1940, Canet, Collioure, Banyuls, un front de résistance pour l’art

Gilles Kraemer

Déplacement et séjour à Collioure à titre personnel

Victor Brauner, Portrait de Benjamin Péret, 1934. Huile sur toile. Musée d’art moderne de Paris // Jacques Hérold, Sans titre, 1940. Musée Cantini, Marseille © DR Antoine Prodhomme, Collioure, août 2023.

" Un trait de côte, Canet-Collioure-Banyuls, comme un concentré d’espace. Une date, 1940, comme un précipité d’histoire. De nombreux artistes accostent les rivages catalans et mêlent sur ses chemins leurs destinées. Qu’ils se cachent, espèrent l’exil, connaissent les camps, militent, résistent ou collaborent, tous, par leur art, témoignent d’une époque qui ne supporte aucun raccourci. " Claire Muchir.

Victor Brauner, Cahier bordeaux, 1941. Saint-Féliu-d'Amont, 22 juillet 1941. Dessin aux crayons de couleur. Legs Jacqueline Brauner, 1986. Bibliothèque Kandinsky, Centre Pompidou, musée national d'Art moderne [non reproduit dans le catalogue] © DR Antoine Prodhomme, Collioure, août 2023.

Après son exposition de l’été 2022 Collioure, Babel des arts – de l’arrivée d’Henri Matisse le 16 mai 1905 à 1945 - le musée d’Art moderne de Collioure poursuit l’étude de l’histoire artistique de la Côte Vermeille. (1). Commissaire de l’exposition, comme celle de l’année passée, Claire Muchir, directrice de l’établissement colliourenc, continue ce défrichement pertinent d’un pan de l’histoire de l’art du XX^ème siècle avec Front de mer. Canet - Collioure - Banyuls. 1940.

Comme le soulignent, dans la préface, les édiles locaux Nos cités voisines partagent bien plus qu’un seul rivage […] Nous avons donc souhaité unir nos efforts pour que cette exposition voie le jour. […] tout autant capable d’en montrer le soleil que d’en dire les ombres. Manifestement, les ombres sont bien présentes et la culture semble un sujet épidermique pour les édiles de ces cités. Querelle picrocholine sur la Côte Vermeille autour de la culture ? La signature de Jean-Michel Solé, maire de Banyuls ne figure pas dans la préface au côté de celles de ses collègues, les maires de Collioure, Guy Llobet et de Canet, Stéphane Loda…

Aristide Maillol, Harmonie, 1940-1944. 1^er état (détail de la sculpture). Galerie Dina Vierny, Paris // Albert Marquet, Alger, vue de la ville et du port, ca 1940. Huile sur toile. Collection particulière © DR Antoine Prodhomme, Collioure, août 2023.

Dommage, la salle consacrée à Banyuls et à Collioure est de qualité. Portrait de Dina confronté à la sculpture Harmonie qu’elle inspira à Aristide Maillol, le sculpteur et son modèle résidant à Banyuls. Des terres cuites d’André Derain rappellent la participation de ce dernier au voyage en Allemagne à l’automne 1941 auquel Maillol refusera de se joindre. Un port de Collioure d’Albert Marquet souligne qu'il résidera dans cette ville en septembre 1940 avant d’embarquer à Port-Vendres pour rejoindre Alger. 

Des célèbres - Oscar Dominguez -, des moins connus - Gerardo Lizarraga -, des oubliés - le poète Robert Rius – composent cette exposition, sur deux étages. Soixante numéros et sept sections chrono-thématiques. Une petite exposition-dossier - la Villa Pams n’est pas très grande -, petite par sa configuration mais importante par le choix des prêts obtenus bien que de certaines œuvres n’aient pu venir. (2) L’exploration artistique d’un pan méconnu sinon inconnu de l’histoire de la Côte Vermeille devenue un territoire refuge, pour quelques jours, quelques semaines ou quelques mois pour de nombreux artistes quittant Paris en juin 1940 lorsque les Allemands y pénètrent. Bien loin du fracas du monde.

