Une Asie rêvée, fantasmée, explorée. Collectionner et collecter l’art asiatique en France - Musée des Beaux-Arts de Dijon
Gilles Kraemer (envoyé spécial)
Paire de vases cornets aux armes du régent Philippe d’Orléans. Période Kangsi. Porcelaine. Paris, musée du Louvre // Cabinet à deux portes. Japon, époque Edo (1603-1868), 3e quart du XVIIe siècle. Bois ondé, laque transparente, décor de laque noire, rehauts de laque rouge, maki-e d’or, cuivre doré. H. 106 ; L 113 ; PR. 67 cm.. Dijon, musée des Beaux-Arts // Commode de B.V.R.B.. Dijon, musée des Beaux-Arts © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, musée des Beaux-Arts, 2023.
Une Asie rêvée, fantasmée, explorée. Collectionner et collecter l’art asiatique en France, du royaume de Louis XV à la IIIe République.
Partie en mars 1698 de La Rochelle, l'Amphitrite revient en France en 1700; premier navire français à atteindre la Chine, sa cargaison sera vendue publiquement à Nantes. 1759, instauration du " système de Canton ", faisant de cette ville l’unique port ouvert aux Occidentaux pour commercer avec l’empire du Milieu. 1931, l’Exposition coloniale internationale à Paris promeut l’empire français et, par extension, l’ensemble des empires coloniaux européens.
Détail du Cabinet à deux portes. Japon, époque Edo (1603-1868), 3e quart du XVIIe siècle. Bois ondé, laque transparente, décor de laque noire, rehauts de laque rouge, maki-e d’or, cuivre doré. Dijon, musée des Beaux-Arts © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, musée des Beaux-Arts, 2023.
Entre ces dates s’insère le sujet inédit et ambitieux de l’exposition dijonnaise : À portée d’Asie. 1750-1930, en partenariat avec l’Institut national d’histoire de l’art, dans la continuité du programme de recherche "Collectionneurs, collecteurs et marchands d’art asiatique en France. 1700-1939" mené par l’INHA entre 2018 et 2022. Comme le souligne Éric de Chassey, directeur général de cet institut, ce programme trouve un prolongement dans cette exposition dévoilant la richesse des collections asiatiques de cet extraordinaire musée. Propos auxquels Frédérique Goering-Hergott, directrice des musées de Dijon ajoute que l’importance de la collection extra-européenne du musée est ainsi révélée, cette exposition témoignant d’une convergence entre le monde des musées et celui de la recherche universitaire en histoire de l’art. (1)
Ancienne collection Jehannin de Chamblanc © DR Dijon, musée des Beaux-Arts, 2023.
Cette exposition retrace la présence d'objets asiatiques en France de la seconde moitié du XVIIIe siècle aux premières décennies du XXe siècle. Elle est riche de plus de plus de 350 numéros, avec le focus de nombreuses pièces du musée et de la bibliothèque de Dijon, entrées par le biais de saisies révolutionnaires et de donations explique Catherine Tran-Bourdonneau, co-commissaire de cette exposition. Et comment ces pièces oubliées dès 1940, remisées dans les réserves, ressurgissent aujourd’hui pour cette exposition dont certaines spécialement restaurées tel le Paravent à huit feuilles de la dynastie Quing, provenant du " cabinet chinois" de Jehannin de Chamblanc. (2)
Paravent à huit feuilles. Scène de palais, l’arrivée d’une délégation et les festivités en l’honneur du général Guo Ziyi 郭子儀 (697-781) des Tang. Chine, dynastie Qing, époque Kangxi (1662-1722) ou Qianlong (1736-1795), fin du XVIIe–XVIIIe siècle. Bois, laque de "Coromandel" (décor gravé et coloré dit kuan cai 款彩, polychromie, dorure). H. 135 ; L. 346 ; Ep. 1,8 cm.. Dijon, musée des beaux-arts, ancienne collection Jehannin de Chamblanc © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, musée des Beaux-Arts, 2023.
Ce paravent, de bois et de laque de « Coromandel », au décor gravé et coloré dit kuan cai 款彩 contraste entre le noir et la polychromie, mettant en valeur une centaine de figures, scène chatoyante dans un palais, se lisant de la droite vers la gauche. De cette même "Asie à demeure" souligne Catherine Tran-Bourdonneau dans son essai du catalogue relatif à ce "cabinet chinois", proviennent un Cabinet namban inscrusté de nacre [namban, terme signifiant « barbare du Sud » employé pour désigner les Portugais arrivés sur le sol nippon en 1543] et un Cabinet portatif, japonais, époque Edo.
