Germaine Richier, sculpter la vie – Musée Fabre, Montpellier
Gilles Kraemer
Autant l’exposition Germaine Richier, cet hiver, au centre Georges Pompidou nous avait frappé - un choc comme l’on en reçoit peu en cinquante années d’expositions parisiennes, la dernière étant celle, magistrale, du Greco à l’automne 2020 sous l’œil de Guillaume Kientz - face à cet œuvre sculpté souverain, du Faune (1916) à son Échiquier, grand (1959), accueilli par Loretto (1934), comme s’il nous disait : entrez et voyez ce qu’est l’œuvre de la grande Germaine, autant celle du musée Fabre est dans le syndrome stendhalien.
Germaine Richier, L’escrimeuse (sans masque), 1943. Bronze. Fonte Pastori, Genève // L'Escrimeuse avec masque, 1945. Bronze patiné foncé. Fondeur Godard Paris © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, musée Fabre, 11 juillet 2023.
Germaine Richier, L’Échiquier, grand, 1959. Plâtre original peint en cinq éléments © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, musée Fabre, 11 juillet 2023.
Osons et écrivons-le : la présentation des mêmes œuvres à Montpellier revêt l’exceptionnelle. Stupéfiante. Les sculptures vivent, respirent, parlent, s’animent, bougent, descendent de leur socle, viennent vers nous. Dans la scénographie ouverte de Maud Martinot, l’exposition se parcourt d’allers-retours incessants de l’œil. Pompidou nous proposait, mais c’est la contrainte de la galerie 2, un parcours en ligne droite. Et non cette divagation et cette rêverie que permettent les salles du musée Fabre.
à gauche Germaine Richier, La Tauromachie, 1953. Bronze naturel nettoyé. Fondeur Susse, Paris // au fond Christ d’Assy, 1950. Bronze naturel nettoyé. Fondeur Alexis Rudier, Paris // à droite, Le Cheval à six têtes, grand, 1954-61956. Bronze naturel nettoyé. Fondeur Thinot, Paris © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, musée Fabre, 11 juillet 2023.
La garrigue, le vignoble, la Camargue, la faune et la flore méditerranéenne, les souvenirs d’enfance, la campagne comptèrent pour Germaine Richier, née en 1902 à Grans (Bouches-du-Rhône), décédée en 1959 à Montpellier. Nombre de ses œuvres laissent transparaître subtilement le monde végétal ou des objets glanés. Un morceau d’amphore, trouvé sur la plage des Saintes-Maries-de-la-Mer, devient le départ de L’Eau (1953-1954). Des empreintes de feuilles d’arbres, à peine visibles, se retrouvent sur le corps de la jeune fille La Feuille (1948). Les jambes filiformes du Don Quichotte (1950-1951) sont un moulage de branches d’arbres noueuses, un Don Quichotte de la Forêt comme l’indique son premier titre. L’Ogre (1949) se construit d’écorces superposées. Du polémique Christ d’Assy (1950), Ariane Coulondre évoque la fusion du corps humain et du bois de la croix, dont les nœuds seuls révèlent la Sainte Face. Des os de seiche, finement incisés et placés à l’intérieur d’un moule en sable tassé servent de matrices à la série Les Seiches (1954-1956) dont certaines sont réunies sur La Porte de bronze (1956).
Un conseil, vite, vite à Montpellier. Richier n’est jamais apparue aussi grande que dans ce musée qui, autrefois, abritait l’École des beaux-arts qu’elle fréquenta. Son ancien professeur Louis Guigne sera directeur du musée Fabre. Où elle souhaita que Loretto, sa première œuvre achetée en 1937 par l’État, soit déposée en 1938. De subtils clins d’œil. Á Montpellier, elle est souveraine.
à gauche, Germaine Richier, La Vrille, 1957. Bronze. Fondeur Susse, Paris // à droite La Vrille, 1956. Bronze naturel nettoyé. Fondeur Thinot, Paris © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, musée Fabre, 11 juillet 2023.
Tout, sauf le hasard qu’elle soit là souligne Michel Hilaire, dans la continuité des hommages aux enfants du pays, après celle de Bazille, ajoutant présence de La Chauve-souris (1946) acquise en 1996, une salle entière dédiée à cette artiste dans le parcours permanent, lancement d’une opération de mécénat pour une nouvelle fonte de La Spirale (1957) devant être installée dans l’espace public de la ville. L’idée de cette Spirale naquit de La Vrille, petite, un coquillage érodé par la mer, débris sur lequel Richier crayonna ses triangulations, triangulations dessinées sur le plâtre de travail La Régodias (1938-1939), présentes sur ses gravures d’eau-forte ou de pointe sèche – aspect peu connu de son œuvre que l’on a plaisir à voir, l’estampe n’étant que trop souvent le parent très pauvre des expositions -.
