Viande saignante ou à point ? Don Giovanni selon Guy Cassiers - Opéra de Lille
Gilles Kraemer
Jeudi 05 octobre 2023. Première
Déplacement et séjour personnel
Votre viande, bleue, saignante ou à point ?
Don Giovanni Timothy Murray, Opéra de Lille © Simon Gosselin, 2023.
Il Dissoluto punito et Sigmund Freud ! #balancetonporc et Don Giovanni ! #metoo Wolfgang Amadeus Mozart et Lorenzo da Ponte ! Nouvelle production d’un Dissoluto punito selon la réflexion de l’anversois Guy Cassiers, pour la 3ème fois associé avec Emmanuelle Haïm après ses Xerse et The Indian Queen lillois.
Vingt ans après le Don Giovanni, premier opéra de la saison de réouverture 2003/2004, le gentilhomme espagnol retrouve le Grand Théâtre édifié par Louis-Marie Cordonnier et inauguré le 7 octobre 1923, il y a un siècle par les français, la Grande Guerre et l’occupation lilloise par les troupes de Guillaume II empêchant l’inauguration de ce bâtiment. Double anniversaire donc.
Guy Cassiers, Don Giovanni, Emmanuelle Haïm, Opéra de Lille © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, jeudi 5 octobre 2023.
Don Giovanni, c’est un écran sur lequel chaque époque se projette souligne le metteur en scène dans sa note d’intention, enfermant l’Espagnol dans la case d’un certain type de masculinité. Convoquant largement les qualificatifs de séducteur, de menteur, de manipulateur, naturellement son statut social d’artistocrate et l’impunité allant de soi par son statut de noble. Le gentilhomme peut être montré à toutes les sauces dans ce dictionnaire-leporello du dissolu aux multiples entrées ! Avec un soupçon "gore" par l’abondance de sang maculant, à la fin de la représentation, visages, mains et vêtements des chanteurs et les deux tas de viande sous plastique.
Leporello Vladyslav Buialskyi, Don Giovanni Timothy Murray, Le Commandeur James Platt, Don Giovanni, Opéra de Lille © Simon Gosselin, 2023.
Lubie des metteurs en scène, celle de vouloir à tout prix la caution justificative d’un sachant : ici les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction selon Sigmund Freud dans son Malaise dans la civilisation (1930) comme écrit sur le rideau. L’ouverture est menée avec puissance et soyeux par Emmanuelle Haïm à la tête du Concert d’Astrée; la suite, mais c’était la première, m’a paru sans emphase dans la direction, avec un manque de modulation et de vigueur, avec à un moment une non osmose entre fosse et plateau.
© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, jeudi 5 octobre 2023.
Heureusement, nous avons échappé au tic insupportable de la vidéo lors de l’ouverture, comme pour Lohengrin à Bastille selon Kirill Serebrennikov (pauvre Wagner) ou Cenerentola selon Damiano Michieletto au théâtre des Champs Elysées, cet automne parisien. Quand les metteurs en scène cesseront-ils de confondre opéra et salle de projection ? L’ouverture est un temps de passage, de décompression pour oublier les rumeurs de la cité, entrer dans la magie de la soirée, se plonger dans la pénombre de la salle. Pourquoi cette immixtion d’un film empêchant d’écouter la musique, que la musique ? Infantilisation du public intox aux images, qu'il ne puisse plus se passer de l’écran de son téléphone portable et de la petite bouteille d’eau pendant la représentation ?
© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, jeudi 5 octobre 2023.
De Sigmund au vertige des chairs de Lucian Freud, son petit-fils, le peintre du corps, des cicatrices de la vie jusqu'à parfois une non-complaisance morbidité, il n’y a qu’un pas franchi par les scénographes Tim Van Steebergen & Clémence Bezat (elle signe la scénographie de La Flûte au TCE cet automne 2023) sous les lumières absolues de beauté, de noir ou de rouge, de Fabiano Piccioli et les vidéos magiques du duo Frederik Jassogne / Bram Delafonteyne. L’apparition fantomatique, d’une très grande force, du Commandeur dans un bloc de glace dans la scène du cimetière alors que James Platt chante côté cour, l’ascension de sa statue alors que le débauché est englouti seront deux instants prégnants des vidéos. N’oublions pas les costumes de Tim Van Steenbergen et d’Annamaria Rizza, mixte entre modernité et 18ème pour Don Giovanni et Leporello.
Dans un entremêlement beauté/noirceur, quelle puissance visuelle pendant deux heures trente, nul instant de répit dans une attention toujours soutenue de ce drame joyeux.
Masetto Sergio Villegas Galvain & Zerlina Marie Lys, Don Giovanni, Opéra de Lille © Simon Gosselin, 2023.
