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Marie-Christine Sentenac

 

La nouvelle exposition du Musée des impressionnismes Giverny présente deux stars absolues de la peinture et crée un pont entre deux œuvres, pas aussi éloignées qu’il y parait !

Le commissaire, Cyrille Sciama, directeur général du musée, propose un dialogue exceptionnel entre le Monet tardif (après 1900) et le Rothko des années 50. Une idée qu’il nourrit depuis plus de vingt ans et qui a demandé trois ans de préparation. Difficile de monter un projet en ces temps perturbés, et de plus le commissaire a dû affronter les refus d’institutions européennes qui ne veulent pas se séparer de ce qu’elles considèrent comme un fleuron de leur collection. Trop fragile, chef-d’œuvres, collection bousculée… autant d’arguments pour exclure un prêt. Peu de Rothko visibles hors des États-Unis.

Présentés par thèmes chromatiques : vert, bleu, jaune, rouge, six Rothko (dont quatre très grands formats) s’affrontent à sept Claude Monet.

La scénographie, moquette pour atténuer tout bruit susceptible de troubler la concentration du regardeur, espace limité, pénombre, tableaux en lévitation à deux mètres du sol, nuages nimbés de lumière autour desquels flotte le regard, pas de titre, pas de cadre, pas de limite ; perception de l’espace et du temps inédite. Le spectateur entre dans le champ de la peinture.

Vibration de lumière, art méditatif, plongée dans un univers de couleur à forte puissance évocatrice.

Les toiles de Mark Rothko n’avaient pas été montrées à Paris depuis leur accrochage au Musée d’Art Moderne de Paris, de janvier à avril 1999. Un choc pour le public parisien électrisé par l’événement.

Né en 1903 en Lettonie de parents juifs qui immigrent aux États-Unis, Marcus Rothkowitz, féru de littérature, cultivé et intellectuel, abandonne de brillantes études à Yale pour se consacrer à la peinture en 1923. En 1928, première exposition de groupe à New-York, en 1933 premières expositions personnelles à Portland sa ville, et New York ; en 1935 après une période figurative puis surréaliste, il fait partie du groupe The Ten qui se réclame de l’expressionnisme. En 1946 il commence à peindre des multiformes abstraits. En 1949 apparition des rectangles colorés les Color fields Paintings. Voyage en Europe en 1950, il voit les Nymphéas qui influencent son travail. Il place Monet au sommet de son panthéon artistique, le préfère à Cézanne "…Monet est selon moi le plus grand artiste des deux." Inhabituel à l’époque.

Claude Monet (1840-1926), Saule pleureur, entre 1920 et 1922. Huile sur toile, 110 x 100 cm.. Paris, musée d’Orsay, donation de Philippe Meyer, 2000, RF 2000-21 © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Adrien Didierjean.

Dans le très beau catalogue publié sous sa direction, Cyrille Sciama, dans son article Abstraction chez les derniers impressionnistes, explicite son point de vue sur le passage de Monet à l’abstraction. Il détruit le mythe selon lequel le père de l’impressionnisme peignait ainsi à la fin de sa vie à cause d’une vue défaillante. Après son opération de la cataracte sa manière reste inchangée, il fait donc le pari que Monet, comme sans doute Pissarro, Caillebotte et Degas, aurait basculé dans l’abstraction totale s’il avait vécu plus longtemps. D’après lui le père de l’impressionnisme est aussi le père de l’abstraction et bien sûr des expressionnistes américains venus se frotter à Giverny aux vibrations inspirantes du lieu mythique.

La voie ouverte pour une réinterprétation du legs impressionniste ces dernières décennies sera confirmée par deux expositions : en 2010 au Musée Marmottan-Monet Monet et l’abstraction et en 2018 à L’Orangerie  Nymphéas. L’abstraction américaine et le dernier Monet.