1664, création de la première Compagnie des Indes orientales par Colbert puis en 1785 de celle de la Compagnie des Indes orientales et de la Chine qui détiendra le monopole du commerce avec les pays d’Extrême-Orient jusqu’en 1791.
Cette attirance pour l’Asie témoigne de la production, faite à l’initiative européenne, de « Chine de commande », des porcelaines aux armes du Régent Philippe d’Orléans, de Louis XV ou du duc de Penthièvre, objets avec lesquels s’ouvre l’exposition. À côté, le somptueux Cabinet japonais à deux portes, 3ème quart du XVIIe, orné de la suite du directeur du comptoir japonais de la Compagnie hollandaise des Indes orientales pourrait avoir été offert à la Grande Dauphine par l’ambassade du Siam à Versailles en 1686.
Vitrine avec des objets de marchands-merciers © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, musée des Beaux-Arts, 2023.
Les marchands merciers, créateurs et vendeurs, ces marchands de tout, faiseurs de rien selon Diderot contribuent à cette diffusion et ce goût des objets d’Extrême-Orient. L’inventivité de ces « promoteurs du goût » répond à la demande permanente en nouveauté de leur clientèle Dans cette réinvention, ces transformations, ces hybridations des pièces originales, Thomas-Joachim Hébert, Lazare Duvaux, la dynastie des Julliot excellent par l’ajout de montures en bronze ciselé et doré sur des porcelaines – Fontaine pour la garde-robe de Louis XV livrée par Joachim Hébert, monture probablement des frères Slodtz -, le plaquage de panneaux de laque orientaux sur des meubles en bâtie de chêne – Commode de Bernard van Riser Burgh -.
Magot sur un cerf, formant pot-pourri. Japon, époque Edo, début du XVIIIe siècle pour le cerf et le magot, grès partiellement émaillé. Paris, pour le socle et la selle en bronze doré, première moitié du XVIIIe siècle. Collection particulière © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, musée des Beaux-Arts, 2023.
L'essai dans le catalogue de Meiko Nagashima étudie le réemploi ou imitation de la laque asiatique à partir des plaques de laque de la collection dijonnaise Jehannin de Chamblanc. Un autre essai de Vincent Bastien retrace le rôle des marchands merciers à partir de l’exemple d’un Magot sur un cerf, formant un pot-pourri, époque Edo, Japon, passé entre leurs diverses mains, au gré des ventes après décès, permettant de suivre ainsi sa circulation.
1842, en Chine, le traité de Nankin met fin à la première guerre de l’Opium (1839-1842) qui opposait la Grande-Bretagne et la Chine : il entérine l’ouverture de cinq ports chinois au commerce britannique. 1850, ouverture d’un "Musée chinois et japonais" dans les galeries du musée ethnographique du Louvre, à partir des objets rapportés par la mission de Chine (1844-1846) et Charles de Montigny, premier consul de France à Shanghai. Heurs et malheurs en 1860 avec le sac du Palais d’été de Pékin lors de la seconde guerre de l’Opium (1856-1860) opposant l’empire du Milieu au Royaume-Uni et à la France. Une quantité d’objets dérobés s’écoulent sur le marché de l’art en Europe. Le Catalogue d’une précieuse collection d’objets d’art et de curiosité de la Chine, vendue à Drouot le 12 décembre 1861 est entièrement consacré à des objets provenant de ce Palais saccagé. Le couple impérial français reçoit une part de ces collections pillées : exposées au Palais des Tuileries en 1861, elles seront installées en 1863 dans le “Musée chinois” de l’impératrice Eugénie au château de Fontainebleau.
Théière à anse imitant le bambou. Chine, Jingdezhen, dynastie Qing, époque Kangxi (1662-1722). Porcelaine à décor d’émaux polychromes. Paris, musée Guimet © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, musée des Beaux-Arts, 2023.
Les porcelaines chinoises sont l’objet d’un engouement nouveau et d’une volonté de classification, les marques des règnes sont étudiées. Albert Jacquemart invente la première classification des porcelaines asiatiques en France ; dans son ouvrage publié en 1873 figure une Théière à décor d’émaux polychromes, dynastie Qing, époque Kangxi appartenant à Henry Barbet de Jouy. À la vente de ce dernier en 1879, elle sera adjugée au prix exorbitant de 1305 francs ; elle est aujourd’hui au musée Guimet.