Un chemin, une escale vers la liberté, avec comme seule issue, les États-Unis, en passant par les Pyrénées espagnoles puis le Portugal. Où en se rendant à Marseille pour y retrouver l’Emergency Rescue Commitee devenu le Centre Américain de Secours.

Deux toiles d’Oscar Dominguez. Collection Dominguez TEA Tenerife Espace des arts // Victor Brauner, Portrait d’André Breton, 1934. Huile sur toile. Don Aube Breton Elléouët et Oana Elléouët, 2003. Musée d’Art moderne, Paris © DR Antoine Prodhomme, Collioure, août 2023.  

Robert Rius, Frappe de l’écho, 1940. Recueil de poésies. Éditions surréalistes, Paris. [non reproduit dans le catalogue ] © DR Antoine Prodhomme, Collioure, août 2023.

Le Portrait d’André Breton de Victor Brauner (1934) introduit cette exposition s’ordonnant autour d’artistes et d’écrivains engagés. Front de mer comme un front de guerre. "Le pape du surréaliste" participe à des dessins collectifs en couleurs avec Dominguez, Brauner, Hérold, Remedios Varo, Jacqueline Lamba [alors l’épouse de Breton] et Wilfredo Lam. Deux beaux Oscar Dominguez : Tête de taureau et Les escargots à côté du Portrait de Robert Rius par Pedro Flores (1940).

Victor Brauner pour Frappe de l’écho de Robert Rius, 1940. Collection privée. Exemplaire de Robert Rius © DR Antoine Prodhomme, Collioure, août 2023.  

Rius auquel Breton confie symboliquement les clés du 12, rue Fontaine, son appartement parisien. Rius qui entrera dans la Résistance et sera fusillé le 21 juillet 1944. Rius qui invente "le dessin communiqué", une variante du surréaliste "cadavre exquis" dont des crayons sont présentés à côté de son recueil de poésies Frappe de l’écho, illustré par Victor Brauner (1940) et de la revue La main à la plume qu’il créé en 1941.

Victor Brauner, Portrait de Benjamin Péret, 1934. Huile sur toile. Musée d’art moderne de Paris //  Victor Brauner, Banyuls-sur-Mer, 5 février 1942. Encre de Chine, lavis d'encre de Chine sur papier. Legs de Jacqueline Victor-Brauner en 1987. Musée d’Art moderne et contemporain, Saint-Étienne Métropole [non reproduit dans le catalogue] © DR Antoine Prodhomme, Collioure, août 2023.

Victor Brauner, Cahier bleu, juillet-août 1941. Legs Jacqueline Brauner, 1986. Bibliothèque Kandinsky, Centre Pompidou, musée national d'Art moderne [non reproduit dans le catalogue] © DR Antoine Prodhomme, Collioure, août 2023.

Toute une section, accompagnée de merveilleux dessins, carnets et d’un profil de Dina [Vierny] dessiné sur un caillou, est consacrée à Victor Brauner (1903-1964) En 1940, en raison de son statut d’étranger de confession juive il se refugie à Perpignan dans la famille de Rius puis à Canet, à la villa Le Crépuscule, avant d'être assigné à résidence à Saint-Féliu-d’Amont puis hébergé par Dina Verny à Banyuls. Il ne parviendra jamais à quitter le territoire français. Toute une salle est consacrée à Gerardo Lizarraga (1905-1982) et à huit de ses dessins surréalistes cauchemardesques et hallucinés qu’il réalise lors de son internement à Argelès-sur-Mer en 1939-1940.

Joan Navarro Ramón, Sans titre [bustes et chevaux], ca 1945. Huile sur toile. Museo nacional centro de arte Reina Sofía, Madrid // Rolande Déchorain, Collioure, boulevard Camille-Pelletan, 1939. Huile sur toile. Musée d’Art moderne, Collioure. Don Valia Boulay, 2017      © DR Antoine Prodhomme, Collioure, août 2023.  

