Après son calvaire, la villa Cavrois de Robert Mallet-Stevens à Croix retrouve ses splendeurs de 1932
« Œuvre d'art totale dans l'austérité et le luxe du soin extrême de ses détails » pour Philippe Bélaval, président du Centre des Monuments Nationaux, « manifestation incroyable d'intelligence » pour Paul-Hervé Parsy, administrateur de la villa Cavrois. Les qualificatifs ne manquent pas et ne manqueront pas pour décrire cette villa de Robert Mallet-Stevens (1886-1945) qui s'ouvre au public ce 13 juin 2015.
Que de difficultés n'a-t-elle traversé cette demeure située à Croix, près de Lille, qualifiée de péril jaune - en référence à son parement de brique jaune safran extérieur au traitement des joints horizontaux peints de noir pour lequel 26 modèles différents furent créés - ou de folie Cavrois à son origine, sauvée in extremis par un classement monument historique d'office en décembre 1990 contre l'avis et l'incurie de son propriétaire-promoteur qui souhaitait la détruire et lotir le terrain ! Commencera ensuite une période très sombre car ce dernier, ne voyant pas la conclusion favorable de ses projets, laissera ce lieu péricliter, ouvert aux vandales et aux squatteurs. Au bord de la ruine, l'État l'acquiert en 2001 ainsi qu'une partie du terrain. Parc et intérieurs ont été restaurés par le CMN après une campagne du clos et du couvert engagée par la direction des affaires culturelles du Nord-Pas-de-Calais en 2003.
Coût de l'ensemble des travaux pour la sauvegarde de la villa et son parc largement amputé mais conservant encore suffisamment d'ampleur pour que le côté sud de la villa de 60 mètres de long, se reflète dans le miroir d'eau de 72 mètres de long : 23 millions d'euros. Ce chantier s'est déroulé sur 12 années de restitution, restauration, remise en état, autant de qualificatifs usités par P.-H. Parsy - enfant du pays très au courant des arcanes de la vie sociale de Croix et du secteur très privilégié de Beaumont – pour un retour à l'état original du 5 juillet 1932, date de son achèvement pour le mariage de Geneviève, fille de Jean Cavrois (1890-1965) et de Lucie Vanoutryve (1891-1985). Comme le dernier feu d'artifice luxueux d'un monde qui n'est plus le même après le krach de Wall Street en 1929 !
La voici aujourd'hui, dans son état de 1932, époque de référence retenue avec le parti pris de la restitution des meubles intégrés tels les buffets en poirier noirci de la salle à manger parentale.
Villa Cavrois à sa construction. Le vestibule © Robert Mallet Stevens – ADAGP © Philippe Berthé - CMN
Très vite, dès le début de la restauration, les traces de son état originel sont apparues. 80% des parquets en lames de bois de chêne, zingana, acajou ou iroko sont d'époque ; la carrière de marbre vert de Suède, d'où furent extraites les plaques du pavement et des murs de la salle à manger des parents donnant une idée de vagues par ses veines grises striant le fond vert, a été retrouvée. Des marbres blanc de Carrare et noir de Belgique dans le vestibule d'entrée, du marbre jaune de Sienne pour le coin feu dans le hall-salon ont été reposés.
« Une pièce de la villa [chambre des garçons au 1er étage, aile Ouest] a été laissée dans l'état ravagé où cet édifice fut trouvé, témoignant du travail véritablement archéologique effectué ici insiste Danièle Déal, directrice de la conservation des monuments et des collections au CMN, comme un écorché de la structure du bâtiment permettant de voir la conception architecturale de cette demeure. ». Comme le précise P.-H. Parsy « cette démarche de montrer comment ce lieu fut trouvé ne pourrait-elle pas se résumer à la plaque de protection, les vis et la poignée de la porte qui sont d'origine dans cette pièce alors que dans les autres, ces trois éléments sont modernes ? ». Une ossature de béton, deux murs de brique creuse avec un vide à l'intérieur, les briques de parement à l'extérieur, la descente d'eau dans les murs supprimant toute gouttière à l'extérieur, les gaines électriques intégrées, tout ceci démontre le soin extrême d'attention aux détails porté par l'architecte.
Même si les plans n'existent plus, les archives de Mallet-Stevens ayant été détruites sur sa demande après sa mort, ils restent de cette époque des photographies en blanc et noir publiées dans Une demeure 1934 et les archives du cabinet d'architecture Pierre Barbe qui était intervenu sur la villa de 1947 à 1959 pour des adaptation et transformations intérieures lorsque les fils Cavrois, Paul et Francis, y habitèrent avec leurs parents et que des appartements y furent créés.
Restauration de la villa Cavrois. Le vestibule © Robert Mallet Stevens – ADAGP © Jean-Luc Paillé - CMN
Toits terrasses pour une non perdition de l'espace, immenses baies, travail sur la lumière, Mallet-Stevens maîtrise tout de A à Z, non seulement le projet architectural mais aussi le mode de vie, le mobilier et le contexte paysager. Même les vis des meubles de cuisine : n'exigeait-il pas que les gorges de celles-ci soient présentées verticalement ce que l'on peut vérifier dans l'office aux placards d'origine. Ce dont se souvient un de ses petits-fils revoyant son grand-père, un tournevis à la main, repositionnant les têtes.
