De noir et de blanc, Edgar Degas – Bibliothèque nationale de France - Musée d'Orsay
Gilles Kraemer
"L’énigme d’une relation". C’est sous cette interrogation qu’Isolde Pludermacher s’interrogeait, dans le catalogue de l’exposition Manet / Degas au musée d’Orsay, sur les liens entre ces deux peintres de la modernité. L’histoire, non dénuée de probabilité, situe leur rencontre au Louvre, au début des années 1860. Ashley E. Dunn, dans "Rencontre autour de l’eau-forte", précisait qu'elle aurait eu lieu devant le Portrait de l’infante Marguerite Thérèse (1654) de Diego Velásquez que Degas gravait directement à l’eau-forte alors que Manet le dessinait.
In situ. Edgar Degas, Répétition de ballet sur la scène. Dessin, 1874. Huile sur toile. Paris, musée d’Orsay © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Bibliothèque nationale de France – site Richelieu, exposition Degas en noir et en blanc, printemps 2023.
Valérie Sueur-Hermel dans son essai "Degas. Maître de l’estampe impressionniste" revient largement sur cette rencontre dans le remarquable catalogue, accompagnant l’exposition de la BnF : Edgar Degas en noir et blanc. Angle d’approche inédit, celui du "noir et du blanc", souhaité par Henri Loyrette, l’un des quatre co-commissaires, autour d’estampes, de photographies et de dessins, un bronze, une huile en grisaille qui figurera à la première exposition des impressionnistes de 1874, : Répétition de ballet sur la scène. Edgar Degas (1834-1917) dénommait, dans un paradoxe ambigu, "dessin", ce camaïeu de teintes sourdes, bistres et grisées. (1)
Edgar Degas, Fumées d’usines, ca 1877-1879. Monotype à l’encre noire. New York, The Metropolitan Museum of Art © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Bibliothèque nationale de France – site Richelieu, exposition Degas en noir et en blanc, printemps 2023.
Des "glissements constants d’une technique à l’autre, à leur intrication, à leur superposition fréquente" souligne Henri Loyrette, ainsi s’ordonne son œuvre en noir et en blanc, entièrement construit sur le principe de "progresser en territoire inconnu, toujours reprendre, discuter avec le support, se livrer aux surprises d’un résultat jamais préfiguré".
Edgar Degas, Mary Cassatt au Loubre. Les peintures, 1885. Pastel sur eau-forte, aquatinte, pointe sèche et crayon sur papier vélin chamois. Art Institute of Chicago © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, musée d’Orsay, exposition Manet / Degas, printemps 2023.
Tout n’est qu’explorations techniques, la recherche avant l’aboutissement, l’incessant "work in progress". La poursuite de tous les possibles, empreinte de curiosité par de multiples moyens. "Un désir dévorant d’expérimentation en photographe, souligne Flora Triebel, comme il le fait en sculpture, en peinture, en gravure". Les états, jusqu’à 20 pour le cuivre de Mary Cassatt au Louvre. Les peintures. La passion des encrages et des essuyages pour le tirage des estampes. D’autant plus facile, précise Valérie Sueur-Hermel qu’il dispose de sa propre presse qui autorise, en toute liberté, les expérimentations les plus audacieuses. La plaque de daguerréotype recyclée pour les effets de gris de Derrière le rideau de fer et Les deux danseuses. Effet de gris. La lithographie de report d’un monotype. La magie du développement, le retirage et le cadrage des photographies. Voilà ce qui importe à Edgar Degas pour ses gravures et lithographies – un œuvre de soixante-six planches -, ses monotypes et ses photographies.
De son vivant, son œuvre imprimé demeurait confidentiel même si Jacques Doucet acquiert à prix élevé des estampes du maître comme l’explicite Nathalie Muller dans le catalogue. Durand-Ruel présentera ses monotypes de paysages en 1892, Guillaume Tasset, son marchand de couleurs et tireur, ses photographies en 1895. La vente publique de son atelier, les 22 et 23 novembre 1918, à la galerie Manzi-Joyant, révèle l’ampleur de son œuvre gravé et lithographié. La photographie restera dans l’ombre, aucune ne figure dans les six ventes de son atelier, entre mai 1918 et juillet 1919.
Si une première estampe apparaît dans les collections de la Nationale en décembre 1898, les reproductions de photographies de Degas rejoignent la rue de Richelieu qu’en 1942. Dernière acquisition, en 2020, celle des cinq albums de photographies de Daniel Halévy, 1400 photographies dont treize de Degas.
Figure ténébreuse, empreinte de mélancolie et de gravité, trois portraits de Degas en introduction de cette exposition adoptant un parcours chrono-thématique pour se clore par trois estampes de 1971 de Pablo Picasso, collectionneur de monotypes de Degas, représentant son prédécesseur.
In situ. Edgar Degas, Autoportraits. Dessin ca 1865 // gravures 1857 // photographie 1895 © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Bibliothèque nationale de France – site Richelieu, exposition Degas en noir et en blanc, printemps 2023.
