Pierre et Gilles le jouent en double, entre Héros et Zahia Dehar / Galerie des Gobelins & galerie Daniel Templon
Ça risque de décoiffer, le soir, aux Gobelins, lorsque les visiteurs et les gardiens sont partis. D'un côté des tapisseries du siècle des Lumières, cet âge d'or de la manufacture royale des Gobelins, de l'autre une carte blanche offerte à Pierre & Gilles dans une salle plongée dans le noir (!) si ce n'est une boule lumineuse tournant et projetant mille taches colorées sur les murs. Boîte de nuit ? Déesses et dieux, Proserpine enlevée, Christ, Don Quichotte et éléphants, tissés à la manufacture, ne vont-ils pas rougir de honte en observant, à la dérobée ou... lascivement, la photographie de Zahia Dehar par ces deux artistes. Ne fut-elle pas leur Ève tentatrice, photographiée vêtue de son habit de naissance ? Aucun souci aujourd'hui. Elle apparaît bien innocente cette jeune personne que Pierre le photographe et Gilles le peintre ont transformée en une moderne Marie-Antoinette dans son hameau versaillais. Ils ne risquent pas d'en perdre la tête, eux ! À la rigueur un mouchoir... pourrait tomber des mains car « Par de pareils objets les âmes sont blessées, / et cela fait venir de coupables pensées ».
Ce duo propose une installation créée avec du mobilier de Marie-Antoinette, autour de cette photographie si bucolique de Zahia Dehar. Ils ont choisi des meubles du XVIIIe siècle, ayant appartenu à la reine et créés pour la Chaumière aux coquillages du domaine de Rambouillet : sept chaises, quatre canapés d'alcôve et un écran de cheminée sculptés par François II Foliot d'éléments aquatiques et végétaux.
Attention à ne pas trop entrouvrir la porte dérobée de ce grand salon carré. Qu'il y a-t-il derrière ? L'agneau innocent échappé du hameau ou celui sacrificiel, la chouette de la Sagesse ou du regard extérieur, l'escalier dérobé menant vers la chambre du plaisir ou vers l'échafaud ? Sommes-nous à la fin d'une fête ou au début d'une révolution, dans l'ancien monde des ducs et des comédiennes ou dans la période de La Veuve noire ? La chaise renversée est-elle celle du Verrou de Fragonard et l'annonce d'une nuit d'amour ou du palais quitté précipitamment, une matinée d'octobre ? Et tous ces rats, sont-ils échappés du hameau ou vont-ils ronger le mobilier de cette demeure abandonnée ? Univers de la joie ou univers de la décrépitude et de la mort, le choix nous est laissé, dans cette ambivalence perpétuelle entre le vu et le suggéré.
Pierre et Gilles : Marie-Antoinette, le hameau de la reine, Zahia Dehar, 2014 / installation galerie des Gobelins © Gilles Kraemer, présentation presse 7 avril 2014
Leur égérie, mademoiselle Dehar dont « nous percevons en effet sa grâce et sa légèreté parée d’innocence et cette apparente fragilité qui cache une grande volonté. », comme ils le soulignent, s’est naturellement imposée à eux pour personnifier une moderne Marie-Antoinette. La main touchant le ventre - image de la maternité selon les peintres du Moyen-Âge -, vêtue d'une robe d’organza blanche brodée d'or et de fleurs des champs, posant devant le Hameau à Versailles, elle apparaît telle une nouvelle icône populaire, très proche de la souveraine fashionable du cinéma, se nourrissant de macarons et jouant dans une campagne de carton pâte avec des moutons. Zahia Dehar n'est-elle pas une modiste portant ici l'une de ses créations ? Et la rose qu'elle tient ne nous renvoie-t-elle pas au prénom de Rose Bertin, la modiste de l'épouse de Louis XVI ou au tableau d'Élisabeth Vigée-Lebrun ?
