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Publié par Gilles Kraemer & Antoine Prodhomme

Gilles Kraemer

 

Issy-les-Moulineaux. L’atelier du peintre. C’est ici que tout commença…

Henri Matisse, L’Atelier rouge, 1911. Huile sur toile.  181 x 219,1 cm..  The Museum of Modern Art, New York. Mrs. Simon Guggenheim Fund, 1949  //  Henri Matisse, Nu féminin, 1907.  Faïence stannifère.  Diam. 24,8 cm.. The Museum of Modern Art, New York. Acquisition, 2001. © Antoine Prodhomme, Fondation Louis Vuitton.

À l’origine, il n’était pas rouge vénitien cet Atelier rouge, " ce portrait chinois en creux " d’Henri Matisse (1869 - 1954) précise François Michaud – comme il le soulignera pour L’Atelier rose et l’Intérieur aux aubergines peint à Collioure à l’été 1911 - , nous présentant cette toile, prêt exceptionnel du MoMA à la Fondation Louis Vuitton pour une exposition consacrée exclusivement à l’histoire de cette toile. Exposition conçue par le MoMA à New York et le SMK - Statens Museum for Kunst- à Copenhague où elle fut présentée. Vingt-deux peintures, dix manuscrits, deux photographies autour de cette toile.

Cet Atelier, on ne l'avait pas vu à Paris depuis 1993 pour l'exposition Matisse 1904-1917 organisée par le MNAM - Centre Georges Pompidou avec le MoMA. Moment intense et choc "stendhalien" qui avait permis, de voir, dans la même salle La Danse (I) et La Danse (II) présentées. 

© Antoine Prodhomme, Fondation Louis Vuitton.

Une histoire passionnante sur cette œuvre complexe et hors du commun dont la lecture du catalogue, un vrai catalogue et non une suite de photographies, émaillé des textes pertinents d’Ann Temkin du MoMA et de Dorthe Aagesen du SMK accompagnant l’exposition, prolonge le plaisir. L’on ne savait rien de cet Atelier alors que l’on pensait " qu’il avait été étudié en profondeur depuis longtemps. " Incroyable.

Henri Matisse, Jeune marin (II), 1906. Huile sur toile.  101,3 × 82,9 cm.. The Metropolitan Museum of Art, New York. Collection Jacques et Natasha Gelman, 1998  //  Henri Matisse, L’Atelier rouge, 1911. Huile sur toile.  181 x 219,1 cm..  The Museum of Modern Art, New York. Mrs. Simon Guggenheim Fund, 1949 © Antoine Prodhomme, Fondation Louis Vuitton. 

Matisse la commence en octobre 1911 - la peinture est achevée fin 1911 ou début 1912 - commande de son collectionneur et magnat russe Sergueï Chtchoukine (1854-1936) ayant acquis en 1908 Grande nature morte ou Harmonie en rouge, à l’origine avec un fond bleu conformément à la demande du russe et que Matisse décide de repeindre " en un rouge intense et vibrant. " Chtchoukine acquiesce ce changement comme il acceptera en 1911 Intérieur ou L’Atelier rose, l’atelier du peintre où se devine sur les murs " un ensemble d’œuvres exécutées au cours des cinq années précédentes " : La Danse (I), Luxe (II), Jeune marin (II), Cyclamen.

Lettre de Lucien Assire, Compagnie des constructions démontables et hygiéniques, à Henri Matisse, 2 juin 1909. Archives Henri Matisse © Antoine Prodhomme, Fondation Louis Vuitton.

Ces vues intérieures - " cette tendance à l’introspection que l’on observe lors de moments de transition ou de bilan ", cette intimité de l’atelier de l’artiste, ce sont celles du lieu de travail que Matisse a demandé à la Compagnie des constructions démontables et hygiéniques, fournisseur des ministères de la Guerre, des Colonies, de la Marine, de lui imaginer en 1909, selon ses plans. Un carré de dix mètres sur dix, cinq mètres de haut, parquet en sapin rouge, panneaux muraux composés de lattes, édifice bâti dans le parc de la maison de la famille Matisse à Issy-les-Moulineaux.

Alvin Langdon Coburn, Henri Matisse, mai 1913. George Eastman Museum, Rochester (New York). Legs d'Alvin Langdon Coburn © Antoine Prodhomme, Fondation Louis Vuitton.

