De la greffe subtile entre la peinture de Romain Bernini et l'abbaye royale de Fontevraud

Publié par Gilles Kraemer sur 23 Avril 2025, 20:54pm

Catégories : #Expositions France, #Prix et récompenses

Gilles Kraemer

envoyé spécial

Romain Bernini © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Abbaye royale de Fontevraud, avril 2025.

C’est bien mon grand. Combien de fois, n'ai-je entendu ce compliment, adressé à l’artiste, prononcé par Suzanne Tarasieve (1949-2022) lors de ses dîners de pré-vernissage du jeudi, surtout non placés, chez la plus talentueuse des galéristes pendant quarante ans ? Comme voisin de table Bernard Blistène, Jean de Loisy, Jérôme Saint-Loubert Bié design graphiste des catalogues de Suzanne, un haut fonctionnaire de la Cour des comptes et des collectionneurs fidèles.

Romain Bernini, Them & L’Échiquier, grand de Germaine Richier © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Abbaye royale de Fontevraud, musée, avril 2024.

Furieusement rock’n roll, 158 cm., talons compris insistait elle, totalement atypique dans " ce milieu " des galeristes qui n’est surtout pas celui des bisounours pour qui sait le décrypter. Tellement so chic, il n’y avait qu’elle pour égarer son téléphone toujours enté à sa main et ses lunettes plantées dans son chignon, chez Hermès. Pas celui du 24, rue du Faubourg, trop classique, mais celui de Venise lors du vernissage Éva Jospin, en 2015, – celle-ci avait imaginé les vitrines du sellier - lors d’une Biennale de l’art. Tellement Suzanne ! Irremplaçable. (1)

Romain Bernini, Him © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Abbaye royale de Fontevraud, avril 2025.

C’est bien mon grand, glissais-je à Romain Bernini (1979) devant l’immense Him, 14 mètres sur 6, spécialement peint pendant sa résidence à Fontevraud, accroché dans le transept droit de l’abbatiale, dans un effet de surprise, du "wahou", après avoir parcouru avec lui son exposition dans les bâtiments de l’abbaye royale et du musée d’Art moderne. Romain que Suzanne présenta dès 2011 au LOFT 19, sa maison-galerie, terrain d’expérimentation des artistes qu’elle repérait, une galerie "galop d’essai". Jeune pensionnaire de la Villa Médicis – Académie de France à Rome. En 2014, Woods fut sa première exposition personnelle rue Pastourelle. (2)

Him, un portrait d’arbre, sans aucune feuille, dans une nature imaginaire. Ses couleurs ne vous font-elles pas songer à celles des peintures de Georges Rouault, artiste présent dans le musée avec lequel Romain a eu le temps de dialoguer comme avec les œuvres des autres artistes du musée, dans un "compagnonnage" de 18 mois.

© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Abbaye royale de Fontevraud, avril 2025.

Him, un investissement physique à l’image de ce lieu majestueux mais il ne souhaitait pas le présenter dans la nef. N’être pas intrusif face aux quatre gisants des Plantagenêt mais rester dans la justesse de cette confrontation avec cette église porteuse d’histoires, avec cette abbaye des filles de France qui fut centrale pénitentiaire, de Napoléon I à 1963. Dans la nef quelques toiles, de petits formats d'yeux d’animaux, accrochées très en hauteur qu’il faut essayer de découvrir. Même chose dans le cloitre où d’autres yeux – dont Gavialis ganteticus ou Gavial du Gange, espèce de crocodilien - nous scrutent. Dans un jeu du "Petit Poucet" à la recherche des cailloux émaillant le parcours.

Romain Bernini © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Abbaye royale de Fontevraud, les cuisines romanes, avril 2025.

Dix-huit mois d’une résidence artistique, intitulée "Zeugma 01", sous les regards de Dominique Gagneux, directrice-conservatrice du musée et Emmanuel Morin, directeur culturel & artistique de l’abbaye, commissaires de son exposition, l’in fine visible de son séjour. Terme peu usité, zeugma est une figure de style consistant à ne pas énoncer de nouveau, quand l'esprit peut les rétablir aisément, un mot ou un groupe de mots déjà exprimés dans une proposition immédiatement voisine.