Pierre et Gilles, Le hameau de la Reine, installation galerie des Gobelins, 2014 © Jean-Philippe Humbert
Changement chez Daniel Templon. Adieu la royauté, ce sont les Héros et les Héroïnes qui vont vous tourner la tête ou vous la faire perdre. Révisez bien l'histoire des Spartiates et de Léonidas, relisez L'Illiade, les récits mythologiques, revivez les amours de Salomon et de la reine de Saba, souvenez vous du ravissement mortel de Narcisse face à son reflet, apprenez les hauts faits de Batman. Pour les béotiens les notices des œuvres, dans le catalogue, seront utiles avant de regarder les corps glabres de tous ces beaux garçons aux fesses galbées – dès l'entrée celles de Torero – ou couvertes de paillettes – Icare, Oiseau meneur -, les courbes d'une cantatrice nue, la métamorphose d'Isabelle Huppert en Ophélie se noyant, totalement impassible, dans le port du Havre ou Zahia Dehar devenue une Poupée merveilleuse, une pin-up serrant contre elle un chien en peluche.
Exposition de Pierre et Gilles, Héros, Galerie Daniel Templon, Paris © Gilles Kraemer, vernissage 10 avril 2014
Exposition de Pierre et Gilles, Héros, Galerie Daniel Templon, Paris © Gilles Kraemer, avril 2014
Très percutantes sont les deux photographies connectées à des événements politiques : Déchirure et Printemps arabe. Les sujets sont naturellement beaux comme des dieux ou des demi-dieux, on en attendrait pas moins de Pierre et Gilles, musclés mais pas trop, un peu dévêtus, enfin juste ce qu'il faut. L'une est placée à côté de Sainte Véronique tenant entre ses mains la face de souffrance du Sauveur imprimée sur le Suaire saint, l'autre à côté de l'héroïne shakespearienne se noyant, comme un dialogue entre ces morts glorieuses et la politique.
Retour en arrière, dans un temps qui nous paraît si éloigné, celui entre 1975 et 1979, alors que l'histoire de cette tragédie (les khmers pénètrent dans Phnom Penh en avril 1975, le 17) est si visible dans l'ancienne école qui fut transformée en centre de torture S-21. Rithy Sak-Men, d'origine cambodgienne, le corps et les mains rougis de sang - est-il victime ou exécuteur ? -, dans un décor de cartes postales des sites d'Angkor Vat et du Bayon d'Angkor Thom, personnifie le génocide et les souffrances de son pays. Tahar Bouali, les yeux baignés de larmes, entouré de roses, symbolise le Printemps arabe, celui du martyr à la poitrine ensanglantée, le cœur touché mortellement.
Au-delà de leurs compositions si glamours ou des images gaies, questionnez-vous, interrogez-vous et cherchez les références dont Pierre et Gilles bâtissent leur œuvre. Vous n'avez pas fini.
Pierre et Gilles, La déchirure, Rithy Sak-Men, 2013. Photographie peinte, 102,5 x 143,5 cm, unique & Pierre et Gilles, Le Printemps arabe, Tahar Bouali, 2011. Photographie peinte, 128 x 101 cm, unique © Photographies Gilles Kraemer, avril 2014
Attention, la galerie des Gobelins est fermée du 28 juillet au 1er septembre inclus. Réouverture le mardi 2 septembre.
Carte blanche à Pierre et Gilles - Galerie des Gobelins, Salon carré - 8 avril – 4 octobre 2014
Les Gobelins au siècle des lumières. Un âge d'or de la manufacture royale - Galerie des Gobelins - 8 avril – 18 janvier 2015 - 75013 Paris - www.mobiliernational.fr
De nombreux cartons peints du XVIIIe siècle et conservés à la manufacture des Gobelins, exposés ici, ont été restaurés grâce au mécénat de la Fondation BNP Paribas. Conduite sous le contrôle scientifique du Centre de Recherche et de Restauration des musées de France, cette campagne de restauration a permis de préserver tout leur éclat. - www.mecenat.bnpparibas.com
Héros par Pierre et Gilles - galerie Daniel Templon - 11 avril - 31 mai 2014 - 30, rue Beaubourg - 75003 Paris
Catalogue Héros, entretien de Pierre & Gilles avec Catherine Grenier, notices des œuvres par Pierre Noual. 53 reproductions, 96 pages, traduction en anglais. Éditions Communic'art, Paris. Prix : 30 euros.
Prix des œuvres présentées : de 80 000 euros pour Ophélie (78 x 112 cm) à 120 000 euros pour Oreste (123 x 155 cm).