Edgar Degas, Autoportrait avec sa gouvernante, Zoé Closier (23, rue Ballu), 1875. BnF, Estampes et photographie. Don Arlette Devade, petite-fille de René de Gas © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Bibliothèque nationale de France – site Richelieu, exposition Degas en noir et en blanc, printemps 2023.
Edgar Degas, Autoportrait, 1857. Eau-forte. 3ème état sur 4. Paris, bibliothèque de l’INHA © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Bibliothèque nationale de France – site Richelieu, exposition Degas en noir et en blanc, printemps 2023.
Remarquable, la réunion des quatre états d’Autoportrait (1857), l’artiste debout, nous regardant, eaux-fortes dévoilant les accidents de morsure dont il a habilement tiré parti en accentuant l’effet de contre-jour. Le crayon noir de son Autoportrait (ca 1865), dans lequel se voit la perturbation de son œil droit, symptôme de son intolérance à la lumière forte. Son Autoportrait devant sa bibliothèque (1895), photographie, toujours son air étonné et distant. Se mettre en retrait, laisser dans l’ombre l’intime. A comparer avec celle de son Autoportrait avec sa gouvernante, Zoé Closier, elle nous fixant, lui regardant ailleurs, l’acceptation de dévoiler l’intrusion d’un autre regard dans l’intimité de son appartement de la rue Ballu.
Apprentissage de l’estampe auprès de Grégoire Soutzo, artiste amateur et collectionneur, dès 1856. Fréquentation du graveur de reproduction Joseph Tourny et copiste. Les bases de " la cuisine " du cuivre et de ses différentes techniques.
In situ. Sur la cimaise, Edgar Degas, Édouard Manet, ca 1868. Trois eaux-fortes //// Sur le présentoir Edgar Degas, Édouard Manet en buste, ca 1868. Eau-forte. 4ème état sur 4 puis Portrait de l'Infante Marguerite par Degas puis Manet © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Bibliothèque nationale de France – site Richelieu, exposition Degas en noir et en blanc, printemps 2023.
Edgar Degas, L’Infante Marguerite, 1861-1862. Eau-forte et pointe sèche sur papier vélin, 2ème état sur 2. New York, MET // Édouard Manet, L’Infante Marguerite, eau-forte, 1862. État unique. Stockholm, Nationalmuseum // Édouard Manet, L’Infante Marguerite Thérèse d’après Diego Velásquez, 1862. Cuivre gravé à l’eau forte. 23,2 x 19,2 cm.. Paris, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucetr © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, musée d’Orsay, exposition Manet / Degas, printemps 2023
Edgar Degas, Portraits de Édouard Manet. En haut ; Manet assis, tourné vers la droite, ca 1868. 1er état sur 4. New York, MET // Manet en buste, ca 1868. Pointe sèche et aquatinte. 3ème état sur 4. New York, MET // Manet assis, tenant son chapeau, ca 1868. Mine graphite et fusain. New York, MET // Manet assis, tourné vers la gauche, ca 1868. Eau-forte, 1er état sur 4. New York, Met //// En bas ; Manet, ca 1868. Paris, musée Marmottan Monet // Manet debout, ca 1868. Mine graphite, lavis d’encre de Chine au pinceau. Paris, musée d’Orsay // Manet assis, profil droit, ca 1868. Craie noire sur papier rose décoloré. New York, MET // Manet, ca 1868. Mine graphite, rehauts de blanc et estompe sur papier vélin rose. Paris, musée d’Orsay © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, musée d’Orsay, exposition Manet / Degas, printemps 2023.
La confrontation des eaux-fortes d'après le Portrait de l’infante Marguerite Thérèse de Diego Velásquez (1654), celle de Manet incisée dans le bon sens (ca 1862-1865), celle de Degas (ca 1865-1866), est magistrale comme l’est celle des différents portraits que Degas dessina et grava de Manet. Étrange que l’inverse ne se soit pas produit, que Degas ne se soit pas prêté à la pause face à son aîné de deux années. Fuyait-il autant la morsure, la griffure de son image par la main d’un autre ?
Pour Le Jour et la Nuit, revue mensuelle d’estampes qu’il imagine, le numéro 1 ne verra jamais le jour en 1880, il avait sollicité ses confrères. Raffaëlli pour Le Chiffonnier éreinté, Camille Pissarro pour Paysage sous bois, à l’hermitage (Pontoise), Mary Cassatt pour Au théâtre. Femme à l’éventail. Lui-même avait gravé Mary Cassatt au Louvre. Les peintures.
