exemplaire relié en maroquin citron décoré à l'époque pour l'ambassadeur de Venise à Paris, Pietro Duodo) (adjugé 158 500 £ frais acheteur inclus); les Mémoires de Philippe de Commines du futur roi d'Espagne Philippe III grâce auquel il apprit le français (Paris, 1581, somptueuse reliure à la fanfare) ; la première édition du guide de Venise Venetia citta nobilissima et singolare de Francesco Sansovino, parue en 1581 au moment où Montaigne visitait l'Italie (exemplaire en vélin du temps aux armes d'un ami du Bordelais, le président de Thou) ; Le Jardin et Cabinet poétique de Paul Contant, premier livre français consacré à un cabinet de curiosités (Poitiers, 1609) ; le seul exemplaire connu d'une suite de Cris français, montrant 24 petits métiers du début du XVIIe siècle (Lyon, vers 1625, album de 24 gravures sur bois, en coloris du temps) ; la dernière lettre connue de René Descartes, écrite à Stockholm le 15 janvier 1650 (Descartes se plaint du froid : “Les pensées des hommes se gèlent ici pendant l'hiver aussi bien que les eaux”) ; un exemplaire sur très grand papier du Don Quichotte illustré par Coypel relié à l'époque pour la marquise de Pompadour (La Haye, 1746) ; quelques livres érotiques dont le célèbre exemplaire Hankey en maroquin doublé de Trautz-Bauzonnet des Aphrodites ou Fragments thali-priapiques d'Andrea de Nerciat, seul exemplaire connu complet des gravures (1793) ; l'essai fondateur de Necker sur l'état des Finances de la France à la veille de la Révolution, De l'administration des finances de la France (Paris, 1784), annoté à l'époque par la tzarine Maria Feodorovna et relié à ses armes ; l'exemplaire furieusement annoté par l'empereur Napoléon en exil à Saint-Hélène des Souvenirs sur Napoléon, sa famille et sa cour critiques sur la cour impériale de Sophie Cohonset, ancienne première dame de l'Impératrice (1819) ; un bel ensemble de trois éditions du Capital de Karl Marx, la “Bible du marxisme” (édition originale allemande, Hambourg, 1867 ; première édition russe, Saint-Pétersbourg, 1872 et première française, Paris, 1872-1875) et ce qui est sans doute le plus bel exemplaire connu du Jazz de Matisse (1947) dans une spectaculaire reliure mosaïque et décorée de Rose Adler exécutée six ans plus tard (338 500 £ pour son heureux possesseur maintenant).
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Guillaume de Digulleville, Le Pèlerinage de Vie Humaine, Tours ou Angers. Vers 1470. Ecrit et enluminé pour Charlotte de Savoie, reine de France, épouse de Louis XI. Aux armes de Charlotte de Savoie // Vente d'Importants ouvrages et manuscrits de la bibliothèque de Jean A. Bonna. Londres, Christie's, 16 juin 2015 Estimation £350,000-500,000 // $530,000-740,000 // euro 490,000-690-000.© courtesy service de presse Christie's Londres, juin 2015. Cet ouvrage fut exposé à Angers octobre 2009-janvier 2010, Splendeur de l'enluminure : le roi René et ses livres.
À l'interrogation de savoir quels ouvrages retenir, Benoît Forgeot, l'un des deux experts de cette vente londonienne répond qu'il est "difficile d'opérer un choix parmi ces livres qui forment une collection en eux-mêmes, témoin de goûts éclectiques et d'une ouverture d'esprit peu commune. Chacun porte la marque d'un goût bibliophilie très sûr.".
S'il ne fallait en retenir qu'une petite poignée, pourquoi pas :
l'exemplaire de l'édition originale du Libro del Cortegiano de Baldassare Castiglione parue à Venise chez les héritiers d'Ale Manuce en avril 1528 est remarquable : il est préservé dans sa première reliure décorée sans doute exécutée à Sienne. L'ouvrage eut une influence décisive : devenu le bréviaire de l'homme de cour, il a façonné la figure du gentilhomme européen. Montaigne, Cervantès, Shakespeare lui ont emprunté anecdotes et leçons morales. L'empereur Charles Quint, dit-on, avait trois livres de chevet : la Bible, le Prince de Machiavel et le Cortegiano. Le succès fut tel qu'on ne dénombre pas moins de 108 éditions parues en moins de cent ans, de 1528 à 1616 ! L'édition originale n'est pas un livre rare, mais l'exemplaire dans sa première reliure italienne est des plus précieux. Adjugé 60 000 £ frais acheteur inclus ;
la description de Venise par Francesco Sansovino, publiée sur place par Jacomo Sansovino en 1581 est le premier guide de la Sérénissime. L'édition originale a paru au moment où Montaigne voyageait en Italie. L'exemplaire Bonna, qui fut celui du docteur Pottiée-Sperry, fameux bibliophile montaigniste dont la bibliothèque a été dispersée en 2003, n'est autre que l'exemplaire relié en vélin à l'époque pour Jacques-Auguste de Thou. Ce dernier était un ami de Montaigne. Celui-ci voyait en Venise le lieu idéal d'une retraite : “Je me conseillerois volontiers Venise pour la retraicte d'une telle condition et foiblesse de vie”, avoue-t-il dans Les Essais. Or, on prétend que Montaigne aurait cherché à persuader le président de Thou d'accepter l'ambassade de Venise où il l'aurait accompagné. Si vous souhaitez visiter Venise en le lisant, pour 30 000 £ vous le pouvez ;
Des quelques livres de littérature pure dont Jean Bonna se sépare, l'exemplaire sur grand papier de la deuxième édition en grande partie originale des Fleurs du Mal (Paris, 1861) est assurément un des plus précieux. Baudelaire l'a offert à Gustave Rouland, le propre fils du ministre de l'Instruction publique qui faisait partie du gouvernement qui avait poursuivi Baudelaire pour “immoralité” lorsque Les Fleurs du Mal parurent pour la première fois en 1857. La condamnation n'avait à l'évidence par mis un terme aux relations amicales entre les deux hommes et, même, le père de Gustave Rouland accorda à Baudelaire une pension de 200 Francs pour l'aider dans ses travaux de traduction d'Edgar Poe. Si on en juge par la belle reliure en maroquin de Simier que Gustave Rouland fit exécuter sur son exemplaire, l'amitié se doublait d'un respect pour le poète (120 100 £ adjudication frais acheteur inclus).
Gilles Kraemer
Livres et manuscrits de la bibliothèque Jean A. Bonna
Books and manuscripts from the library of Jean A. Bonna
vente mardi 16 juin 2015 / expositions vendredi 12 juin au lundi 15 juin 2015
experts Stéphane Clavreuil et Benoît Forgeot
Christie's Londres
www.christies.com
et aussi quelques autres ouvrages de la bibliothèque Jean Bonna qui furent présentés à la bibliothèque de l'Arsenal à Paris du 21 avril au 23 mai 2015 www.lecurieuxdesarts.fr/2015/04/des-passions-litteraires-francaises-la-bibliotheque-de-jean-bonna.html