Laboratoire de ses inspirations dans lequel elle accumule et pioche, son atelier de l’avenue de Châtillon, qu’elle occupe de 1933 à son décès, dévoile l’ambiance du "work in progress", présente les objets collectés, achetés, manufacturés, carapace de tortue, étoile de mer, peau de tatou, insectes naturalisés, serre d’aigle antée sur le coude droit du Griffu (1952). Dans des concordances, un trident camarguais se substitue au visage de L’Hydre (1954) et couronne le corps du matador acéphale de La Tauromachie (1953), un squelette et une photographie de chauve-souris inspirent La Chauve-souris (1946) comme un crâne d’oiseau sera modèle de L’Oiseau (1953). A une potence de sculpteur est fixé le visage de L’Aigle (1948). La juxtaposition de deux os du poulet en forme de Y, la furcula, donne naissance à L’Os (1956), petit personnage aux bras et jambes frêles.
Formation académique à Montpellier puis dans l’atelier d’Antoine Bourdelle où elle apprend à voir, à construire. À 31 ans, elle commence à enseigner la sculpture. À 34 ans elle reçoit le prix Blumenthal, attribué pour la première fois à une femme. En 1948, elle participe à la Biennale de l’art de Venise. À 47 ans, elle entre dans les collections du Musée national d’art moderne par l’acquisition de L’Orage. En 1952, elle présente 19 œuvres dans le Pavillon français lors de la Biennale ; à côté d’elle, La Crucifixion d’un peintre de … 24 ans, Bernard Buffet.
Sa condition de femme, elle ne la met pas en avant, elle est un sculpteur comme ses confrères hommes ; elle le revendique, dans un entretien en 1956 avec André Parinaud consacré déjà, et oui, en 1956, il y a plus de 75 années, aux artistes femmes - n’en déplaise à la woke attitude et à l’inclusif excluant. "Clouant le bec" à ce critique d’un pourquoi voulez-vous toujours faire une telle différence entre les hommes et les femmes ? Étonnant que cet entretien soit retranscrit dans le catalogue et qu’il ait échappé aux foudres d’un woke horrifié, criant au loup de l’homme blanc !
à gauche, Germaine Richier, La Fourmi, 1953. Bronze patiné foncé. Fondeur Thinot, Paris // au milieu, Le Diabolo, 1950. Bronze patiné foncé. Fondeur Alexis Rudier, Paris // suspendue, La Griffe, 1952. Bronze patiné foncé. Fondeur Susse, Paris © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, musée Fabre, 11 juillet 2023.
présentation sur des socles inspirés de ceux de Bruno Giacometti. De gauche à droite, Germaine Richier, L’Hydre, 1954. Bronze patiné foncé. Fondeur Susse, Paris // L’Ogre, 1949. Bronze patiné foncé. Fondeur Valsuani, Paris // Le Pentacle, 1954. Bronze patiné foncé. Fondeur Valsuani, Paris © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, musée Fabre, 11 juillet 2023.
Son exposition de 1956, elle est la première femme à être exposée au Musée national d’art moderne de son vivant, présente son travail de ses douze dernières années. Pour celle-ci, Bruno Giacometti - le dernier de la fratrie des quatre Giacometti, l’architecte du Pavillon suisse aux Giardini à Venise - conçoit des socles-perchoirs, sa Chauve-souris est placée dans une cage de verre, Le Griffu est suspendu comme il fut au Centre Pompidou, comme il l’est à Fabre. L’espace de présentation est important précise Maud Marron-Wojewodzi, dans son essai du catalogue, l’art de Richier interroge la place du spectateur face à l’œuvre, et la manière dont celle-ci intègre les déplacements et l’environnent de celui qui la regarde.
au premier plan, Germaine Richier, Juin 1940, 1940. Bronze. Fonte Pastori, Genève // Loretto, 1934. Bronze. Fonte Alexis Rudier, Paris. Achat par l’Etat, 1937. Dépôt au musée Fabre, 1938 © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, musée Fabre, 11 juillet 2023.
à gauche Germaine Richier, L’escrimeuse (sans masque), 1943. Bronze. Fonte Pastori, Genève // au premier plan L'Escrimeuse avec masque, 1945. Bronze patiné foncé. Fondeur Godard Paris © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, musée Fabre, 11 juillet 2023.
Nous accueillant Loretto (1934), présenté - eh oui les femmes étaient reconnues et non exclues sous la III ème République - à l’exposition Les femmes artistes d’Europe, au Jeu de Paume en 1937 et un autre nu juvénile Juin 1940 (1940), la bouche bée de l’effarement face à la barbarie nazie. Durant son exil suisse, surgiront L’Escrimeuse sans masque et L’Escrimeuse avec masque avant qu’elle ne revienne avec son époux, le sculpteur Otto Charles Bänninger en France. Elle se séparera de lui en 1951, se remariant en 1954 avec René de Solier dans l’église Notre-Dame-de Toute-Grâce du plateau d’Assy devant le Christ qu’elle avait imaginé pour ce lieu.
de gauche à droite au premier plan, Germaine Richier, Le Tombeau de "L’Orage", 1956. Pierre de Soignies. Taillée par Eugène Dodeigne // L’ombre de "L’Ouragane", 1956. Pierre de Soignies. Taillée par Eugène Dodeigne // de gauche à droite, au second plan L’Orage, 1947-1948. Bronze patiné foncé. Fondeur Alexis Rudier, Paris // L’Ouragane, 1948-1949. Bronze patiné foncé. Fondeur Susse, Paris © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, musée Fabre, 11 juillet 2023.
