Quand cessera-t-on de lire indéfiniment que Thomas Jolly a 36 ans ? Est-il trop jeune pour avoir le droit d'investir la Cour d'honneur du palais des Papes, y mettre en scène et y jouer, "se confrontant à la verticalité du mur et à la pente très douce des gradins " comme il le souligne ? Gérard Philipe y interpréta Don Rodrigue à 29 ans !
Au milieu de la cour sera dressée, à la fin de cette longue imprécation de 1112 vers de Sénèque, la table de l’indicible, celle de l'absolue ignominie perpétrée par Atrée, petit-fils de Tantale et digne descendant dans l'abjection de son grand-père qui égorgea son fils Pélops avant de le servir en repas aux dieux. Bon sang ne saurait mentir dans la lignée des Atrides. Ménélas et Agamemnon, les fils d'Atrée, en sauront quelque chose.
De chaque côté de la scène, un masque et une main inspirés de la statue de Melpomène que Thomas Jolly vit au Louvre - un temps dans le théâtre de Pompée à Rome –. Rappel aussi - au long de cette pièce laissant sourdre le tragique du texte malgré la suppression du Chœur I, de vers du Chœur III, de certains de la Scène VII - des têtes et des mains droites des trois enfants de Thyeste, tout ce qui reste des corps que le père a dévorés et savourés au cours du banquet, " repu de vin et de bonne chère " et qu'il découvrira, dans le sac que lui jette son frère, ".Puisque tu es leur père / Les voici ".
Comment Sénèque a-t-il donné à voir cette représentation du sacrifice sur l'autel, du dépeçage, de la cuisson des innocentes victimes, et celle du père cannibale ? Cette narration de la monstruosité est dans les mots du messager décrivant en direct l’inexprimable de l'acte, " Les foies hurlent sur les broches / Les flammes et la chair humaines gémissent sous la torture " qu'Atrée reprendra, " ce crime qui me venge me semble bien médiocre ", lorsqu'il déclarera avec délectation son forfait à son frère.
" Thyeste est bien le seul à ne pas se rendre compte de ce qui lui advient face aux 2 000 spectateurs de cette cour qui le regardent. Ils deviennent l'égal d'Atrée, dans cette corruption de la relation des humains avec les dieux par ce détournement du rituel du sacrifice d'enfants et non d'animaux " note Thomas Jolly. Le Soleil, pour marquer sa désapprobation, n'a plus qu'à stopper sa course et l'inverser.
Adultère, vol, inceste, infanticide, cannibalisme familial, tout est réuni dans cette tragédie Thyeste sublimée par la mise en scène de Thomas Jolly, tellement prégnante, captive, nous laissant tétanisé. Pas une seconde de repos dans ce jeu sur l'interdit de ne pouvoir montrer la mort et le dépeçage des enfants dont " Leur crime est d'être né de toi " tel que l'avoue Atrée. Quel plaisir de vivre avec les acteurs et en eux, de ressentir des frissons face à la puissance de la suggestion. Le théâtre de Jolly est un lieu qui nous arrache à nous-même.
Cette mise en espace, sur l'immense plateau de la cour vaincu par ce magicien, est portée par la ligne musicale de Clément Mirguet présente presque tout au long de la pièce, initiée lorsqu'un musicien, les yeux bandés de rouge, escalade la tête pour rejoindre les percussions et qui se conclue par le quatuor sur scène auquel Atrée bandera de rouge sang les yeux au moment du repas tragique.
Tout commença tragiquement, dans cette nuit avignonnaise annoncée par les cris des hirondelles. L'ombre de Tantale sortant des Enfers, se lamentant de cette horde sauvage issue de lui, de cette race de criminels. Tantale à la voix gutturale, rampant, habillé d'une peau argentée façon batracien. Posant la question à Thomas Jolly, celui-ci nous répondra que cette image lui vient du Platée mis en scène par Laurent Pelly à Garnier. Face à lui, Furie, toute en grandiloquence et gestuelle légèrement slameuse, annonce des criminels bravant l'ordre divin des choses.
Tout pouvait alors se dérouler inexorablement pour une succession d'images ou de sonorités plus envoûtantes les unes que les autres. Dans un bruit de bourdonnement de mouches, des centaines de papillons noir sortent des fenêtres de la cour. Le costume jaune d'Atrée, couleur de la trahison et du mensonge, s'éclairant de rouge au moment où l'idée du crime s'échafaude et quil entre dans la folie. Ses vers s'inscrivant sur le mur. La voix façon rappeuse Diam's du Chœur. La tête éclairée comme Hélios au petit matin. L'ombre du doigt sur le mur. Atrée juché sur la main observant avec délectation le retour de l'exil de son frère puis la couronne qu'il extrait de sa couronne pour l'offrir à Thyeste dans un geste sournois de réconciliation. L'ombre grandissante du messager sur le mur au moment de la narration de l’inénarrable, telle la réminiscence d'une image vue au même endroit il y a juste un an. Le mot soleil sur le mur dans toutes les langues. L'apparition irréelle d'Atrée, la couronne verte phosphorescente.
Et ces images gravées des deux frères, à la fin, costumes blancs brodés de fleurs identiques à celle de la nappe de l'immense table tragique. " So chic " le festin anthropophage. Le sac sanguinolent jeté à Thyeste. Le rayon laser au dessus de nos têtes dans une simulation du plafond de la pièce. Thyeste tentant dans des sursauts de déglutir son dîner cannibale.
Les deux frères allongés sur la table, tête contre tête, dans une réconciliation qui ne se pourra. Immenses acteurs. Pourquoi Sénèque a-t-il nommé sa pièce Thyeste et non Atrée ? Dans l’aberration ils sont égaux, dans ces deux derniers vers qu'ils ne cesseront de prononcer plusieurs fois jusqu'à ce que la nuit les engloutisse. Sénèque, né vers 2 av. et 2 ap. J.-C., mort en 64, à Rome, fut contraint … au suicide par Néron.
Œuvre que trop actuelle que Jolly a voulu adoucir, comme ceci se pratiquait dans l'antiquité, en plaquant, à la fin les mots du philosophe sur le mur " c'est un traité d'indulgence mutuelle / une seule chose peut nous rendre la paix / c'est un traité d'indulgence mutuelle ".
Le calice de sang a été bu jusqu'à la lie. La tragédie incandescente portée par de fabuleux acteurs.
Gilles Kraemer & Guillaume Kraemer - première représentation du 6 juillet 2018
Charlotte Patel (violoncelle), Caroline Pauvert (alto), Emma Lee, Valentin Marinelli(violons).
Maîtrise populaire de l'Opéra Comique et la Maîtrise de l'Opéra Grand Avignon sous la direction de Sarah Koné.
Collaboration artistique Alexandre Dain
Scénographie Thomas Jolly, Christèle Lefèbvre // Musique Clément Mirguet
Lumière Philippe Berthomé, Antoine Travert // Costumes Sylvette Dequest
Maquillage Élodie Mansuy // Assistanat à la mise en scène Samy Zerrouki