L'irréversible et fatal basculement. Au monastère royal de Brou, amour, mort et vie se côtoient dans l'ombre d'Éros
Lionel Sabatté, Meute de loups, 2011. Loups en moutons de poussière, structures métalliques, dimensions variables. Œuvre installée dans l'oratoire supérieure de Marguerite d'Autriche, église du monastère royal de Brou, exposition À l'ombre d'Éros. L'amour, la mort, la vie ! © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse, 20 juin 2015
Monument funéraire et preuve d'amour au-delà de la temporaire séparation terrestre, le monastère royal de Brou fut édifié entre 1513 et 1532 par Marguerite d'Autriche pour abriter le tombeau de son époux Philibert le Beau, le sien propre et celui de sa mère. En un dialogue patrimoine-création actuelle, ce bâtiment et ses édifices conventuels invitent une nouvelle fois les artistes contemporains - à l'automne 2013 ce fut sur le thème Au-delà de mes rêves - à apporter leur vision autour de l'amour, de la mort et de la vie, à l'ombre d'Éros.
Vues de l'exposition À l'ombre d'Éros. L'amour, la mort, la vie !, monastère royal de Brou © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse, 20 juin 2015
"L'existence humaine est une lutte fondamentale entre deux mouvements essentiels que sont Éros, la vie, l'élan vital et créateur et de l'autre les forces mortifères de la destruction, du temps qui passe, de la mort, de la violence, voire de la guerre" souligne Marie Deparis-Yafil, qui fut l'une des deux commissaires de la précédente exposition. L'éternel Éros et Thanatos... .
C'est autour de 47 artistes contemporains, de Grégory Habou et sa vidéo Kinah (2011) sur le rituel hébraïque de la mort à Brigitte Zieger et Flower Power n°8, œuvre camouflage d'un bouquet de fleurs découpé dans une affiche militaire à la façon d'un canivet, nous piégeant dans son ambiguïté du rapport pacifisme-guerre, que se construit ce parcours. Une sculpture du Bénin-Nigéria Masque de ventre de maternité (fin du XIXe) s'y glisse, en une évocation de la transversalité du propos de la maternité dans sa mise en regard avec la Vierge noire à l'Enfant (2015) de Dimitri Fagbohoun et The Good Mother de Louise Bourgeois (2008), sous la protection des deux cœurs de Ghyslain Bertholon, General motœurs, sièges symboliques de l'amour et de la vie, artiste que l'on retrouvera avec la Fontaine d'amour (2010-2011) à l'entrée de l'église, hommage au point d'eau du jardin clos du Moyen-Âge, lieu de rencontre des amants.
Vues de l'exposition À l'ombre d'Éros. L'amour, la mort, la vie !, monastère royal de Brou © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse, 20 juin 2015
" Dans ce titre de À l'ombre d'Éros il y a aussi cette dimension mortifère importante car aucun amour n'est éternel et la mort sépare " ajoute Marie Deparis-Yafil. Cette mort qui nous transformera en poussière selon La Genèse, sourd au sens propre de Meute de loups (2011) de Lionel Sabatté sculptée en moutons (!) de poussière ; placée dans l'oratoire de l'église, comme enfermée dans cet espace, la métaphore religieuse de la meute dans la bergerie s'y adapte naturellement. Si la poussière égale la mort, Lionel Sabatté convoque aussi les déchets pour la transformation et la résurrection de Réparations métissées (2004-2005) mêlant peaux mortes, rognures d'ongles et ailes de papillons en une revisitation de cet insecte ; cette démarche réutilisatrice naquit d'une chouette réalisée avec les peaux mortes de sa bien-aimée. Quand on aime quelqu'un, n'aime-t-on pas tout de lui ! Dans cette appropriation de la relation corporelle, Mathilde Roussel s'y complait narcissiquement et cruellement lorsqu'elle s'enduit entièrement chaque années d'un papier de soie encollé qui gardera son empreinte : Mues (2010-2015), comme le serpent se défait de sa peau. Qu'elle plie ensuite tel un vêtement dans ce renversement impitoyable sur son passé. Même si les images de la vieillesse comme les mains photographiées de Louise Bourgeois - Armed Forces (2010) - par Alex van Gelder ou les détails de son corps de 75 ans par John Coplans Hands Spread on Kness (1985) ne paraissent pas mortifères, ces instantanés ne sont pas le terreau sur lequel les artistes travaillent facilement. Le tabou règne sur la transformation du corps comme l'est la représentation de la maladie dont Estelle Lagarde nous donne à suivre photographiquement l'évolution sur son propre corps. Et aussi la vidéo de Mounir Fatmi : Quelque chose est possible (2006) puisqu'en y regardant de plus près, qui voit-on si ce n'est un couple âgé en préliminaire amoureux ! En 2015, cette vidéo est présentée pour la première fois ! Serait-il encore choquant de montrer des personnes âgées faisant l'amour ?