Mark Rothko (1903-1970), Untitled, 1957. Huile sur toile, 247,3 x 207,8 cm.. Washington, National Gallery of Art, Gift of the Mark Rothko Foundation, Inc., 1986, 1986.43.141 © 1998 by Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - ADAGP, Paris, 2021

Claude Monet (1840-1926), Bras de Seine près de Giverny, 1897. Huile sur toile, 73,2 x 93 cm.. Paris, musée d’Orsay, legs du comte Isaac de Camondo, 1911, RF 2003 © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Stéphane Maréchalle.

Ici, le parallèle établi entre les toiles qui se répondent est convaincant; Untitled (1957) converse avec Bras de Seine près de Giverny (1887).

Perspective décentrée, élevée, teintes bleu et vert sur fond sombre. Masse géométrique chez l’américain qui renvoie à la composition de son aîné. La ligne n’est pas au milieu ce qui crée une dynamique du regard. Pas de narration, il n’y a rien à comprendre dans les peintures de Monet ou de Rothko, elles échappent à l’interprétation, tout est subjectif, rempli de spiritualité et de sensualité, l’émotion prime. Volonté de transcendance et d’immanence chez les deux hommes, qui, bien que caractériels, colériques et dépressifs, cyclothymiques, étaient profondément humains et peignaient à en mourir.

Claude Monet (1840-1926), Nymphéas avec rameaux de saule, 1916-1919. Huile sur toile. 160 x 180 cm. Paris, lycée Claude Monet, don de Michel Monet, dépôt au musée des impressionnismes Giverny, 2021 © photo Marie-Christine Sentenac, mai 2022.

La touche de Monet est épaisse, il rajoute au couteau, peint au tube, souvent de bas en haut, les réserves permettant une vibration lumineuse, procédé repris par Rothko qui utilise des aplats de couleurs, peu de matière (mélange d’œuf, de colle, de pigments et de térébenthine comme solvant), strates successives qui jouent sur l’inconscient. Il revient sur le tableau, il gratte, estompe au chiffon pour rendre plus flous les contours des rectangles.

Selon l’angle des formes se laissent deviner.

Il est très exigeant sur l’éclairage et précise que 1mètre 09 est la distance idéale pour apprécier son travail.  " Un tableau n’est pas l’image d’une expérience, c’est une expérience ".

Chacun de son vivant a vu ses œuvres entrer au musée et chacun à un lieu qui lui est entièrement consacré. Sous l’impulsion de Georges Clémenceau son ami, L’Orangerie – la Sixtine de l’impressionnisme selon André Masson - est dédiée aux Nymphéas de Monet. Il meurt un an avant son ouverture en 1927.

Rothko se suicide en 1970, avant l’inauguration en 1971 de La Chapelle Rothko à Houston, mécénée par les collectionneurs français établis au Texas, John (Jean) et Dominique de Menil. https://www.menil.org/about/history Les couleurs sombres (noir et violet) enveloppent le public de cette impressionnante bâtisse au plan octogonal voulu par l’artiste, inspiré des églises byzantines et de Santa Maria Assunta de Torcello, visitée lors d’un voyage à Venise.

Une photographie de Thomas Struth clôt le parcours, The Rothko Chapel, 2007, image de la contemplation quasi religieuse que provoquent les triptyques.

Challenge réussi pour le commissaire, point n’est besoin de pléthore d’images, démonstration parfaite de la maxime Less is more.  L’aventure de ce tête-à-tête est passionnante et l’envie de la renouveler se fait vite irrépressible.

 

Monet /Rothko

18 mars - 3 juillet 2022

Musée des impressionnismes Giverny

27620 Giverny

Catalogue sous une très élégante et sobre couverture brique et lettrage violet ou violet bleuté selon la lumière. Très belle mise en page. Plaisir de la lecture. 112 pages. Sous la direction de Cyrille Sciama. Éditions Flammarion  / Musée impressionnismes Giverny. Prix 35 €.

https://www.mdig.fr/

 

 

 

 

Tag(s) : #Entretien à 210 km-h, #Expositions France
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