L'arrivée à la villa se fait non de face mais du coin de la rue, comme une approche en mouvement et dynamique, glissant le long de la façade. Tel un effet de comparer cette demeure à un paquebot par cette venue côté nord, celui de la circulation, de la modernité. Un effet cinématographique pour cet architecte ayant créé les décors de cinéma de L'Inhumaine et Le Vertige de Marcel L'Herbier. Alors que le côté sud est celui de la théâtralité et de la fixité dont l'on se rend compte en se plaçant au fond du parc, face à la grande pièce d'eau si classique dans les jardins du XVIIe siècle.
Puis un effet entonnoir commençant par l'auvent gigantesque prolongé par le vestibule de marbre blanc, aux contre-marches de marbre noir, qui donne face aux plus petites portes de la villa, portes noires, qui telles un écran vont s'ouvrir sur la pièce la plus spectaculaire, le salon-hall à l'immense baie vitrée prenant toute la hauteur. Tout un jeu entre obscurité et lumière, comme un film en séquences, dans une esthétique de noir et de blanc relevée par les appliques de Jacques le Chevalier et René Koechlin propices aux ombres abstraites.
Aucun éclairage visible dans ce salon qui servait le soir pour les réceptions, uniquement un rail lumineux au plafond et un éclairage dans le coin en arrondi de la cheminée en marbre de Sienne avec la Loutre en pierre de J. Martel à l'origine. Luxe austère et second rideau qui se lève ou plutôt portes qui coulissent dans leur ouverture sur la salle à manger, pour un grand dîner dans cette pièce au dispositif d'éclairage indirect restitué, mis au point par André Salomon. Ne manque plus qu'un bouquet de pois de senteur sur la desserte pour un effet de couleur !
Aucun tableau sur les murs de cette demeure. Dans la salle à manger des enfants, le bas-relief des frères Martel disparu a été réinterprété par Jean-Sylvain Bieth, après accord des héritiers des sculpteurs, dans un respect des dimensions et des formes. Parquet en zingana d'origine. La table en placage de zingana au piètement à claire-voie reposant sur une base plaquée de feuilles d'aluminium et les six chaises aux assises et dossiers plaqués de zingana, montants et piétements en sycomore ont été rachetées en juin 2012 chez Sotheby's Paris. Les parois des murs ont retrouvé un nouveau placage en zingana dont les veines correspondent parfaitement aux dossiers des chaises. Toujours le détail parfait.
Autres pièces du bas : les deux chambres des jeunes hommes dont l'une aux peintures murales et au mobilier très De Stijl, le bureau de M. Cavrois et le fumoir arrondi à la petite fenêtre, banquette de cuir rouge, plafond très bas, comme un cocon. Au premier la chambre des parents et leur immense salle de bain de marbre blanc au cadran du pèse-personne intégré dans le mur, les chambres des enfants et de la gouvernante. Au deuxième, l'immense salle de jeux des enfants aux murs rouge, soubassements de plaques métalliques - heureuse idée de protéger les murs et les contre-marches - s'ouvre sur la terrasse.
Cuisine à l'aspect clinique aux carreaux de faïence sur toute la hauteur, sol de carreaux noir et blanc (qui deviendra plus tard la signature d'Andrée Putman qui rééditera une chaise de Mallet-Stevens), hotte d'origine, meubles d'origine dans l'office. Au sous-sol la buanderie, le séchoir chauffé au gaz, avec sa table de repassage, la cave à vins, à vins fins et vins très fins. Détail de la finition ici aussi. Le garage, immense.
Toute la théâtralisation de cette demeure se perçoit depuis le fond du jardin. Avec le belvédère, sans doute une allusion au fait que Mallet-Stevens fut aviateur pendant la guerre, tel une tour de contrôle, le miroir d'eau comme une piste d'atterrissage, et les buis taillés renvoyant aux sémaphores éclairant cette piste d'eau, dans un jardin sculpté en pente, avec le grand escalier central, élément si typique de l'architecture classique du XVIIe siècle.
Merveilleuse villa Cavrois.... qui faillit disparaître.
Gilles Kraemer
Richard Klein (qui fut le conseiller scientifique de l'exposition Mallet-Stevens au centre Georges Pompidou en 2005), Robert Mallet-Stevens. Agir pour l'architecture moderne. 180 illustrations, 192 pages. Éditions du patrimoine, collection Carnets d'architectes. Septembre 2014. Prix 25 euros. Textes sur les villas Poiret, Noailles, Cavrois ; l'Exposition internationale des arts décoratifs et industries modernes, Paris, 1925 ; la rue Mallet-Stevens à Paris ; l'UAM ; les expositions de Paris, 1937 et Lille, 1939.
Rob Mallet-Stevens Une demeure de 1934 dans la revue L'Architecture d'aujourd'hui. 47 illustrations. 28 pages. Réédition des Éditions Jean-Michel Place, 24 avril 2015. Prix 8 euros. Préface signée de Jean Mistler, Ministre des PTT et ancien sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts ; la présentation de Robert Mallet-Stevens sonne comme un manifeste : « Demeure pour une famille nombreuse. Demeure pour une famille vivant en 1934 : air, lumière, travail, sports, hygiène, confort, économie. Tel était le programme ».
Paul-Henry Parsy, La villa Cavrois. 64 pages. Éditions du patrimoine, collection Itinéraires. Prix 7 euros.
Richard Klein, La villa Cavrois. 72 pages. Éditions du patrimoine, collection Regards. Prix 12 euros. En français, néerlandais et anglais.