Bonnard, le japonard - Hôtel de Caumont
Gilles Kraemer
Déplacement et séjour personnel à Aix-en-Provence
" J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ". Pierre Bonnard, Observations sur la peinture, 1946.
Pierre Bonnard, La Promenade des nourrices, frise des fiacres, 1897. Quatre feuilles lithographiées. Le Cannet, musée Bonnard © Antoine Prodhomme, été 2024, Aix-en-Provence.
Présentant Bonnard et le Japon, une des deux expositions de l’été aixois [nous aurons l’occasion de revenir sur Jean Daret. Peintre du roi en Provence au musée Granet], Isabelle Cahn souligne que " Par ce thème plus précis du rapport de Bonnard avec le Japon, il s’agit d’un angle d’analyse tout à fait nouveau pour une exposition. L’amour de Bonnard pour le Japon qui le saisit dès sa jeunesse, avait déjà fait l’objet d’analyses mais limitées à sa production des années 1890-1900. Mon hypothèse est que celle-ci se prolonge bien au-delà, jusqu’à la fin de sa vie." 127 numéros, dans un parcours thématique, entre œuvres de l’artiste, celles de ses contemporains et estampes japonaises du XIXème de la collection Georges Leskpwicz.
Trois estampes japonaises de la collection Pierre Bonnard © Antoine Prodhomme, été 2024, Aix-en-Provence.
Les estampes japonaises © Antoine Prodhomme, été 2024, Aix-en-Provence.
Pierre Bonnard (1867-1947), un des fondateurs du mouvement nabi en 1888, visite au printemps 1890 l’Exposition des maîtres japonais organisée par le marchand Samuel Bing à l’École nationale des beaux-arts. Révolution de son regard face à ces 700 xylographies du 17ème au 19ème, uniquement des bois gravés provenant de collections françaises et ces ouvrages illustrés. Pour lui, le choc de la découverte de cet art présenté pour la première fois à Paris à l’Exposition universelle de 1867. Provocant un tel engouement des collectionneurs que Philippe Burty forgera le terme " japonisme " en 1872, pour définir l’impact du Japon sur les arts occidentaux. Samuel Bing poursuit la diffusion de l’art japonais par sa publication mensuelle Le Japon artistique, de mai 1888 à avril 1891, revue à laquelle Bonnard est abonné.
Le graphisme nippon, ces aplats de couleurs, sans ombre ni modelé, dépourvus de détails, lui révèlent la puissance de la couleur comme moyen d’expression. Tellement influencé par cet art extrême-oriental que le critique Félix Fénéon, en 1892, surnommera Bonnard le " nabi très japonard ", fusionnant son nom et celui de Japon.
Jusqu’à sa mort, son œil sera attiré par les estampes japonaises qu’il achètera. Trois bois gravés de Utagawa Kunisada, Utagawa Kuniyoshi et Utagawa Yoshimura, de sa collection, sont présentées dans la salle introductive.
Services Bracquemond, 1868 et 1866-1875. Paris, musée du Petit Palais, Paris © Antoine Prodhomme, été 2024, Aix-en-Provence.
Cette volonté d’intégrer l’influence du Japon à toutes les formes de la vie quotidienne se retrouve chez Félix Bracquemond avec son service des Treize Grâces japonaises (1868) ou le service Rousseau pour la manufacture de Creil et Montereau (1866-1875), Bracquemond manifestant son intérêt pour les gravures d’Hokusai (1760-1849) appartenant au genre "Kachô-ga", c’est-à-dire des décors de fleurs et d’oiseaux avec figuration d’insectes.
Pierre Bonnard, L’Omnibus, ca 1893. Huile sur toile. Collection particulière // Deux chiens, 1891. Huile sur toile. Southampton, City art gallery © Antoine Prodhomme, été 2024, Aix-en-Provence.
Belle idée dans le choc de la confrontation de deux toiles dans lesquelles éclatent la liberté totale du pinceau de Bonnard, un choix de couleurs limitées, allant à l’essentiel dans le temps du mouvement arrêté : L’Omnibus (1895), la modernité de la ville, en quelques traits la Parisienne devant un omnibus tout jaune, Deux chiens (1891), en suspension, sur un fond vert. " Il m’apparut qu’il était possible de traduire lumière, formes et caractère rien qu’avec la couleur ". Pierre Bonnard, 1943.
Pierre Bonnard, Femmes au jardin : Femme à la robe aux pois blancs ; Femme assise au chat ; Femme à la pélerine ; Femme à la robe quadrillée, 1890-1891. Détrempe à la colle sur toile. Paris, musée d’Orsay © Antoine Prodhomme, été 2024, Aix-en-Provence.