Écorcher n’est-ce pas rendre visible l’invisible, signifier l’inhumain caché de l’homme, ce dedans au cœur de la chair ? Ce rouge, ce sang de la vie et de la mort. Eros/Thanatos.
Trois plans, trois mondes pour cette action de 24 heures. Le sol transparent du plateau laisse deviner les ruines, l’Enfer du scélérat. Le monde d’en bas, un monde charnel, de bestialité et de laideur selon le metteur en scène, celui des banquets carnassiers, façon Grande bouffe, offerts par le dissolu en son palais. Un abattoir avec des carcasses de porc qui se balancent, l’allusion #balancetonporc est facile… J’eusse préféré Le Bœuf écorché de Rembrandt (1655), celui de Chaïm Soutine où l’on pénètre dans les entrailles de l’animal suspendu (1925) ou la peinture criante de présence de Francis Bacon selon Michel Leiris avec Carcass of Meat and Bird of Prey (1980). Le monde d’en haut, un monde d’idéalisations et d’illusions, fréquenté uniquement par la noblesse mais aussi Leporello.
Un bémol pour l’air de furie de Donna Anna/Emöke Baráth manquant de dramaturgie, Donna Elvira/Chiara Skerath en retrait dans sa douleur, les fiancés Anna / Ottavio/Éric Ferring, à l’émission parfois nasale, empreints de retenue. Un manque de direction des chanteurs. Ce sont dans les trios Anna/Elvira/Ottavio qu’ils atteignent une vérité, un mordant, une crédibilité et qu’ils laissent paraître enfin leurs sentiments, leurs douleurs et leurs désirs de vengeances.
Quant au catalogue-leporello, décrivant 2065 femmes séduites par le dissolu, devenu un livre électronique que parcourt Elvira, le portable sur lequel Don Giovanni montre des photographies de son palais, Zerlina/Marie Lys chevauchant Masetto/Sergio Villegas Galvain en une copulation musicale après avoir fait la paix avec son amant, un couteau à la main, pourquoi pas ? Le livret de Lorenzo da Ponte n’a pas été trituré selon le diktat du metteur en scène comme trop fréquemment aujourd’hui. C’est déjà bien.
Les voix ? Jeunes et internationales, de nombreuses prises de rôle et une très louable prise de risque dans leurs présences pour cet opéra des opéras selon Wagner. James Platt, dans les habits du Commandeur, rayonnant d’autorité, servi par un physique impressionnant et une voix puissante. La jeunesse de Marie Lys (1998) confère à sa Zerlina, une fraîcheur de timbre tout en finesse ; elle sait être séductrice, jouer avec le feu en s’approchant de Don Giovanni, dominatrice à l’égard de son Masetto/Sergio Villegas Galvain. Face au timbre séduisant de Leporello/Vladyslav Buialskyi, Timothy Murray dans les habits de Don Giovanni laisse éclater progressivement toute sa puissance jusqu’à son terrifiant combat avec l’homme de pierre.
Votre viande, avec ou sans frite ? Y retournerai-je ? Pourquoi pas, un Dissolu ne laissant pas indifférent.
Applaudissements nourris pour le plateau, la fosse et le metteur en scène avec quelques éphémères huées à l’encontre de ce dernier, vite éteintes. Le Lille de Caroline Sonrier est plus calme que la Bastille d’Alexander Neff et sa mise en scène sylvestre de Clauss Guth copieusement huée à la première parisienne du Dissolu puni.
Orchestre, place achetée
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni ou Il dissoluto punito ossia Il Don Giovanni, Dramma giocoso en deux actes de Livret de Lorenzo da Ponte. Création le 29 octobre 1787, Prague
Nouvelle production Opéra de Lille
Jeudi 5 octobre, samedi 7, mardi 10 octobre, jeudi 12 octobre, dimanche 15 octobre, représentation supplémentaire lundi 19 octobre 2023 - De 75 € à 5 €.
Direction musicale Emmanuelle Haïm
Chef de chœur Louis Gal Chœur de l’Opéra de Lille
Le Concert d’Astrée, ensemble en résidence à l’Opéra de Lille
Mise en scène Guy Cassiers
Scénographie Tim Van Steenbergen, Clémence Bezat
Costumes Tim Van Steenbergen, Annamaria Rizza
Lumières Fabiana Piccioli
Vidéo Frederik Jassogne, Bram Delafonteyne
Don Giovanni Timothy Murray, baryton
Donna Elvira Chiara Skerath, soprano
Leporello Vladyslav Buialskyi, baryton basse
Le Commandeur James Platt, basse
Donna Anna Emőke Baráth, soprano
Don Ottavio Eric Ferring, ténor
Masetto Sergio Villegas Galvain, basse
Zerlina Marie Lys, soprano