Jacques-Émile Blanche, Portrait de Florence Langweil, 1912. Huile sur toile. Strasbourg, musée d’Art moderne et contemporain // Collection d’estampes japonaises de Florence Langweil © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, musée des Beaux-Arts, 2023.
Grenier à grain, Chine, dynastie Han orientaux (25-220) ?.Terre cuite à glaçure plombifère verte. Strasbourg, musée des Arts décoratifs, donation Florence Langweil © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, musée des Beaux-Arts, 2023.
Le parcours se poursuit par l’évocation de la marchande et experte d'art asiatique Florine Langweil (1861-1958) - son Portrait par Jacques-Émile Blanche (1912) -, figure incontournable du marché de l’art asiatique à Paris à la fin du XIXe siècle et pourtant ignorée aujourd’hui, généreuse donatrice des musées de Colmar (ses bronzes chinois des dynasties Han et Tang) et de Strasbourg (sa collection de 123 estampes japonaises de l’époque Edo), moins connue que le marchand Siegfried Bing, Hayashi Tadamasa (il habitait au 15 avenue Matignon), le collectionneur Philippe Burty qui invente le mot de "japonisme" en 1872 ou Louis Gonse.
Elle fera exécuter des fouilles en 1919 dans la province du Shanxi.
Le musée chinois rêvé d’Edma et Anthelme Trimolet © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, musée des Beaux-Arts, 2023.
Après les salles dorées, les salles rouges de "l’Asie à demeure", les collectionneurs privés du XIXe siècle et l’intrusion de la « potichomanie » ou « bibelotage », termes moqueurs de cette frénésie de reconstitution, de dépaysement, d’une mise en scène de l’objet, d’un monde décoratif dans des intérieurs domestiques. Évocation des amateurs lyonnais Anthelme et Edma Trimolet, témoignage du commerce des objets asiatiques dans cette ville ; ils légueront leur cabinet en 1878 au musée de Dijon, préservant ainsi cet ensemble de toute dispersion. Quatre salles seront dédiées à leur collection. L'architecte et illustrateur Jules Adeline et son épouse Valentine imagineront pour leur demeure rouennaise la diversité d'une Asie rêvée, en de savantes dispositions.
Vitrine avec collection d’ouvrages collectés par Emmanuel Tronquois // Objets coréens © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, musée des Beaux-Arts, 2023.
Troisième section, celle de la collecte en Asie par des voyages individuels, des missions diplomatiques ou commerciales. Mission de Chine (1844-1846) conduite par Théodose de Lagrenée dans une visée commerciale. Visite du "Royaume ermite" ou Corée par Victor Collin de Plancy en 1887 puis Charles Varat en 1888 dont les collectes constituent aujourd’hui le cœur des collections coréennes au musée Guimet.
Emmanuel Troquois lors de ses séjours au Japon en 1894 et 1910 réunit une bibliothèque de livres xylographiques illustrés de l’époque Edo (1603-1868) dont ceux de Katsuhika Hokusai et traduit de nombreux textes littéraires japonais.
Vitrine Edouard Chavannes // Bas relief estampé, dynastie des Han orientaux // Portrait estampé de Bodhidharma, dynastie Ming // Estampage de 18 formes d'écriture sigillaire, dynastie Song // Paris, musée Guimet © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, musée des Beaux-Arts, 2023.
Missions scientifiques, celles d’Edouard Chavannes en Chine, dès 1889, études in situ, campagnes de prises d’empreintes de stèles par la technique de l’estampage et de photographies.
Vitrine d'objets cambodgiens collectés par Adhémard Leclerc. Alençon © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, musée des Beaux-Arts, 2023.
Vitrine d'objets japonais collectés par André Leroi-Gourhan © DR Dijon, musée des Beaux-Arts, 2023.
Adhémard Leclère, dans le contexte colonial d’un Cambodge sous protectorat français - Résident de province et Résident-maire de Phnom-Penh, entre 1886-1910 -, mue par une curiosité scientifique collecte des objets de la vie de tous les jours, du peuple et des élites qu’il léguera à Alençon. Très jeune, à 25 ans, André Leroi-Gourhan visite le Japon, entre 1937 et 1939, collectant plus de 2 500 objets d’artisanat et de la vie rurale destinés au musée d’Ethnographie du Trocadéro, dans un Japon traditionnel disparaissant face à l’industrialisation.
