Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Publié par Gilles Kraemer

Gilles Kraemer (envoyé à Martigny)

 

Le 11 mai 2021 lors de la vente de la Bibliothèque littéraire Hubert Heilbronn chez Sotheby’s était proposé le catalogue de l’Exposition des œuvres de Édouard Manet, janvier 1884, celui de sa première rétrospective au lendemain de sa mort. Ouvrage non rare mais, ici, précieux par les annotations de Joris-Karl Huysmans. Une longue note avait retenu toute mon attention : " C’est assez bizarre, c’est de la peinture claire... et / charbonneuse, tout à la fois. Les derniers Manet / demeurent médiocres. En dépit de l’imitation, ses / premiers seuls existent et témoignent même d’un savoir / qu’il n’avait plus. Mes opinions demeurent / les mêmes. Aujourd’hui, il est bien distancé par / Caillebotte, dans la vie moderne.

Commentaire sans appel.

Gustave Caillebotte, Portrait de l’artiste, ca 1892. Huile sur toile. 40,5 x 32,5 cm.. Musée d’Orsay © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juin 2021, Fondation Pierre Gianadda.

Annotations à l'encre de Joris-Karl Huysmans sur le catalogue de l’Exposition des œuvres d’Édouard Manet. Paris, Imprimerie de A. Quantin, 1884 © photographie Le curieux des arts Gilles Kraemer, 8 mai 2021, Sotheby’s Paris. De Huysmans à Zola, de Stendhal à Robert de Montesquiou ou Proust, la bibliothèque littéraire d’Hubert Heilbronn - Sotheby’s Paris (avec adjudications) - (lecurieuxdesarts.fr)

127 ans après la mort de Gustave Caillebotte (1848 - 1894), la Fondation Pierre Gianadda lui consacre une exposition de 94 œuvres, dont Un champ à Villiers rarissime et très désirable pastel. Presque 20 % de son corpus souligne Daniel Marchesseau le commissaire de cette exposition, un corpus de 500 œuvres peint en 20 ans par celui qui passa, comme nombre de ses contemporains dans l’atelier de Léon Bonnat. Léon Bonnat dont l’on ne soulignera pas assez l’importance de l’atelier parisien de cet artiste de la IIIe République, membre de l’Institut, beaucoup plus ouvert à la modernité qu’on ne le laisse entendre et dont Bayonne, sa ville natale, célébrera en 2022 le centenaire de sa disparition [au musée Basque et de l’histoire de Bayonne].

Il fallait toute la diplomatie de Daniel Marchesseau pour obtenir de tels prêts, une exposition qui aurait dû s’ouvrir à l’été 2020, repoussée d’une année pour cause de la pandémie de la Covid-19. Des prêts furent annulés dont huit des Etats-Unis. Revoir l’exposition, sa présentation, la rebâtir avec pugnacité auprès de très nombreux collectionneurs privés et d’institutions européennes. Si la pandémie circule, il n’en est pas autant pour les œuvres d’art de plus en plus problématiques à obtenir. Autant de difficultés surmontées par ce commissaire, soulignées d’une plume sensible dans le catalogue par Léonard Gianadda, le président de cette Fondation.

Impressionniste et moderne, le voici donc Gustave, pas très souriant tel qu’il apparaît sur des photographies ou son Portrait (ca 1892), pas grand de taille, trapu, bourru, mâchoire prognathe, l’air triste. Reflets de leur temps, des mutations sociales, politiques, économiques, picturales, les œuvres de Gustave en sont la respiration. Un œil impitoyable de l’enfermement bourgeois. Un peintre proche des ouvriers – Les peintres en bâtiment rafraîchissant la devanture d’un marchand de vins -, des travailleurs, des jardiniers. Un explorateur du monde industriel – Fabriques à Argenteuil -, du changement de la ville commencée sous l’Empereur puis dans les mutations d’une IIIème République naissante.

Gustave Caillebotte, Les raboteurs de parquet, 1875. Huile sur toile. 102cm x 146.5cm.. Paris, musée d'Orsay, don des héritiers de Gustave Caillebotte par l'intermédiaire d'Auguste Renoir, son exécuteur testamentaire, 1894. Photographie © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski.

© photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juin 2021, Fondation Pierre Gianadda.

Gustave Caillebotte, Le Pont de l'Europe, 1876. Huile sur toile. 25cm x 180cm.. Association des Amis du Petit Palais, Genève © Rheinisches Bildarchiv Köln, Michel Albers.

© photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juin 2021, Fondation Pierre Gianadda.