Raoul Dufy, Collioure, 1941. Tapisserie. Atelier Tabard, Aubusson, tissage en 1942. Collection particulière© DR Antoine Prodhomme, Collioure, août 2023.  

L’exposition se clôt avec Collioure, un havre, dans ce temps où tout bascule. Raoul Dufy, après Céret et Perpignan, s’y installe en mars 1941. (3) Il conçoit deux cartons de tapisserie : Collioure - tissage présenté ici - et Le Bel Été. Sa rencontre en 1943 avec Jean-Jacques Prolongeau (1917-1994), céramiste installé à Perpignan – cette rencontre a comme point de départ un Petit cheval de Prolongeau, exposé chez un antiquaire de Perpignan et que Dufy, immédiatement séduit, acheta - sera pour lui l’occasion de renouer avec les arts du feu. Le musée présente de ce céramiste un Vase aux danseuses et chevaux, (ca 1940), qu’il vient d’acquérir. Des peintures de Juan Navarro Ramón et de Rolande Déchorain ne laissent nullement transparaître le climat troublé en France.

Jean-Jacques Prolongeau, Vase aux danseuses et aux chevaux, ca 1940. Céramique émaillée. 29 x 24 cm.. © DR Antoine Prodhomme, Collioure, août 2023. Cette céramique est entrée dans les collections du Musée d’Art Moderne de Collioure en 2023.

(1) Collioure, une Babel des arts en pays catalan au XXe siècle - (lecurieuxdesarts.fr)

(2) Bien que reproduites dans le catalogue, les œuvres d’Henri Matisse (p.102), Carl Rabus (p. 96, 97) et Victor Brauner (p.56, 57, 58, 59) ne figurent pas à l’exposition.

(3) Dufy. Les ateliers de Perpignan 1940-1950. Musée d’art Hyacinthe Rigaud – Perpignan. 23 juin - 4 novembre 2018. Commissariat de Claire Muchir, directrice du musée d'art Hyacinthe Rigaud & de Christian Briend, conservateur général du patrimoine, musée national d’art moderne - centre Georges Pompidou, Paris.

Je renvoie à l'article très nourrie de Bruno Ythier [qui fut conservateur en chef du patrimoine à la Cité internationale de la tapisserie, Aubusson] dans le catalogue de cette exposition de Perpignan : Collioure et Le Bel Été. Deux tapisseries issues de la collaboration entre Raoul Dufy et Jean Lurçat. 

© DR Antoine Prodhomme, Collioure, août 2023. 

Front de mer. Canet - Collioure - Banyuls. 1940

3 juin - 8 octobre 2023

Musée d’Art moderne de Collioure Villa Pams

Collioure, Pyrénées-Orientales

Catalogue - dans la continuité de celui de 2022, avec la même maison d’éditions et dans un format identique - sous la direction de Claire Muchir, conservatrice en chef du patrimoine, directrice du musée d’Art moderne de Collioure, avec le soutien scientifique de Céline Sala-Pons, directrice du Mémorial du Camp de Rivesaltes. 144 pages. 116 illustrations. Édition français-anglais. Coédition musée d’Art moderne, Collioure / In Fine éditions d’art. Prix 25 € (en service de presse). 

11 000 visiteurs en 2022. Combien en 2023 ? Pour mémoire, le budget de cette exposition est d’environ 170 000 euros.

Un conseil, suivez la visite guidée passionnante de cette exposition Musée d'Art Moderne de Collioure – Musée d'art moderne et contemporain avec vue sur mer (museecollioure.com)

Collioure © DR Antoine Prodhomme, Collioure, août 2023. 

Le projet de rénovation et d’agrandissement de l’actuel musée de Collioure - anciennement musée municipal Jean Peské -, abrité depuis 1985 au sein de la villa Gaston Pams racheté par la ville, devrait voir le jour en 2026/2027. Le projet scientifique et culturel du musée a été approuvé en février 2022 par le ministère de la Culture.