Un parcours ponctué de l’histoire des acteurs, des passeurs, autour de la survenance de l’art asiatique en France dans la scénographie très pure d’une succession d’espaces de volumétries différentes de l’atelier AtoY - Naori Yamazoe et Virginie Peyturaux -.
Remerciements à la Société des Amis des Musées de Dijon pour avoir suivi avec elle une visite dédiée de cette exposition sous la conduite de Catherine Tran-Bourdonneau. Accueil - Les amis musées Dijon (amis-musees-dijon.fr) © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, musée des Beaux-Arts, 2023.
(2) Mécénat participatif pour la restauration – d’un coût de 50 700 € - du Paravent à huit feuilles, bois et laque de "Coromandel". Redécouvert dans les combles du Palais des ducs et des États de Bourgogne pendant le chantier de rénovation du musée des Beaux-Arts de Dijon, ce paravent du "cabinet chinois" de Jean-Baptiste Jehannin de Chamblanc (1722-1797), était installé dans l’hôtel dijonnais de ce magistrat ; saisi à la Révolution, il transite par le cabinet d’histoire naturelle de Dijon avant d’entrer au musée en 1826. 8 000 € étaient espérés, 9 722 € furent réunis.
Détail d'une Plaque à décor de laque asiatique (fragment de boîte ou de coffret) Chine, dynastie Qing, époque Qianlong (1736-1795), avant 1792 Bois, laque noire, décor de maki-e or et de laque rouge, incrustations de nacre. H. 7 ; L. 8,6 cm Dijon, musée des Beaux-Arts.
À portée d’Asie. Collectionneurs, collecteurs et marchands d’art asiatique en France (1750-1930)
Musée des Beaux-Arts de Dijon
20 octobre 2023 – 22 janvier 2024. Exposition prolongée jusqu'au 05 février 2024.
Commissariat : Catherine Tran-Bourdonneau, conservatrice du patrimoine, responsable des collections extra-européennes du musée des Beaux-Arts de Dijon ; Pauline d’Abrigeon, conservatrice en charge des collections chinoises à la Fondation Baur, Musée des arts d’Extrême-Orient à Genève (ex-chargée d'études et de recherche, cheffe de projet de l’INHA de 2019 à 2020) ; Pauline Guyot, chargée d’études et de recherche à l’INHA, en charge du programme "Collectionneurs, collecteurs et marchands d’art asiatique en France. 1700-1939" de 2020 à 2023, mené par l’INHA entre 2018 et 2022.
Catalogue avec de très nombreux essais. 320 illustrations. 344 pages. Très heureuse initiative, celle d’un tableau des repères chronologiques 1697 -t 1945. Notices dans un corps de caractère minuscule et choix du gris ne facilitant pas la lecture. Éditions Lienart en coédition avec le musée des Beaux-Arts de Dijon et l’INHA. Prix 35 € (en service de presse).
Cartels en français, anglais et allemand. Livret d'exposition.
Reconnue d’intérêt national par l’État, organisée par la ville de Dijon, en partenariat avec l’Institut National d’Histoire de l’Art (INHA), cette exposition s’inscrit dans la convention-cadre de partenariat entre les musées de la ville de Dijon et le musée du Louvre.
Collectionneurs, collecteurs et marchands d'art asiatique en France 1700-1939. Collectionneurs, collecteurs et marchands d'art asiatique en France 1700-1939 - Agorha (inha.fr). Ce programme s’intéresse aux collections dans une aire géographique, de la Sibérie orientale à l’Asie du Sud-Est en incluant l’Inde et l’Extrême-Orient.
Renouvellement du partenariat entre les musées de la ville de Dijon et le musée du Louvre – Expositions prévues Renouvellement du partenariat entre les musées de la ville de Dijon et le musée du Louvre – Expositions prévues
Contrepoint contemporain autour de Gentaro Murakami (1991, Imabari, Japon), au sein de l’exposition par Agnès Werly, responsable des collections XXe et XXIe siècles des musées de Dijon. En France depuis 2010, il a suivi des études à l’École Média Art (EMA) de Chalon-sur-Saône et à l’École nationale supérieure d’art (ENSA) de Dijon. Dessins et deux toiles : Couple de voyageurs et Tokyo Holiday.