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Gilles Kraemer

1915. Paul Guillaume n’a alors que vingt-trois ans. Costume d’un bon faiseur, cravaté, ganté, chapeauté, une cigarette à la main. C’est ainsi qu’Amedeo Modigliani, trente et un an, campe ce nouveau pilote de l’art, ce novo pilota comme il l’inscrit en bas de la toile. (1) Il peindra trois autres portraits de Paul dont deux sont exposés au musée de l’Orangerie dans le cadre de l’exposition que Simonetta Fraquelli & Cécile Girardeau consacrent aux relations entre ces deux hommes : Amedeo Modigliani. Un peintre et son marchand.

Amedeo Modigliani, Paul Guillaume. Novo pilota, 1915. Huile sur carton collée sur contre-plaqué parqueté.105 x 75 cm.. Paris, musée de l’Orangerie © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 2023, in situ de l'exposition.

Amedeo, le livournais, arrive à Paris en 1906. C’est par l’intermédiaire de Max Jacob que Paul fit sa connaissance en 1914. Il l’achète, le vend, le collectionne, le défend mais ne lui organisera jamais d’exposition personnelle de son vivant. Léopold Zborowski fut également son marchand. Après la mort d’Amedeo le 24 janvier 1920, il le défendra jusqu’à son décès brutal en octobre 1934, conséquence d’une hospitalisation trop tardive pour une appendicite aggravée en péritonite. Il avait quarante-trois ans.

Omission dans le titre de l’exposition du nom de Paul Guillaume ! Moins vendeur que celui d’Amedeo ?

 

Trente années après le livre de Colette Giraudon : Paul Guillaume et les peintres du XXe siècle. De l’art nègre à l’avant-garde, Sylphide de Daranyi avec Paul Guillaume. Marchand d'art et collectionneur (1891-1934) nous livre une appréhension plus complète et exhaustive de ce personnage comme elle le souligne dans l’introduction de cet ouvrage consacré à ce moderne Rastignac.

Un éclairage étonnant sur cet homme que l’on imaginait, élevé, normalement "bien" élevé. Guillaume Apollinaire lui a mis "le pied à l’étrier", plutôt les deux pieds, lui ouvrant largement son carnet d’adresses dès 1911 comme le fera Max Jacob. Convié en 1918 par le poète, écrivain et critique d’art Guillaume Apollinaire à son déjeuner de mariage, il néglige de s’y rendre, poussant la muflerie jusqu'à offrir au jeune couple une ménagère de couverts… d’occasion.

Dans le royaume des "croques-en-jambe" comme l’était déjà le commerce de l’art - cela n’a pas changé au XXIe siècle -, il est dans une oscillation fondamentale entre son amitié réelle et son ambition qui sera chez lui constante. Agissant pour Albert Barnes comme un intermédiaire moyennant une commission le plus souvent de 5% du prix d’achat, pour la constitution de la Fondation artistique étasunienne de celui-ci, il réussit à acheter au collectionneur et marchand danois Christian Tetzen-Lund Acrobate et jeune arlequin de Picasso sans lui dire qu’il agissait pour Barnes d’où la colère du danois lorsqu’il apprendra la destination finale de cette exceptionnelle peinture de 1905.

Il épouse en octobre 2020 Juliette Lacaze, sa cadette de 7 ans, qu’il surnommera Domenica. Cela sonne mieux à l’oreille. Où se sont-ils rencontrés, quel métier exerçait-elle ? Sylphide de Daranyi n’en dit rien ! Un véritable partenariat que cette union car Domenica à l’ambition dévorante, l’élégante femme du monde – Sonia Delaunay lui dessinera une robe - sait recevoir. Loin de faire de la figuration, elle est une véritable partenaire pour Guillaume. Un couple agréable à regarder, "fashionable", se mettant en scène, fonctionnant selon un "agreement" car les pathologies dont souffre Guillaume lui permettent-elles d’avoir des relations sexuelles ? Peu importe. Eut-elle des aventures durant son mariage avec Guillaume ? Silence de sa biographe sauf sur la liaison, durant son premier mariage, avec son futur second mari, l’architecte Jean Walter, exploitant des mines de plomb et de zinc au Maroc, qu’elle n’épousera qu’en septembre 1941. Autant choisir des maris riches…

La personnalité de Domenica reste un mystère glacial. Imaginant que l’héritage de Guillaume va lui échapper, elle se fait passer pour enceinte et accueille un bébé né en novembre 1934, nommé Jean-Pierre. Son second époux meurt, renversé par une voiture en juin 1957 puis tentative d’assassinat dont est victime Jean-Pierre en 1959. Procès médiatique de cette double veuve, richissime de surcroit. Domenica la diabolique tel que l’évoque Christine Clerc dans son livre parue en 2021. Elle aurait affolé, aujourd’hui, le gazouillis d’X, la belle Domenica peinte par André Derain et Marie Laurencin.

La diabolique acquittée vendra, fort opportunément, sous réserve d’usufruit, sa collection à l’État en 1959 et 1963, la Collection Walter Guillaume. André Malraux était ministre d’État chargé des Affaires culturelles. Ses deux maris réunis pour l’éternité dans le sous-sol d'un musée de l’Orangerie rénové en 2006, le rez-de-chaussée étant réservé aux Nymphéas de Claude Monet.

