Aux Abattoirs de Toulouse, les paysans entrent en campagne avec les artistes
Marie-Christine Sentenac
Damien Rouxel © Marie-Christine Sentenac, Toulouse, Les Abattoirs, 2024.
Sujet brûlant s’il en est, notamment avec les soulèvements paysans qui ont occupé la une des quotidiens lors de son vernissage en parallèle avec l’ouverture du Salon de l’agriculture, l’exposition ARTISTES & PAYSANS, Battre la campagne aux Abattoirs, le musée d’art contemporain de Toulouse, tout à fait dans l’air du temps, ne pouvait pas mieux tomber !
Le monde paysan est ausculté depuis l’aube des temps (peinture, sculpture, littérature …) jusqu’à nos jours où les problèmes semblent s’accumuler sur une population de plus en plus précaire qui manque de reconnaissance et se sent méprisée par le reste des citoyens et les pouvoirs publics.
Le travail ancestral au plus près de la nature et des animaux s’est peu à peu modifié avec la mécanisation, l’apparition de la chimie, le changement de structure des exploitations et des circuits de distribution. C’est un documentaire sur la vie de ces rescapés. La vie familiale y tient une grande place même si des tensions peuvent naître entre les différentes générations qui n’envisagent pas l’avenir de la même façon, les plus jeunes optant souvent pour des modes de vie décroissants.
Karoll Petit, Un système à bout de souffle, 2019. Photographies sur dibond. Collection de l’artiste © Marie-Christine Sentenac, Toulouse, Les Abattoirs, 2024.
Un paysan se suicide tous les deux jours, chiffre officiel. Il semblerait que la réalité soit hélas bien pire selon la photographe Karoll Petit qui a choisi de photographier une chaise vide dans l’environnement des suicidés pour symboliser leur disparition. Il est beaucoup question de politique, de sociologie, d’ethnologie, d’éthique, un peu de philosophie, certains se proclament artgriculteurs. 52 artistes ou collectifs, environ 150 œuvres, livrent leur regard sur ce monde en voie d’extinction. C’est un documentaire sur la vie de ces rescapés qui peut aussi être vu comme une métaphore de la condition de certains artistes.
Ceux qui s’attendraient à contempler des visions bucoliques et panthéistes de la nature et des travaux des champs seront fort déçus. Politique et militante, abordant les problèmes de bioéthique et de climat, la présentation se place du côté des oubliés. Il est ici question de la violence des multinationales, d’agrobusiness, de l’exploitation par des groupes agro-alimentaires ultra puissants d’une partie de la population en survie, réduite en quasi-esclavage, de mise en scène du paysage, de déchets, de semences, de récupération, d’appauvrissement des sols, de pollution des eaux et de l’air. Utopie d’un monde sans marché ?
Les œuvres de Jules Breton (le peintre des paysans), Rosa Bonheur, Léon Lhermitte, Jean Amblard prouvent qu’il n’est pas nécessairement besoin de grand discours politiques pour dénoncer la condition misérable des paysans.
© Marie-Christine Sentenac, Toulouse, Les Abattoirs, 2024.
Marinette Cueco (1934 - 2023), Bris et débris, 2022. Installation de 36 casiers, plantes et matériaux divers. 263x 263 cm.. Collection particulière © Marie-Christine Sentenac, Toulouse, Les Abattoirs, 2024.
Déjà dans les années 70 les pionniers de l’art écologique Agnès Dénes et Gianfranco Baruchello ont occupé des terres pour les sauver de la spéculation immobilière. Marinette Cueco, en 1960, récolte des plantes, herbes, écorces, mousses et feuilles pour créer des paysages poétiques.
Pascal Rivet (1993), IH, 2001. Collection Frac Occitanie-Montpellier. Tracteur en bois réalisé à l’échelle 1, 252 x 350 x 218 cm. © Marie-Christine Sentenac, Toulouse, Les Abattoirs, 2024.
La présentation s’ouvre sur un des tracteurs en bois de Pascal Rivet, réalisé à l’échelle; dans le parcours, sa vidéo montre un tracteur similaire en train de brûler. Le ton est donné.
Thierry Boutonnier (1988), Série Objectfs de production, 2005. Dont Expliquer les objectifs de la production laitière aux vaches. Photographies contrecollées sur aluminium. Collection de l’artiste © Marie-Christine Sentenac, Toulouse, Les Abattoirs, 2024.
Les artistes ne manquent pas d’ironie. Nombreux sont ceux qui viennent du milieu paysan et qui le rejettent sans pouvoir s’en détacher vraiment. L’artiste arboriculteur Thierry Boutonnier explique le cours du lait à une vache ou la chaîne de transformation de la viande à un cochon …
Damien Rouxel, de la série Histoires de famille, 2016, en cours, collection de l’artiste, photographie couleurs, dimensions variables © © Marie-Christine Sentenac, Toulouse, Les Abattoirs, 2024.
Pour Damien Rouxel la ferme familiale devient une aire de jeu. Ses mises en scènes qui s’ancrent dans l’histoire de l’art déconstruisent les stéréotypes avec humour et audace. Queer revendiqué dans un milieu plutôt traditionnel et fermé, plasticien, photographe, performer, il veut faire «bouger les lignes ». Il rejoue avec sa mère La Pietà d’après Michel-Ange (1499), El Tres de mayo de 1808 en Madrid d'après Francesco Goya (1814) où les fourches ont remplacé les fusils et il compose un portrait royal désopilant dans la ferme, pied de nez à ceux qui le traitaient de «bouseux», sa honte de jeunesse.
