Djamel Tatah, le scénographe du silence - Musée Fabre, Montpellier
Gilles Kraemer (envoyé spécial)
Je ne suis pas bavard en mots / Mes images sont comme des mots.
Ma pratique de la peinture est d’essayer / de faire de l’art et non de parler de l’art.
Djamel Tatah, 2012 (1)
Djamel Tatah, Sans titre, 2019, lés gravés et peints recto verso sur toile varia ignifugée M1. Ensemble de 6 lés, de 740 x 150 cm. chacun. Collection de l’artiste. Michael Woolworth Publications, Paris.© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2022, Montpellier, musée Fabre.
Des Origines de la peinture aux Présences, d’En suspens au Théâtre du silence jusqu’au Répétitions pour se clore par les six gigantesques lés de plus de 7 mètres, des tissus peints puis xylographiés - incroyable travail sorti des presses de Michael Wollworth, son imprimeur parisien -, ainsi s’ordonne l’exposition dans un regard rétrospectif que le musée Fabre consacre à l'artiste Djamel Tatah (1959, Saint-Chamond) installé à Montpellier depuis 2019. Des toiles, de sa sortie en 1986 de l’école des beaux-arts de Saint-Étienne, avec Autoportrait à la Mansoura jusqu’à 2022. Parcours dans un dialogue chrono - thématique, laissant ses personnages se mouvoir sans contrainte, en une scénographie ouverte comme le souligne Michel Hilaire, pour cet artiste explorant les grandes problématiques, se nourrissant du monde et des époques, le titre de l’exposition : Le théâtre du silence étant l’écho d’une compagnie de ballet (1972-1985).
© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2022, Montpellier, musée Fabre.
Djamel Tatah, Sans titre, 2005 (détail). Huile et cire sur toile. Ensemble de 12 tableaux de 220 x 160 cm. chacun. Collection de l’artiste © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2022, Montpellier, musée Fabre.
Dans le hall, se reflète sur le sol luisant, noir et blanc de Daniel Buren, le surgissement de la duplication de douze hommes en une attitude similaire, tête baissée, mains dans les poches. La fabrique de l’artiste avec mes figures travaillées à l’échelle 1, pour impliquer le spectateur dans un rapport au corps, 1 à 1. Pour l’inviter dans la scène, comme dans un miroir précise Djamel, dans mon travail d’après des photographies, de cette accumulation d’images dont je bâtis mes mises en scène. Principe nullement répété avec cette frise par les nuances différentes du fond de chaque toile. En un répétitif dans le temps pour que ceci s’ancre en nous précisera Maud Marron-Wojewodzki, la co-commissaire scientifique.
Djamel Tatah, Autoportrait à la stèle, 1990. Huile et cire sur toile et bois. Triptyque. 200 x 701,5 cm.. Montbéliard, Collection musées de Montbéliard, inv. 1991.2.10 // au fond Les Femmes d’Alger, 1996. Huile et cire sur toile et bois. Triptyque. 350 x 450 cm.. Toulouse, Collection les Abattoirs, Musée - Frac Occitanie Toulouse, donation de la Caisse des dépôts et consignations © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2022, Montpellier, musée Fabre.
"Je comprends ici ce qu’on appelle gloire, / Le droit d’aimer sans mesure". Cette phrase / de Camus est anti-politique, anti-militaire, / anti-colonisatrice et anti-recolonisatrice. / La gloire, ce n’est pas d’avoir gagné. Djamel Tatah, 2012. (1)
L’exposition s’ouvre sur Camus, le pied noir Albert Camus (1913 - 4 janvier 1960), né en Algérie, alors département français. Ce prix Nobel, à l’âge de 44 ans, ne pouvait que marquer Djamel dont les parents Algériens s’établirent en France en 1956. Il ne découvrira la terre de ses ancêtres qu’à 14 ans, y retournera en 1981, visitera les ruines romaines de Tipaza en 1982 où il verra "la stèle de Camus" inspiratrice de Autoportrait à la stèle (1990). Un double autoportrait frontal, aux extrémités de l’immense toile, dans un hiératisme encore présent. Au milieu de ce polyptyque, le rectangle rouge de la stèle apparaissant dans l’encadrement bleu d’une porte.
Les références pour cet observateur attentif, parcourant les musées, sont celles des maîtres anciens : les fresques de Piero della Francesca, Francisco de Zurbarán et Édouard Manet dont il ne peut masquer l’influence de L’Homme mort (ca 1864-1865 - National Gallery of Art, Washington) dans une toile de 1992. Regardeur des modernes, naturellement Porte-fenêtre à Collioure d’Henri Matisse (1914), les tableaux miroirs de Michelangelo Pistoletto, les corps tourmentés de Francis Bacon, le répétitif d'Andy Warhol, Jean-Michel Basquiat, la rigueur de Barnett Newman. Les photographies de Muybridge dans cette décomposition cadencée de corps marchant.