En mai-juin 1929, il avait présenté sa collection d’art contemporain chez son confrère Berheim-Jeune, 126 peintures et sculptures, avec le choix d’une seule œuvre africaine, un reliquaire Fang, inauguration par le ministre de l’Instruction publique et le sous-secrétaire aux Beaux-Arts. Comme un retour à ses débuts de marchand avec la présentation de ce reliquaire puisque c’est par la vente d’objets africains dans un garage de l'avenue de la Grande Armée  - il confiera plus tard ses soclages au virtuose Kichizo Inagaki - qu’il entre dans le marché de l’art.

Artiste fang, Gabon. Élément de reliquaire eyima byeri, avant 1941 (détail). Bois. Musée du quai Branly, dépôt au musée de l’Orangerie © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 2023, in situ de l'exposition.

Troisième rencontre, celle du milliardaire étasunien Albert Barnes, en 1922. La roue de la fortune pour le français. L’ambition de Barnes n’est rien de moins que se constituer la plus belle collection d’art moderne et d’art africain aux États-Unis. Cette communion durera jusqu’en février 1929 et cessera lorsque Guillaume retravaillera avant publication un texte consacré à la sculpture africaine que celui-ci lui avait confié. Il ne faut pas trop jouer avec les puissants et se rappeler que même géant, Guillaume a des pieds d’argile.

Royaume des "bisounours" que celui du marché de l’art… à travers le portrait éclairant que dresse Sylphide de Daranyi de ce galeriste et météore, commençant sa carrière dans un garage.

 

 

Paul Guillaume peignait-il ? Oui. Rien ne l'indique ni dans le catalogue de l'exposition ni dans cet ouvrage. Je renvoie à la fiche rédigée par le marchand Édouard Ambroselli « Je m’occupe aussi beaucoup de peinture : j’en fais et je défends et soutiens quelques amis ». C’est ainsi que Paul Guillaume se présente dans la première lettre qu’il adresse au poète Tristan Tzara, le 13 mars 1916. [Paris, fonds Tzara, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (TZR.0 1846)] 

 https://edouardambroselli.com/wp-content/uploads/2019/10/15-Paul-Guillaume.pdf

Paul Guillaume, Nature morte à la mangue. Huile sur carton. Signé et dédicacé en bas à droite. Vente du 30 mars 2021, Artcurial Paris, n°153. Adjugé 4 160 € sur une estimation de 1 000 / 1 500 €.  

https://auctions.artcurial.com/auction-lot/paul-guillaume-1891-1934-nature-morte-a-la-mang_4E24317BEF

Catalogue Édouard Ambroselli. Paul Guillaume, Fruits sur l'assiette, 1922. Huile sur carton. Toile vendue au musée de l'Orangerie comme précisé par ce marchand parisien. https://edouardambroselli.com/oeuvre/paul-guillaume/

 

(1) Acquisitions récentes | Musée de l'Orangerie (musee-orangerie.fr) 

Dessins anciens & modernes - Salon du dessin, vendredi 24 mars 2017, salle 5 - Drouot-Richelieu, Amedeo Modigliani (1884-1920), Portrait de Paul Guillaume à mi-cuisse. Mine de plomb sur vélin mince. Signé en bas à droite. Annoté « NOVO PILOTA ». 43 x 33,5 cm.. Provenance : Collection Domenica Walter-Guillaume, épouse de Paul Guillaume puis de Jean Walter. Par descendance successive. 

Le dessin de Modigliani, Portrait de Paul Guillaume à mi-cuisse, acquis le 24 mars 2017 à Drouot-Richelieu par le musée de l’Orangerie, ne figure ni à l’exposition ni n’est reproduit dans le catalogue (75 000 € frais compris). La provenance Paul Guillaume fait toujours rêver.  A cette même vente et d'identique provenance figurait un second Portrait de Paul Guillaume, 1915, mine de plomb et crayon gras sur vélin mince par Amedeo Modigliani (187 000 € frais compris, deux fois son estimation).  Dessins anciens & modernes - Salon du dessin - Ader (ader-paris.fr)

Amedeo Modigliani, Elvire assise, accoudée à une table, 1919. Huile sur toile. Saint Louis art museum © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 2023, in situ de l'exposition.

Amedeo Modigliani. Un peintre et son marchand

20 septembre 2023 - 15 janvier 2024

Musée de l’Orangerie - Paris

Commissariat : Simonetta Fraquelli, commissaire indépendante et historienne de l'art & Cécile Girardeau, conservatrice au musée de l’Orangerie

Catalogue. Essais de Yaëlle Biro, Simonetta Fraquelli, Cécile Girardeau et Marie-Amélie Senot. 168 pages. Dommage que les notices soient très restreintes. Coédition Établissement public des musées d'Orsay et de l'Orangerie- Valéry Giscard d'Estaing / Éditions Flammarion. Versions français et anglais. Prix 35 € (service de presse). Photographies présentant l'accrochage de la collection Paul Guillaume avenue de Messine, avenue du Bois, avenue de Villiers. 

https://www.musee-orangerie.fr/fr

Sylphide de Daranyi. Paul Guillaume. Marchand d'art et collectionneur (1891-1934). 288 pages. Coédition Établissement public des musées d'Orsay et de l'Orangerie- Valéry Giscard d'Estaing / Éditions Flammarion. Prix 26 € (service de presse).

https://editions.flammarion.com/modigliani/9782080430397

https://editions.flammarion.com/Catalogue/(recherche)/paul%20guillaume

 

 

Tag(s) : #Expositions Paris, #Livres, #Marché de l'art, #Musées
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