Hassan Musa (1961), The Total happiness, 2008. Encre sur tissu. 197 x 234 cm.. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Maïa Muller, Paris © Marie-Christine Sentenac, Toulouse, Les Abattoirs, 2024.
Hassan Musa, qui affirme « je suis un peintre avant tout », insiste sur sa dette envers les aînés. Il veut faire entendre sa voix après avoir glané de Rubens à Warhol le sens de la composition entre autre qui l’a impressionné lors de sa découverte des Glaneuses de Jean- François Millet.
«…quand on a fini ses études [d’art-ndlr] on se demande ce qu’on va faire après ça, ils ont tout fait…on vient après la récolte. ..Alors moi je suis un glaneur, on ne peut pas se passer de la tradition sans réinventer la roue…mais on peut inventer notre roue à nous, c’est ce que j’essaye de faire…j’essaye de faire entendre ma voix » voix critique et pleine d’esprit dans l’inscription en gothique de citations sur sa re-interprétation du tableau iconique, l’une de l’ethnologue Michel Leiris, l’autre du P.-D.G. de Total. Le blé est remplacé par des avocats qui sont destinés à la consommation des pays riches et contribuent à appauvrir les populations autochtones. Il dénonce la mainmise de Total sur le continent africain ayant déjà engendré des catastrophes en Birmanie, Afrique de l’Ouest et au Congo et actuellement responsable du déplacement de populations en Ouganda et Tanzanie causé par la construction d’un pipe-line.
Cette toile ne figure pas dans l'exposition - Jean-François Millet (1814 - 1875), Des glaneuses, 1857. Huile sur toile. H. 83,5 ; L. 110 cm avec cadre H. 116 ; L. 143,5 ; EP. 8 cm.. Donation sous réserve d'usufruit Mme Pommery, 1890 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.
Autour d'objets "glanés" par Agnès Varda © Marie-Christine Sentenac, Toulouse, Les Abattoirs, 2024.
Clin d’œil, à la fin de l’exposition les Glaneuses (1857) de Jean-François Millet [conservé au musée d’Orsay] se déclinent sur toutes sortes d’objets vernaculaires, du sucrier à la boîte à gâteaux en passant par les pots à épices et assiettes récoltés par Agnès Varda en 2000 lors du tournage de son film Les Glaneurs et la Glaneuse. Le tableau avait atteint un prix record au XIXème siècle et chaque foyer en possédait au moins une version. https://www.musee-orsay.fr/fr/oeuvres/des-glaneuses-342#
Le Mucem de Marseille a prêté 26 objets, outils et instruments, issus de la collection du Musée des Arts et Traditions populaires, collectés sur le terrain par son directeur Georges Henri Rivière (1897-1985).
On peut trouver cette exposition trop dense et didactique, bavarde, mais chacun y trouvera, sans doute, un intérêt.
Henri Cueco (1929- 2017), Coucher de soleil, 1975. Acrylique sur toile. 130 x 325 cm.. © Marie-Christine Sentenac, Toulouse, Les Abattoirs, 2024.
Fabrice Hyber (1961), Confort éternel, 2022. Fusain, peinture à l'huile, pastel © Marie-Christine Sentenac, Toulouse, Les Abattoirs, 2024. Rendu à la terre, le mort la nourrit, l'enrichit, réamorçant un cercle perpétuel.
et les amateurs d’art plastique y trouveront leur compte avec, entre autres, les peintures d'Henri Cueco, de Fabrice Hyber, les paysages suspendus en verre de Mathilde Caylou, les photographies de Simone Villemeur-Deloume témoins de ce que fut autrefois ce lieu, qui se doit de conserver son nom, les Abattoirs.
En Occitanie, jusqu’en décembre onze parcours se déploient hors les murs.
Aurélie Ferruel (1988) et Florentine Guédon (1990), Culte, 2017. Tissu, coton, lin, peinture et bois, toiles 240 x 115 cm. Collection des artistes © Marie-Christine Sentenac, Toulouse, Les Abattoirs, 2024.
Visite presse. Annabelle Ténèze, Lauriane Gricourt et Julie Crenn © Marie-Christine Sentenac, Toulouse, Les Abattoirs, 2024.
ARTISTES ET PAYSANS. Battre la campagne
1er mars - 25 août 2024
Les Abattoirs, Musée - Frac Occitanie Toulouse
Ce projet a bénéficié du soutien exceptionnel et des prêts du musée d’Orsay et du Mucem - musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée.
Commissariat : Julie Crenn commissaire indépendante, Lauriane Gricourt directrice des Abattoirs, Annabelle Ténèze directrice du Louvre-Lens [précédemment directrice de Les Abattoirs, elle a pris ses fonctions à Lens le 24 septembre 2023].
Catalogue. Textes de Julie Crenn, Nina Ferrer-Gleize, Estelle Deléage, Hélène Guetat-Bernard. Éditions Dilecta. Prix 28 € (en service de presse)
https://www.lesabattoirs.org/expositions-presente-aux-abattoirs/