À qui tient la construction de ce bâtiment, démantelé en 1974, dont Gertrude Stein rendant visite au peintre écrit " l’énorme atelier fut plein de statues énormes et d’énormes tableaux. C’était la période de l’énorme pour Matisse. " ?

Au collectionneur hors du commun Chtchoukine. Sans son appui constant et généreux d’achats d’œuvres à Matisse, ce dernier n’aurait pas accédé à une telle aisance financière. Le russe a 51 ans lorsqu’il rencontre l’artiste de 37 ans. Il lui commande Les joueurs de boules (1908). Le français est libre, selon le contrat le liant à Berheim-Jeune, " d’accepter, sans verser de pourcentage à son galeriste, des commandes directes de décorations. ". Carte blanche lui était permise de traiter directement avec un commanditaire. Suivront La Danse (II) (1909-1910) et La Musique (1910), deux mètres soixante sur presque quatre mètres.

À l’origine, il n’était pas rouge vénitien – un pigment à base d’oxyde de fer - cet Atelier rouge aux identiques dimensions d’Atelier rose avant que " l’audace de Matisse s’exprime de manière spectaculaire par sa décision, prise à un stade avancé, d’appliquer une couche de peinture rouge sur presque toute la surface de la toile. " Il l’applique sur une composition déjà achevée. " Ce qui laisse penser qu’au moins un mois s’est écoulé entre l’état antérieur et la phase finale de la réalisation ". " Le mur était bleu de cobalt. Des touches de rose vif indiquent la couleur initiale du sol. Tous les meubles étaient initialement peints en ocre jaune. "

Sans l’avoir vu, seulement d’après une esquisse à la mine de plomb et aquarelle sur papier, le russe le refuse. Il ne quittera pas Paris. Son histoire devient tout autre.

Que figure-t-il ? " Il y a tout lieu de croire que la scène peinte rend compte fidèlement des œuvres et des objets qui se trouvaient dans l’atelier au moment ou Matisse a entrepris son tableau. Une continuation de L’Atelier rose. Selon un autre angle.

Aujourd'hui, au MoMA, L’Atelier rouge est présenté dans la même salle que La Danse (I) (1909). Dans cette salle new yorkaise figure, dans un dialogue avec L’Atelier, Jeune marin (II) (1906), prêté aujourd’hui à Paris avec l’assiette Nu féminin (1907), deux des onze œuvres de Matisse figurant dans L’Atelier.

Deux n’existent plus : Grand nu (1911) détruit par Jean Matisse, à la demande expresse de son père après le décès de ce dernier et le plâtre de Jeannette (IV) (1911), détruit à une date inconnue.  

Henri Matisse, Corse, le vieux moulin, 1898. Huile sur toile. 38,5 x 46 cm.. Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud, Cologne © Antoine Prodhomme, Fondation Louis Vuitton.

Henri Matisse, Le Luxe (II), 1907-1908. Détrempe sur toile.  209,5 x 139 cm.. SMK - Statens Museum for Kunst, Copenhague (Musée national d’art du Danemark). Collection Johannes Rump, 1928  //  Figure décorative, 1908. Bronze, fonte 1/10, Bingen & Costenoble, Paris, 1908. 71,8 x 50,8 x 30,5 cm.. Art Gallery of Ontario, Toronto. Don de Sam et Ayala Zacks, 1970 © Antoine Prodhomme, Fondation Louis Vuitton.

Henri Matisse, Nu avec écharpe blanche, 1909.  Huile sur toile. 116,5 x 89 cm.. SMK - Statens Museum for Kunst, Copenhague (Musée national d’art du Danemark). Collection Johannes Rump, 1928 © Antoine Prodhomme, Fondation Louis Vuitton.

Présents aussi à Paris, Corse, le vieux moulin (1998), ex-collection Gérard J. Corboud, venu de Cologne ; la terre cuite de Nu debout, très cambré (1905-1907) et la toile Cyclamen (1911), prêts de collections privées ; Baigneurs (1907), Le Luxe (II) (1907-1908), Nu à l’écharpe blanche (1909), prêts du SMK et le bronze de Figure décorative (1908), d’Art Gallery of Ontario, Toronto.

Un coup de force magistral, ce " Kunstkammer " dans ce miracle d'avoir réuni toutes ces œuvres. Ne restera, in fine, que le catalogue de ces instants magiques.