Le monotype est son domaine d’expérimentation favori, sans doute 400 numéros, cette technique de "dessin fait à l’encre grasse [sur une plaque de métal ou une vitre] et imprimé" à un seul exemplaire avec la possibilité d’un second très pâle puisque l’encre avait été "amoureuse" du papier au premier tirage. Le second était souvent rehaussé au pastel. Instantanéité du procédé correspondant à la spontanéité du geste du dessin où le noir devient puissant. (2)
Edgar Degas, Stéphane Mallarmé & Auguste Renoir - reflets de Degas, Marie et Geneviève Mallarmé (40, rue de Villejust), 16 décembre 1895. Agrandissement réalisé par Delphine Tasset. Annotation manuscrite de Paul Valéry. Legs de Paul Valéry, Paris, bibliothèque littéraire Jacques Doucet © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Bibliothèque nationale de France – site Richelieu, exposition Degas en noir et en blanc, printemps 2023.
1895. Une seule année, quelques mois, celle de la passion photographique, un œuvre confidentiel et marginal débuté à l’été lors de sa cure au Mont-Dore avec des essais à la lumière de la lune dont aucune épreuve de nous est parvenue. C’est entre octobre et décembre qu’il photographie son cercle amical lors de soirées chez les Halévy, Julie Manet, Paule et Jeannie Gobillard, Ernest Chausson, Henry Lerolle, Henri Rouart. Composition, atmosphère crépusculaire, réalisation des portraits à la lumière électrique, éclairage en clair-obscur, des " soirées devoir " à obéir à la volonté de Degas. S’il sait tirer ses négatifs, il en confie l’agrandissement à Delphine Tasset ; le cadrage qu’il souhaite, en portrait resserré et en plan large modifie l’appréhension de visage de Daniel Halévy.
Degas, révélé à la lumière, en noir et en blanc. Magistrale cette exposition et reconnaissance de l'importance de l'estampe et de la photographie.
Edgar Degas, Feuillets du carnet n°1. Entre 1859 et 1864. Don de René de Gas, 1920. BnF, Estampes et Photographie © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Bibliothèque nationale de France – site Richelieu, exposition Degas en noir et en blanc, printemps 2023.
Edgar Degas, Promeneurs sur une route menant à Exmens en Normandie, septembre-octobre 1861. Plume, lavis et rehauts de gouache blanche // Cavaliers au bord d’un lac. Plume, lavis et rehauts de gouache blanche //// Paysage au haras du Pin en Normandie, septembre-octobre 1861. Plume et lavis. Feuillets du carnet n°1. Don de René de Gas, 1920. BnF, Estampes et Photographie © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Bibliothèque nationale de France – site Richelieu, exposition Degas en noir et en blanc, printemps 2023.
(1) Sous un titre presque identique Degas en blanc et noir. Le jour et la nuit, Avignon, musée Angladon - Collection Jacques Doucet, automne 2004. Boutique | Musée Angladon à Avignon
(2) Deux nouveaux monotypes d’Edgar Degas dans les collections de la BnF | Le blog de Gallica
Degas en noir et en blanc
31 mai – 03 septembre 2023 - Bibliothèque nationale de France – site Richelieu
Commissariat : Henri Loyrette, Sylvie Aubenas, Valérie Sueur-Hermel, conservatrice responsable des estampes du XIXe siècle et Flora Tribel, conservatrice responsable de la photographie du XIXe siècle, toutes deux au département des Estampes et de la Photographie, BnF
Une exposition qui fait déjà date, prolongée par un pertinent catalogue aux essais d’une grande richesse, l’in fine obligatoire dans la bibliothèque d’un amateur de la belle feuille. Degas en noir et en blanc. Dessins. Estampes. Photographies. Glossaire fort utile et très détaillé des différentes techniques de l’estampe. Belle mise en page. Plaisir de la lecture. 216 pages. Prix 42 € (en service de presse)
https://www.bnf.fr/fr/agenda/degas-en-noir-et-blanc
https://www.bnf.fr/fr/richelieu-2022
Edgar Degas, La Chanteuse du café-concert [Au café des Ambassadeurs], 1885. Pastel sur gravure à l’eau-forte. Paris, musée d’Orsay, legs comte Isaac de Camondo, 1911 © DR Le Curieux des arts Gilles Kraemer, musée d’Orsay, exposition Manet / Degas, printemps 2023.
Manet / Degas
28 mars – 23 juillet 2023 – Musée d’Orsay
24 septembre 2023 – 7 janvier 2024 – MET, New York
Commissariat général : Laurence des Cars, présidente-directrice du musée du Louvre. Commissariat scientifique : Isolde Pludermacher, conservatrice générale peinture au musée d’Orsay. Stéphane Guégan, conseiller scientifique auprès du Président des musées d’Orsay et de l’Orangerie. Avec la collaboration de Caroline Gaillard, documentaliste au musée d’Orsay pour l’exposition. Exposition organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie et le Metropolitan Museum of Art, New York.
Catalogue. Textes de Victor Claass, Ashley E. Dunn conservateur associé au département des dessins et des peintures du Metropolitan Museum of Art, Stéphane Guégan, Denise Murrell, Isolde Pludermacher, Samuel Rodary et Stephan Wolohojian. 272 pages. Chronologie croisée fort utile. Prix 45 € (acheté).
https://www.musee-orsay.fr/fr/agenda/expositions/manet-degas