À côté, pièce maîtresse prêtée généreusement par le musée d’Orsay, le paravent qu’il démontera pour l’exposer comme un ensemble de panneaux séparés au Salon des artistes indépendants de 1891 : Femmes au jardin. Quatre panneaux au format allongé, tels des "kakémonos", quatre femmes dont les modèles sont sa cousine Berthe Schaedlin, dont il est secrètement amoureux et sa sœur Andrée Terrasse. Il s’agit " d’allongement des silhouettes féminines, lignes en arabesque, perspective sans profondeur, traitement décoratif des motifs " précise Isabelle Cahn.
Pierre Bonnard // Kitagawa Utamaro, 1802-1803 // Utagawa Kuniyoshi, ca 1852 © Antoine Prodhomme, été 2024, Aix-en-Provence.
Pierre Bonnard © Antoine Prodhomme, été 2024, Aix-en-Provence.
Paravent en quatre feuilles montées, celui de La Promenade des nourrices, frise des fiacres (1897) tiré dans l’économie de cinq couleurs, dans le déplacement du regard de la gauche vers la droite, dans des jeux de vide et de plein, dans l’expression du mouvement de la mère suivie par son fils faisant rouler un cerceau. Cette expression de l’amour de la mère pour ses enfants se retrouve très souvent dans les estampes nippones, celles du "kodomo" ou "enfant japonais" d’Utamaro et de Kuniyoshi. N’ayant pas eu d’enfant avec Marthe, épousée en 1925, étant ensemble depuis 1893, Pierre Bonnard succombe à ses cinq neveux et nièces nés de l’union de sa sœur Andrée avec le compositeur Claude Terrasse qu’il peint, dessine ou lithographie, Étude pour " Scène de famille " (1893) ou Grand-mère, mère et enfant (1893).
Pierre Bonnard, Voiliers et régates, ca 1930. Huile sur papier collé sur panneau. Collection Winter // Utagawa Hiroshige, Panorama des huit vues d’Omi, ca 1853. Xylographie. Collection Georges Leskowicz © Antoine Prodhomme, été 2024, Aix-en-Provence.
Pierre Bonnard, Voiliers et régates, ca 1930. Huile sur papier collé sur panneau. Collection Winter © Antoine Prodhomme, été 2024, Aix-en-Provence.
Cap sur le paysage, celui du Midi, séjours réguliers à Le Canet dès 1922 où il acquiert en 1926 une maison. Le soleil éclate dans ses peintures. L’une d’elle, un minuscule panneau, Voiliers et régates (ca 1930), est tel un Mark Rotko (1903-1970), un espace pictural et atmosphérique divisé en sol/ mer/ ciel.
"L’Heure du tigre" © Antoine Prodhomme, été 2024, Aix-en-Provence.
"L’heure du tigre" termine ce parcours, ce 3 à 5 heures japonais où l’obscurité bascule imperceptiblement vers la lumière du jour, ce "point du jour" qui précède juste le lever du soleil, ce temps où les amants quittent les geishas et les "maisons vertes". Avec comme modèle, inlassablement Marthe dans sa salle de bain, prenant son bain.
Dernier tableau de ce peintre collectionné par les peintres – Le Jardin au Cannet (1945), ex-collection Guy Bardone – L’Amandier en fleurs (ca 1930) que Bonnard, malade et alité, demandera à son neveu Charles de retoucher.
Bonnard et le Japon
30 avril - 6 octobre 2024
Centre d’art Caumont - Aix-en-Provence
Scénographie Hubert le Gall & Laurie Cousseau
Commissariat Isabelle Cahn
https://www.caumont-centredart.com/fr/evenements
Catalogue. Sous la direction d’Isabelle Cahn, avec les textes de Brigitte Koyama-Richard, Toshiko Kawakane, Sandra Gianfreda, Mathias Chivot, Marina Ferretti Bocquillon et Véronique Serrano. 192 pages. 210 illustrations. Co-éditions Caumont centre d’art / In Fine. Prix 32 € (en service de presse).
https://infine-editions.fr/publications/bonnard-et-le-japon/
Dommage que la fin du parcours de l’exposition se termine par "l’expérience immersive" de photographies de peintures de Bonnard mêlées aux Quatre saisons et à des extraits de jazz, musique "polluant" toute la sérénité de l’espace du 2ème étage. La moquette vieillissante des salles d’exposition est loin de l’esthétisme attendu d’un hôtel particulier aixois du XVIIIème.