Romain Bernini © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Abbaye royale de Fontevraud, les cuisines romanes, avril 2025.

Ici, c’est à l’artiste invité d’établir un lien entre l’Abbaye royale et le musée d’Art moderne de Fontevraud dans leur confrontation, unissant les bâtiments, les œuvres du musée et ses propres peintures. Dans le lieu emblématique de l’abbaye des princesses de France, celui des cuisines romanes édifiées en 1140, Romain a disposé 6 toiles, aux figures nimbées de mystère, en dialogue avec une statuette anthropomorphe en ivoire de la République démocratique du Congo, peuple Lega.

Une belle aventure et un défi souligne Romain. Je suis un peintre mais aussi un artiste curieux. Les œuvres du musée m’ont incité à des croisements et des horizontalités. Dans l’abbaye, face aux quatre gisants, à une verticalité. Le regard sur autrui, sur l’autre pourrait être le fil conducteur de ZEUGMA, une sensation. Dans mon regard porté sur la collection de Léon et Martine Cligman, celle du goût d’un couple de collectionneurs qui furent conseillés par André Derain. Derain que les parents de Martine, Pierre et Denise Lévy collectionnaient parmi d’autres peintres. Leur collection de 2 000 œuvres donnée à l’État en 1976 est à l’origine de la création du musée d’Art moderne de Troyes, collections nationales Pierre et Denise Lévy, inauguré en 1982.

Dans un musée rempli d’images, j’ai eu envie de m’insérer dans les interstices, avec la série des Yeux ou de présenter les œuvres de la collection devant un fond ou Empreintes, explique-t-il en nous présentant le parcours.

Le regard des deux collectionneurs-donateurs, le regard des visiteurs, Romain les a transcrits en plaçant dans le parcours des toiles de petit format représentant des yeux d’animaux peints en très gros plan. Une insolite ponctuation nous incitant à être plus attentif dans cette "chasse à l’œil". Sur le cartel, l’œil a son nom scientifique, mystère et étrangeté. À nous de deviner l’animal face à ces yeux hypnotiques d’oiseaux, de mammifères ou de reptiles [qui] nous troublent. Ajoutant malicieusement, une prise de territoire par le regard animal, telles des caméras de surveillance conclut-il !

Canis lupus familiaris, chien domestique, tel un clin d’œil en dialogue avec un masque funéraire féminin, Moyen Empire égyptien, Ier siècle - IIe siècle, stuc peint et incrustation de verre, restes de polychromie ayant appartenu à Jean Cocteau et, de Kees Van Dongen, Tête de gitane, vers 1910 © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Abbaye royale de Fontevraud, musee, avril 2025.

Romain Bernini, Furcifer minor, caméléon, dans la salle des verres de Maurice Marinot. Flacon méplat à bulles dorées, travail à chaud (1932). Flacon méplat, très fin, craquelé vert sombre (1932). Petit flacon, bulles bistre, travail à chaud (1932). Flacon "La grande bouteille" verdâtre à belles taches rouges (1923) © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Abbaye royale de Fontevraud, musée, avril 2025.

Turdus philomelos, grive musicienne & Vierge à l’enfant, XIV – XVème, bois polychrome © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Abbaye royale de Fontevraud, avril 2025.

Felis catus, chat domestique, entre deux Carrière, surplombant trois Danseuses de Degas. Canis lupus familiaris, chien domestique, tel un clin d’œil - le chien, le compagnon de l’homme - en dialogue avec un masque funéraire égyptien du Moyen Empire ayant appartenu à Jean Cocteau. Capro hircus, chèvre, veillant sur le Paysage du lac de Côme d’Henry de Waroquier (1912). Furcifer minor, caméléon, à la peau très proche de celle du galuchat, dans la salle des verres transparents avec des bulles et des verres transparents avec des inclusions de craquelé de Maurice Marinot largement collectionné par les Cligman comme par les Lévy. (3) Python bivittatus, python birman, dialoguant avec une Femme au marché, Portugal de Robert Delaunay (1915). Turdus philomelos, grive musicienne, comme annonçant la bonne nouvelle avec un bois polychrome d’une Vierge à l’enfant, XIV – XV^ème, Marie assise sur le trône de sagesse, offrant le fils de Dieu au monde.