L’immense triptyque Femmes d’Alger (1996), seconde version, une des rares toiles que Djamel a titrée, renvoit à Eugène Delacroix (1834) et à Pablo Picasso (1954-1955), recontextualise les propos d’un Orient rêvé et phantasmé de ces illustres devanciers. Femmes debout, de noir vêtues, se détachant sur un fond orange. Comme un chœur antique, telle la démultiplication d’un coryphée en vingt représentations, elles nous regardent, nous relatant la guerre civile sévissant en Algérie à cette période, des femmes solidaires au cœur d’une tragédie qui se déroule sous leurs yeux narre-t-il. Une peinture faite pour une exposition à Saint-Gaudens, accompagnée d’un catalogue avec des écrits de sociologues, d’écrivains, de poètes et d’historiens donnant leur point de vue sur l’Algérie contemporaine face à cette peinture d’une dimension politique clairement exprimée.
Djamel Tatah, Sans titre, 2005. Huile et cire sur toile. D'un ensemble de 21 tableaux de 220 x 160 cm. chacun. Collection de l'artiste // au fond ,Sans titre, 2016. Huile et cire sur toile. Diptyque. 250 x 400 cm.. Collection de l'artiste © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2022, Montpellier, musée Fabre.
Elles [mes figures] sont en quête de solidarité, d’être en commun. / Leur désir a l’air suspendu dans un temps sans événement. Djamel Tatah, 2012 (1)
Fluidité des corps, personnages en apesanteur comme en suspension mémorielle, comme une image arrêtée créatrice de tensions selon Djamel. L’accrochage souhaité volontairent bas des toiles contribue à cette prégnante frontalité, à l’entrée du spectateur directement dans la toile, que ses hommes ou ses femmes soient couchés, assis, en suspension, dans un coin, debout. Maud Marron-Wojewodzki précise que le concept de théâtralité dans l’œuvre de Djamel prend en compte le regardeur comme dans un corps à corps, avec cependant une distanciation. Théâtre de l’incommunicabilité des êtres. Dans une construction géométrique, scandée par des barreaux, dans cet enfermement et cette volonté de sortir de la prison, de l’espace, de la peinture pour cet Homme dans une prison (2021).
© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2022, Montpellier, musée Fabre.
Pour Djamel, je ne suis nullement en rupture avec le passé, pour trouver une forme d’universalité et d’humanité, pour nous empêcher d’être des barbares. Dans l’hybridation de son travail, l’invention est celle d’un mélange des images de maîtres, dans une continuation de peindre. Cette femme (2018), elle aussi surprise, vient de l'observance d’un détail de La Vierge de l'Annonciation d'Antonello da Messina (ca 1474-1476), (Galleria Regionale della Sicilia, Palerme).
Pertinence du format du catalogue, celui du format à l’italienne… comme pour emporter avec soi, comme pour garder dans sa mémoire, les toiles de Djamel, le scénographe du silence.
© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, janvier 2023, Paris, galerie Jérôme Poggi.
(1) Ces phrases de Djamel sont extraites de djamel tatah Carnet de notes. Quatre-vingt deuxième ouvrage de la collection "L’art en écrit". Éditions Jannink, mars 2012 (12 €).
Djamel Tatah, le théâtre du silence
10 décembre 2022 - 16 avril 2023
Musée Fabre - Montpellier
Entrée 12 €. Internet Accueil | Musée Fabre (montpellier3m.fr)
Commissariat général : Michel Hilaire, conservateur général du patrimoine, directeur du musée Fabre // Commissariat scientifique : Michel Hilaire & Maud Marron-Wojewodzki, conservatrice responsable des collections modernes et contemporaines du musée Fabre.
Catalogue. Conversation entre Michel Hilaire et l’artiste. Essais de Natasha Marie Llorens, curatrice indépendante, autrice et professeure de la théorie de l’art au Royal Institute of Art à Stockholm; Maud Marron-Wojewodzki; Gabriel Montua, directeur du Musée Berggruen, Nationalgalerie - Musée Nationaux de Berlin; Erik Verhagen, professeur en histoire de l’art contemporain, Université Polytechnique Hauts-de-France, Valenciennes. Quelques photographies in situ de l’exposition et d'expositions antérieures. 232 pages. Snoeck Éditions. Bilingue, français-anglais. Prix 39 €. (en service de presse).
© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, janvier 2023, Paris, galerie Jérôme Poggi.
Découvrir également une douzaine d’œuvres de l’année 2022, de cet artiste, à la Galerie Jérôme Poggi à Paris : Djamel Tatah. Œuvres récentes. Du 13 janvier au 25 février 2023. Pas de catalogue. Les personnages de Djamel Tatah semblent aussi bien surgir d’un monde invisible que disparaître dans l’au-delà, posant la question de l’immanence des œuvres que peint l’artiste.
Prochaine exposition à Fabre : Germaine Richier. Une rétrospective, du 12 juillet au 5 novembre 2023. Elle est co-organisée avec le Centre Pompidou qui présentera la première étape du 1er mars - 12 juin 2023. Commissariat d’Ariane Coulondre, conservatrice en chef des collections modernes, Musée national d'art moderne.
Aller-retour largement possible dans la journée depuis Paris. Le musée se trouve à 15 mm de la gare Saint-Roch.
Djamel Tatah © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, janvier 2023, Paris, galerie Jérôme Poggi.