Otello dans les ors de Venise – La Fenice, Venise
Gilles Kraemer
Déplacement et séjour personnel à Venise
Première, samedi 23 novembre 2024.
Otello, acte II © Photo Michele Crosera, générale, Teatro La Fenice, Venise.
La Fenice jouait de malchance avec Otello, soirée cravate noire, devant ouvrir ce 21 novembre la saison 2024/2025 du temple lyrique vénitien. Représentation annulée, grève, comme pour les premières de Turandot le 30 août et de La fabbrica illuminata – Erwartung le 13 septembre. Fin de mandat agitée pour le surintendant et directeur artistique Fortunato Ortombina – directeur artistique depuis 2007, surintendant depuis 2017 -, présent ce soir là, nommé officiellement ce 1er septembre surintendant et directeur artistique du Teatro alla Scala.
Ce fut La traviata qui ouvrit la saison lyrique 2024/2025 du Teatro La Fenice ! (1)
Otello, acte III © Photo Michele Crosera, générale, Teatro La Fenice, Venise.
Grand vainqueur de cette première d’Otello, avant même la première note, Myung-Whun Chung, aimé, adoré, largement applaudi par la salle, Son public vénitien à ses pieds tout au long de cette représentation. Ce soir, plutôt cette matinée, c’est la quatrième fois qu’il dirige à Venise cet opéra, à chaque fois dans une mise en scène différente de ce drame dont la figure centrale pour lui est Iago qu’il caractérise comme un personnage à plusieurs lectures alors que Desdemona est un ange et Otello un guerrier.
Immense bravo pour ce capitaine qui a magnifiquement tenu d’une main ferme et soyeuse l’orchestre et le chœur - admirable chœur préparé par Alfonson Caiani, chœur et aussi acteur - du Teatro La Fenice. Une communion tellement palpable dans cette mer musicale explosive de sentiments d’amour et de haine, de traitrise et de manigance, de manipulation et de jalousie, dans ce développé des psychologies de chacun des interprètes. Dans une continuelle dynamique.
Otello © Photo Michele Crosera, générale, Teatro La Fenice, Venise.
La mise en scène de Fabio Ceresa - habitué régulier du Théâtre Le Phénix - a de quoi surprendre un abonné de l’Opéra national de Paris où règnent le diktat des lavabos vomitoires et des trois bouts de ficelles de modeux metteurs en scène, plutôt des saccageurs de livret, le violant et le remixant à leur convenance. Dans ce théâtre « posé sur l’eau », le paquebot Bastille sombrant dans le canal Saint Martin est bien loin. Enfin une mise en scène respectueuse des intentions du compositeur et du librettiste Arrigo Boito. La seule modification imposée par Ceresa, très importante, n’ayant soulevé aucune vague de toussotements ou de tollés dans la salle - le public vénitien est extrêmement policé - est un Otello blanc; le visage du maure, noirci de nature, n’est plus de notre temps dans ce blackface étasunien né au Metropolitan Opera.
O tempora, o mores, la cancel culture frappe aux portes du Phénix ! (2). N'y fera-t-elle que passer…
Otello, acte I © Photo Michele Crosera, générale, Teatro La Fenice, Venise.
Mise en scène de ce drame lyrique, autour du dualisme entre Hydre et Lion selon Ceresa. Le lion naturellement vénitien d’Otello et l’Hydre de Iago - dans la mythologie grecque, animal fabuleux en forme de serpent d'eau – neuf danseurs rampant et esntourant le porte-étendard dans des mouvements réglées par Mattia Agatiello. Quatre anges à quatre ailes accompagnent Desdemona. Le chorégraphe n’a pas hésité à solliciter le chœur au début du premier acte, « Treman l’onde, treman l’aure, treman basi et culmini », leur demandant l’évocation des flots agités de la Méditerranée par leurs mouvements. Restera l’énigme, dans la seconde scène de l’acte III, lorsqu’Otello ordonne à son épouse de lui montrer le mouchoir, « il fazoletto voglio ch’io ti donai », Desdemona, pendant ce questionnement, pèle une pomme qu’Otello refuse de prendre… L’interrogation subsiste toujours, aucune explication dans le programme de salle pour apporter une réponse.
Otello © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Teatro La Fenice, 23 novembre 2024.
Tout n’est qu’or, profusion d’or, d'émaux et de pierres précieuses dans cette Chypre, possession de la République vénitienne, idéalisée dans les costumes de Claudia Pernigotti et le décor aux panneaux coulissants de Massimo Checchetto. Inspiration toute vénitienne, dans des réminiscences des ors d’une Constantinople byzantine. Il leur a suffi de pousser les battants des Gallerie dell’Accademia pour s’inspirer du Polittico di Santa Chiara de Paolo Veneziano, exemple exceptionnel du Trecento vénitien, des peintures dites sur fond or et du Sogno di Orsola de Vittore Carpaccio (ca 1490-1498). D’entrer dans la Basilica di San Marco, de lever les yeux vers les coupoles de mosaïques et de regarder derrière le maître-autel, la Pala d’oro (1102-1375), démonstration éblouissante de l’art des émaux.