Vues de l'exposition À l'ombre d'Éros. L'amour, la mort, la vie !, monastère royal de Brou © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse, 20 juin 2015
Mariage, tout est beau pour ceux qui s'aiment. Qu'il est agréable le temps des amours retranscrit dans la réutilisation de photographies de jeunes mariés égyptiens en 1960 chez Ghadar Amer par un semi de fleurs pour Les Mariés (rose), (1995), celui de la séduction et de la frivolité - délicieuse balançoire de Piet.sO L'Escarpolette (2012) dans une réminiscence d'une huile de François Eisen (1770) visible au monastère -, union qui peut s'avérer explosive lorsque l'on soulève le voile nuptial posé par Michaela Spiegel sur la tête de la mariée : rien de moins qu'une grenade dans sa bouche avec ce gâteau nuptial ! Ou faire perdre la tête comme le brode Yveline Tropéa autour du mythe de Judith et Holopherne (2015), celui de tous les dangers fatals de la séduction.
L'amour n'a pas de limite, peut devenir fou avec la vidéo de la performance de Marina Abramović et Ulay et Rest Energy (1980) lorsque la flèche amoureuse risque la mutation en arme fatale pour une seconde d'inattention. Amour fou qui peut être celui porté à son père par Kamel Yahiaoui : Mon père est un peuple (2010-2011) lorsqu'il peint d'une façon autobiographique la veste que portait son géniteur le jour de sa mort, transformation qui la désacralisera de son aspect morbide.
Vues de l'exposition À l'ombre d'Éros. L'amour, la mort, la vie !, monastère royal de Brou © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse, 20 juin 2015
Amour, glissement vers la mélancolie pour aboutir vers un cabinet des vanités où si nous en croyons les broderies de Lola B. Deswartre, l'éternité balance entre L'Au-delà, c'est sensas et L'Au-delà, c'est mortel (2012-2014) même si le péremptoire Tout doit disparaître (2011) d'Arnault Cohen s'affiche en un publicitaire néon. Comment en un étrange divertissement pascalien les diversions inhérentes à l'humain dans le paradoxe de fuir la mort, en se jetant à corps perdu dans la violence et la guerre, magnifient les instruments de mort avec les fusils et les douilles de Naji Kamouche : Accessoirement primaire (2012). Même si amour et guerre se côtoient dans les lettres d'amour du soldat que Sylvie Kaptur-Gintz - L'Amour blessé (2015) - a brodées sur une bande de pansement ou chez Mounir Fatmi avec Casablanca Circles (2012), photographies du couple mythique et de son histoire d'amour sur fond de guerre.
Initié par Terra (2014), dans le premier cloître, stèle mortuaire portant gravée l'âge de notre planète, ce parcours se clôt dans le troisième cloître par L'Échappée belle (2015) de Marie-Hélène Richard avec 800 roses artificielles, donc supposées durer longtemps, surgissant de dessous une pierre tombale en un mouvement ascensionnel. Le souvenir de l'être disparu destiné à durer ?
Gilles Kraemer
À l'ombre d'Éros. L'amour, la mort, la vie !
20 juin 2015 - 4 janvier 2016
Monastère royal de Brou - 01 000 Bourg-en-Bresse
Internet : brou.monuments-nationaux.fr & cheminsdelaculture.fr
Commissariat : Magali Briat-Philippe et Marie Deparis-Yafil
Catalogue, 144 pages. Quelques œuvres sont photographiées in situ dans l'église ou le musée pour Julie Legrand, Joël Paubel, Piet.sO, Werner Reiterer, Marie-Hélène Richard, Lionel Sabatté, Éditions SilvanaEditoriale. Prix 19 euros.
L'exposition est présentée dans le cadre de Résonance avec la Biennale de Lyon 2015.