Henri Matisse, La Fenêtre bleue, 1903. Huile sur toile. 130,8 x 90,5 cm.. MoMA, New York. Abby Aldrich Rockefeller Fund, 1939  // Poissons rouges et sculpture, 1912. Huile sur toile.  116,2 x 100,5.. The Museum of Modern Art, New York. Don de Mr. et Mrs. John Hay Whitney, 1955 © Antoine Prodhomme, Fondation Louis Vuitton.

Et après ce refus ?

Le tableau reste en possession de Matisse pendant seize ans. Durant cette période, il fut présenté, avec 11 toiles du maître, à la Seconde exposition post-impressionniste aux Grafton Galleries à Londres à l’automne 1912 sous l’appellation de Panneau rouge, à l’Armory Show à New York, Chicago et Boston en 1913, à Düsselorf à la galerie Flechtheim en décembre 1913 sous le nom d’Atelier - Intérieur.

L’Atelier rouge est acquis en septembre 1927 par David Pax Tennant, fondateur à Londres du Gargoyle Club où se croisent aristocrates et artistes. Le tableau, rejoint par Atelier, quai Saint-Michel (1916-1917), demeure dans ce club, sur un mur miroirs en carreaux de verre jusqu’au début des années 1940, avant d’être acheté par Georges Frédérik Keller, directeur de la galerie Bignou à New York.

En 1949, sous le directorat de Alfred H. Barr Jr, L’Atelier rouge entre au MoMA grâce à l’aide financière d’Olga Guggenheim, l’unique donatrice du tableau. L’ombre d’Albert Barnes a joué sur la conclusion rapide de l’acquisition de cette toile.

Dans une période " où presque tous les meilleurs Matisse de cette période se trouvent aujourd’hui à Moscou. " Dans le sous-entendu de cette époque de " la guerre froide " …, des Matisse historiques et impossibles à voir puisqu'en U.R.S.S.. Un coup de force diplomatique étasunien.

Henri Matisse, Grand Intérieur rouge, 1948. Huile sur toile. 146 x 97 cm. Musée national d’art moderne - Centre Georges Pompidou, Paris. Acquisition de l’État, 1950 © Antoine Prodhomme, Fondation Louis Vuitton.

En février 1949, la Pierre Matisse Gallery  - galerie de Pierre (1900-1989), fils de … - expose 13 tableaux de son père, de 1946 à 1948, des dessins ainsi que des papiers découpés.

Parmi les œuvres Grand intérieur rouge (1948),  - dénommé Grand intérieur en rouge lors se sa présentation new yorkaise - composition dominée par le rouge cadmium. Jean Cassou le fera acquérir par le Musée national d’art moderne. " Paris renforce par un tel achat l’importance et la contemporanéité de sa collection d’art moderne. "

 

Toutes les citations, entre parenthèses, sont extraites de la lecture passionnante du catalogue, un vrai roman de la vie de Matisse, entre New York, Londres, Paris, Collioure et Moscou.

© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Fondation Louis Vuitton.

Matisse, L’Atelier rouge

4 mai - 9 septembre 2024

Fondation Louis Vuitton - Paris

L’exposition a été conçue par Ann Temkin, conservatrice en chef au MoMA, The Marie-Josée and Henry Kravis Chief Curator of Painting and Sculpture et Dorthe Aagesen, conservatrice en chef au SMK, Statens Museum for Kunst, Copenhague. Avec le concours des archives Henri Matisse.

Dernier regard sur le Jeune marin (II) © Antoine Prodhomme, Fondation Louis Vuitton. Portrait masculin ce qui est rare chez Matisse durant la première décennie du XXe siècle. Il réimagine Jeune marin (I) (1906), collection privée.

Présentation à Paris. Commissaire générale Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton, commissaire associé François Michaud, conservateur, assisté de Magdalena Gemr.

Matisse, L’Atelier rouge a été présenté du 1er mai au 10 septembre 2022 au MoMA à New York et du 13 octobre 2022 au 26 février 2023 au SMK à Copenhague.

Catalogue. Matisse. L’Atelier rouge. 232 pages. Textes d’Ann Temkin, Dorthe Aagesen. Essai de François Michaud L’atelier retrouvé. Subtilité de la mise en page de ce catalogue au rouge vénitien repris en gardes et contre-gardes. Éditions de la Fondation Louis Vuitton. Hazan. Prix 45 € (en service de presse).

 

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