Sur une Empreinte de Romain Bernini, Les Mots croisés (1925) de Juan Gris et La Table servie (1942) de Tal-Coat. Deux marbres de Grèce, archipel des Cyclades, Tête d'une statue féminine et Statuette féminine du type des "idoles aux bras croisés" © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Abbaye royale de Fontevraud, musée, avril 2025.

Sur plusieurs cimaises sont tendues ses Empreintes – acrylique et craie lithographique sur toile -, technique du frottage usitée par Max Ernst, par les archéologues, technique très facile pour le relevé des stèles et des inscriptions. Empreintes de l’abbaye : sol du réfectoire usé par les pas des moniales, porte de cellule avec son œilleton, marche, autant de fixations des traces du passé. Un écho à l’âme de ce lieu. Disposés sur ses Empreintes, des peintures et des objets de la collection activent des associations : Derain avec une coiffe tyi wara, Mali, peuple Bambara et une sculpture mexicaine ; de Tal-Coat sa Table servie (1942) et Juan Gris Les Mots croisés (1925) avec deux statues cycladiques.

Romain Bernini, Them & L’Échiquier, grand de Germaine Richier © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Abbaye royale de Fontevraud, musée, avril 2025.

Romain Bernini, Them et L’Échiquier, grand de Germaine Richier © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Abbaye royale de Fontevraud, musée, avril 2024.

Au mitan du parcours L'Échiquier, grand, bronze à la patine sombre de Germaine Richier (Roi, Reine, Cavalier, Fou, Tour) (1959) face à Them, immense longueur d’un paysage en trois toiles, d’une beauté généreuse, une peinture dans les couleurs rose et bleu émeraude accrochée sur un mur gris. Il semble que les 5 pièces du jeu d’échecs vont bientôt envahir cette immense forêt, si belle et si dangereuse, aux arbres entremêlés comme des ronces. Ou viennent d’en sortir.

Comment ne pas songer à Suzanne Tarasieve après avoir vu cette exposition ? Aujourd’hui, Julien Bouharis, Alice Vaganay, Veovansy Veopraseut et Lucas Marseille, auxquels Suzanne a offert sa galerie, continuent sa démarche au 7, rue Pastourelle.

(1) https://www.lecurieuxdesarts.fr/2015/05/impressions-la-biennale-de-venise-56e-exposition-internationale-d-art-ii.html

https://www.lecurieuxdesarts.fr/2020/05/entretien-hors-normes-avec-suzanne-tarasieve-galeriste-paris-4.html

(2) https://www.lecurieuxdesarts.fr/2014/02/les-masques-et-les-forêts-de-romain-bernini.html

(3) https://www.lecurieuxdesarts.fr/2019/07/l-artiste-du-verre-maurice-marinot-retrouve-venise.maurice-marinot-e-di-ritorno-a-venezia.html

Remerciements à D. G..

Romain Bernini - , Zeugma 01

15 mars au 5 octobre 2025

Abbaye royale de Fontevraud - 49590 Fontevraud-l'Abbaye

https://www.fontevraud.fr/fontevraud-le-musee-dart-moderne/

Exposition au musée d’Art moderne de Fontevraud – collection Martine et Léon Cligman et dans l’Abbaye : église abbatiale, cloitre & cuisines romanes

Commissariat Dominique Gagneux, directrice-conservatrice du musée, Emmanuel Morin, directeur culturel & artistique de l’abbaye assisté de Charline Montiel, chargée de projets à l’abbaye

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Au cœur de l'Abbaye, Fontevraud L'Ermitage, un hôtel-restaurant dans la continuité de l'hospitalité monastique, aménagé dans le Prieuré Saint-Lazare. Interprétation et appropriation du lieu dans un design sobre, fluide, nulle ostentation, sous le regard de Patrick Jouin et Sanjit Manku. La table, sous le regard du chef Thibaut Ruggeri, inventant tous les mois, un "menu lune" avec des produits de la région.