Germaine Richier, Le Tombeau de "L’Orage", 1956. Pierre de Soignies. Taillée par Eugène Dodeigne // L’ombre de "L’Ouragane", 1956. Pierre de Soignies. Taillée par Eugène Dodeigne // L’Orage, 1947-1948. Bronze patiné foncé. Fondeur Alexis Rudier, Paris // L’Ouragane, 1948-1949. Bronze patiné foncé. Fondeur Susse, Paris © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, musée Fabre, 11 juillet 2023.
Justifiant à lui seul le déplacement montpelliérain : L’Orage (1947-1948) et L’Ouragane (1948-1948), sont présentés, tel que l’artiste le souhaitait, placés derrière Le Tombeau de L’Orage et L’Ombre de L’Ouragane, taillés en pierre de Soignies, en 1956 par Eugène Dodeigne. Avant la survenance de ses sculptures à fils induisant une grande fragilité des corps par ces fils tendus dans l’espace dont le ludique Diabolo (1950), une continuation dans l’espace de ses triangulations.
L’exposition se clôt, à l’étage supérieur, par l’expérimentation des matériaux. Sa série des Seiches. Celle des quinze Guerriers modelés à partir de chutes de cire récupérées chez son fondeur. Celle des Plombs et de l’apparition de la couleur par l’incrustation de morceaux de verres colorés, certains montés sur ardoise. L’État lui commande pour son exposition de 1956 une sculpture : La Montagne. Elle collabore avec Maria Helena Viera da Silva La Ville (1952) et Zao Wou-Ki L’Échelle (1956), leurs demandant de peindre la plaque de plomb qu’elle a placée devant ses sculptures.
Germaine Richier, indiscutablement impériale à Montpellier.
Sortirait-on, enfin, du trio Auguste Rodin - Alberto Giacometti - Pablo Picasso, "blockbuster", dont la traduction revêt une connexion guerrière ? Ne présenter que des noms vendeurs et "bankables" ! La mission d’une institution muséale, d’un directeur, d’un conservateur n’est-il pas, avant tout, la découverte et non une nième resucée rentable ?
© DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, musée Fabre, 11 juillet 2023.
Participez à l'acquisition d'un tirage de La Spirale de Germaine Richier Donner à voir | Musée Fabre (museefabre.fr)
Le triomphe de Frédéric Bazille à Montpellier - (lecurieuxdesarts.fr)
Dynamique association des amis du musée Association des Amis du Musée Fabre de Montpellier | le site des AMF (amf-asso.com)
Couverture du catalogue. Photographie de Michel Sima, Germaine Richier dans son atelier derrière "L'Ouragane", Paris, ca 1954.
Germaine Richier
Centre Georges Pompidou – 1er mars au 12 juin 2023
Musée Fabre – 12 juillet au 5 novembre 2023
Commissariat parisien Ariane Coulondre, conservatrice au service des collection modernes du Musée national d’art moderne & Nathalie Ernoult, attachée de conservation. Scénographie Laurence Fontaine
Commissariat montpellierain Michel Hilaire, conservateur général du patrimoine, directeur du musée Fabre & Maud Marron-Wojewodzki, conservatrice du patrimoine, responsable des collections modernes et contemporaines. Scénographie Maud Martinot
Catalogue sous la direction d’Ariane Coulondre, commun aux deux expositions. Essais d’Ariane Coulondre, Maud Marron-Wojewodzki, Florence de Mèredieu, Ivanne Rialland, Michael Semff et Paul-Louis Rinuy. 304 pages. 330 illustrations. Prix 45 € (en service de presse).
Germaine Richier, Don Quichotte, 1950-1951. Bronze patiné foncé. Fondeur Alexis Rudier, Paris © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Centre Pompidou, 28 février 2023.
du premier au troisième plan, Germaine Richier, La Sauterelle, petite, 1944. Fonte Thinot, Paris // La sauterelle moyenne, 1945. Fonte Valsuani // La Sauterelle, grande, 1955-1956. Fonte Susse, Paris © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Centre Pompidou, 28 février 2023.
Germaine Richier, Loretto, 1934 © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Centre Pompidou, 28 février 2023.
Maud Marron-Wojewodzi, Michel Hilaire, Xavier Rey © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse, Centre Pompidou, 28 février 2023.