Gustave Caillebotte, Homme et femme sous un parapluie. Étude préparatoire pour Rue de Paris. Temps de pluie, 1877. Huile sur toile. 40 x 32,5 cm.. Collection particulière © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juin 2021, Fondation Pierre Gianadda.

Deux tableaux, face à face dans l’atrium de la Fondation, prêts exceptionnels du musée d’Orsay et des Amis du Petit Palais – Genève en sont les criants exemples : Les raboteurs de parquet accompagnés de sa fabuleuse esquisse venue d’une collection privée, de quoi jouer au jeu des 7 différences et Le pont de l’Europe avec trois œuvres préparatoires de collections privées et du musée des Beaux-Arts de Rennes. Si Rue de Paris, temps de pluie n’a pu quitter The Art Institute de Chicago, l’étude préparatoire de l’Homme et femme sous un parapluie est présente. Une pépite.

Gustave Caillebotte, Autoportrait au chevalet et aux pinceaux, 1879. Huile sur toile. 90cm x 115 cm.. Collection particulière © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juin 2021, Fondation Pierre Gianadda.

Qui était cet homme pressé dans l’accomplissement de son destin comme le qualifie Daniel Marchesseau ? Un philatéliste, un ardent vainqueur de régates – dessinant ses voiliers, il les dotera de voiles de soie, procédé luxueux pour donner plus de légèreté à ses bateaux mais notre homme en avait les moyens, son père Martial lui ayant laissé une fort confortable fortune -, l’acheteur de ses amis impressionnistes qu’il soutient ainsi financièrement, payant leurs loyers et même l’atelier-bateau de Claude Monet avec lequel il échangera des graines et des plantes – lettre du Petit Gennevilliers, sans date Mon cher ami. .. je vous envoie un Boltonia glastifolia. très belle plante. fleurit septembre. hauteur 2 m à 2,50. Effet extraordinaire en masse -.

Il est donc plus que le grand donateur qui offrit sa collection de peintures impressionniste à l’État qui n’acceptera que 38 tableaux sur les 67 prévus. Dans Autoportrait au chevalet et aux pinceaux, il se peint devant Le bal au Moulin de la galette de Renoir qu’il vient d’acquérir et qui fera partie du legs. Gustave Caillebotte se regarde dans le miroir dans un jeu très subtil de perspectives truquées. Il se peint dans son salon du boulevard Haussmann, à côté de son ami Richard Gallo qu’il représentera plusieurs fois, et non dans l’atelier. Sa tête est disproportionnée, il ne s’embellit pas. Il est lui-même. La vérité, rien que la vérité chez Gustave.

Mais, il est aussi peintre et acteur majeur de son époque. Beaucoup reste à découvrir dans sa vie personnelle comme dans son œuvre souligne Daniel Marchesseau. Loin du Gustave que l'historien John Rewald, lorsqu'il publia en 1946 L'histoire de l'impressionnisme, qualifiait d’ingénieur pratiquant le bateau, mécénant ses amis impressionnistes et peignant en amateur. L’exposition du centenaire au Grand Palais en 1994, prolongée à Chicago et à Los Angeles, allait contribuer à sa re-connaissance par le grand public.

Gustave Caillebotte, La Leçon de piano, ca 1889. Huile sur toile. 81cm x 65cm.. Legs Michel Monet à l’Académie des beaux-arts. Musée Marmottan Monet, Paris © Christian Baraja.

Le parcours chrono-thématique débute par Militaires dans un bois, Yerres, ca 1870, dans la propriété acquise par son père, dans le temps de la chute de l’Empire ; soyez attentif à cette toile exécutée pendant la guerre franco-prussienne par ce jeune peintre, un soldat s'y soulage. Ce sera ensuite, avec son père, un voyage en Italie en 1872, Une route à Naples, la découverte de la lumière du sud, le seul pays qu’il visitera, où il retrouve Giuseppe de Nittis. Peintre sous son parasol, tableau subtil dans ce jeu de lumière, dans ce dialogue avec l’ombre. La leçon de piano, la répétitrice et son élève, thème bourgeois en diable de l’éducation donnée aux femmes, un bouquet de pivoines posé sur le piano droit, un morceau de tableau que l’on devine impressionniste par le miroitement de l’eau ; toile importante, portant les liens qui unissaient Gustave à son grand ami Claude Monet qui le conserva toute sa vie.

Gustave Caillebotte, Intérieur, femme à la fenêtre, 1880. Huile sur toile. 116 x 89 cm.. Collection privée © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juin 2021, Fondation Pierre Gianadda.

Gustave Caillebotte, Dans un café, 1880. Huile sur toile. 155 x 115 cm.. Dépôt du musée du Louvre auprès du musée des Beaux-Arts de Rouen © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juin 2021, Fondation Pierre Gianadda.

© photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juin 2021, Fondation Pierre Gianadda.

Côte à côte, deux merveilleux tableaux. Intérieur, femme à la fenêtre, exceptionnel, peint au 31 boulevard Haussmann, baigné de mélancolie avec cette femme, de dos, regardant à la fenêtre. Son mari lit. Le rien, l’absence, le non-dialogue, l’enfermement, aucune conversation. Comme dans le monde de Guy de Maupassant. Mais, à y regarder de plus près, une évasion s’offre à elle ; elle regarde un homme à la fenêtre dans l'immeuble en face, représenté en deux coups de pinceau. Gustave nous ouvre le chapitre suivant qui permettra à cette femme de fuir son monde oppressant, aussi pesant que les lourds rideaux encadrant la fenêtre. Dans un café. Une thématique moderne, un homme debout, les mains dans les poches, le chapeau en arrière, le menton relevé empli de morgue, assurant sa présence physique auprès de tous. C’est moi le plus fort semble-t-il nous crier. Un « apache » avant l’heure ! Qui attend-il ? Le jeu du miroir ne nous livrera pas le visage de la personne qui devrait arriver.

Gustave Caillebotte, Intérieur, femme lisant, 1880. Huile sur toile. 65 x 81 cm.. Collection particulière © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juin 2021, Fondation Pierre Gianadda.

Gustave serait-il le peintre de la représentation de la non communication, de la solitude, d’une peinture loquace en silences ? Celle du Père Magloire sur le chemin de Saint-Clair à Étretat, cheminant seul. Dans la ville nouvelle vue en contre-plongée, la scène du Balcon, boulevard Haussmann, avec ces deux hommes ne dialoguant pas. Dans cet Intérieur, femme lisant [et Richard Gallo, lisant, étendu sur un canapé], la femme au visage opalescent, dans un fauteuil, avec un journal à côté d’un homme allongé plongé dans un livre. Comme un retournement des genres puisque le journal est la lecture de la réalité, de la vie et le livre celui propice à la rêverie donc le monde de la femme. Première lecture, seconde lecture, tout en rebonds pour saisir ce que Gustave veut nous faire deviner par de minuscules indices.

Gustave Caillebotte, Régates à Argenteuil, 1893. Huile sur toile. 157 x 117 cm.. Collection particulière © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juin 2021, Fondation Pierre Gianadda.

Gustave Caillebotte, La plaine de Gennevilliers, champs jaunes, 1884. Huile sur toile. 54 x 64,7 cm.. Prêt permanent de la Fondation Marisol et Gérard Corboud, Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud, Cologne © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juin 2021, Fondation Pierre Gianadda.

Gustave Caillebotte, Capucines. Projet de décoration pour la salle à manger de l’artiste au Petit Gennevilliers, ca 1892. Huile sur toile. 65 x 54 cm.. Collection privée © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juin 2021, Fondation Pierre Gianadda.

Homme de la ville dès sa jeunesse, c’est à la campagne, dans la nature, auprès de l’eau et dans ses jardins qu’il s’épanouit, se livre pleinement. Le monde du sport en plein air dès son adolescence, adepte de la périssoire [long canot monoplace] sur l’Yerres puis celui des Régates à Argenteuil ou en pleine mer à Villiers, peintures dans lesquelles il travaille les reflets de l’eau, les ombres portées, le diaphane des cieux. Le peintre du potager familial de Yerres et du parc aux allées de gravier blanc soigneusement entretenues. Le propriétaire d’une maison en meulières au Petit Gennevilliers aux Arbres en fleurs, au jardin envahi de Soleils, de Dalhias, de Chrysanthèmes, de Capucines et de Roses. Une nature qu’il souhaite faire entrer dans un projet de décoration des murs de la salle à manger avec des Marguerites. Époque des expositions universelles, des plantes rares, de la passion des orchidées et cattleyas pour lesquels il fera édifier une serre doublée d’une serre froide.

Caillebotte ? Une modernité radicale dans une inspiration qui n’appartient qu’à lui.

 

Gustave Caillebotte impressionniste et moderne

18 juin – 21 novembre 2021

Fondation Pierre Gianadda, Martigny, Suisse

Commissariat de Daniel Marchesseau

Catalogue. 328 pages. Nombreuses contributions dont celles de Claude Ghez : Le Pont de l’Europe et Rue de Paris, temps de pluie : entre ironie et dystopie ; Stéphane Guégan ; Sylvie Patin ; Paul Perrin ; James H. Rubin… Prix 32 €.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article