Magie et angoisse tout à la fois. Tout cet or écrasant crée un malaise par sa somptuosité et son excès. Excès excessif.
Otello, Francesco Meli © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Teatro La Fenice, 23 novembre 2024.
Prise de rôle d’Otello par le génois Francesco Meli – Gênes qui fut la rivale politique de Venise -, ténor lyrique apprécié ici pour y avoir plusieurs fois chanté et osant endosser les habits complexes du maure à la véhémence virile plus qu’héroïque. Les applaudissements l’accueillant au rideau l’approuvèrent, il pouvait lever les bras dans un V de Viva. Appréhension largement compréhensible¹ pour ce rôle caressé par les plus grands. Dans une retenue qui se relâcha dès le duo amoureux « Gia nella notte densa ». Assuré dans la vengeance « Ah! sangue ! ». Parfait lion blessé « Dio ! mi potevi scagliar tutti i mali / della miseria » après l’altercation houleuse avec Desdemona.
Il lui manque de s’imposer physiquement, d’être violent face au Iago de Luca Micheletti autour duquel tout cet opéra tourne. La première idée de Verdi ne fut-elle pas de nommer cet opéra Iago, celui qui tire toutes les ficelles de ce drame autour de la fake new d’un mouchoir supposé donné à un amant. Grande présence vocale du baryton habitué du rôle du perfide. « Credo in un Dio crudel che m’ha creato / simile a se » dans une folle méchanceté se concluant dans le « E poi ? » tout en suggestion et en malignité. La représentation ne fera que confirmer que, ce samedi, ce opéra aurait pu s’appeler Iago.
La coréenne Karah Son, habituée du rôle de Desdemona, dans ses habits d’or, une fragile silhouette, victime innocente d’une manipulation, aux intonations douloureuses, ne comprenant pas ce qui lui arrive. Un oiseau blessé, qui n’est que douceur et qui ne peut que crier sa douleur « Emilia, addio ». entre la canzon del Salice et un « Ave Maria » orné de pianissimi.
Otello © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Teatro La Fenice, 23 novembre 2024.
Otello, sous les ors d’une Venise triomphante, dans une belle 18ème nouvelle version vénitienne, depuis 1887. Direction, plateau, mise en scène furent à l’unisson.
En quittant le Teatro La Fenice, les ouvreurs © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Teatro La Fenice, 23 novembre 2024.
Pour un regard sur la Basilica di San Marco et ses mosaïques relire Michel Butor, Description de San Marco, publié en 1963 et qu’il dédicaça « à Igor Stravinsky pour son quatre-vingtième anniversaire. ». Igor qui créa ici, en 1951, un opéra.
(2) https://www.ilgiornale.it/news/sar-otello-bianco-scelta-che-non-condivido-2401991.html
© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Teatro La Fenice, 23 novembre 2024.
Giuseppe Verdi, Otello, livret d’Arrigo Boito, drame lyrique en quatre actes
D’après la tragédie Othello de William Shakespeare
Création au Teatro alla Scala 5 février 1887 - Première vénitienne le 17 mai 1887
Orchestre et Chœur du Teatro La Fenice - direction Myung-Whun Chung - chef du chœur Alfonso Caiani
Piccoli Cantori Veneziani, chefs du chœur Diana D’Alessio et Elena Rossi
Mise en scène Fabio Ceresa // Décors Massimo Checchetto // Costumes Claudia Pernigotti
Chef lumière Fabio Barettin // Vidéaste Sergio Metalli // Corégraphe Mattia Agatiello
© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Teatro La Fenice, 23 novembre 2024.
Otello, Francesco Meli, ténor
Jago, porte-étendard Luca Micheletti, baryton
Cassio, capitaine, Francesco Marsiglia, ténor
Roderigo, gentilhomme vénitien, Enrico Casari, ténor
Lodovico, ambassadeur de la République vénitienne, Francesco Milanese, basse
Montano, prédécesseur d’Otello comme gouverneur de Chypre, William Corrò, basse
Un araldo, Carlo Agostini (20, 26/11, 1/12) // Antonio Casagrande (23, 29/11), basse
Desdemona, épouse d’Otello, Karah Son, soprano
Emilia, épouse de Iago, Anna Malavasi, mezzo-soprano
Quatre représentations, du 23 novembre au 1er décembre 2024
https://www.teatrolafenice.it/