Le théâtre est-il huis clos ? Ivo van Hove et Ingmar Bergman
Gilles Kraemer
Après la répétition - Justine Bachelet & Charles Berling © Vincent Berenger
Huis clos de l’interrogation du théâtre, du metteur en scène, de la création, de l’actrice, dans lequel nous entraîne le flamand Ivo van Hove, reprenant, plus de dix années après sa création avec la troupe de l’International Theater Amsterdam, le diptyque bergmanien : Après la répétition et Persona.
Une représentation, c’est un texte, des acteurs et, naturellement des spectateurs. Eux qui accompagnent de leur présence le spectacle vivant. Faut-il encore que l’on puisse entendre le plateau. Même sonorisée, la voix d’Anna/ Justine Bachelet ne passait pas le 5ème rang pour Après la répétition ; pareille errance de sonorisation ne se renouvela pas dans Persona.
Après la répétition © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, novembre 2023, Théâtre de la Ville- Sarah Bernhardt
Après la répétition - Charles Berling & Emmanuelle Bercot © Vincent Berenger
Charles Berling, grand acteur. Il est physiquement, scéniquement Vogler, ne vivant que pour le théâtre qu’il a découvert à 12 ans. La salle de répétition est presque son lieu de vie. Aujourd’hui, il a souhaité mettre en scène Le Songe d’August Strindberg (1907). La jeune comédienne, Anna, qu’il a choisie, n’a que 23 ans et 3 mois. Est-elle sa fille ? Il l’a remarquée dans son interprétation d’Agnès, l’ingénue naïve et ignorante des choses du monde de L’École des femmes de Molière (1662). Elle y était… nulle. Un peu maso Henrik qui aime bien les complications et les tourments de l’âme puisqu’il a élue Rakel / Emmanuelle Bercot, qui fut sa maîtresse, toujours amoureuse de lui, mère d’Anna, pour ne dire que quelques phrases dans sa prochaine pièce. Qu'est-ce qui le pousse dans ce choix d’une actrice déchue et alcoolique ! Remords de l’avoir abandonnée ? Une thérapie bien qu’il s’en dédouane en lui redonnant un rôle. Tout se joue dans cette difficulté d’imaginer une nouvelle mise en scène, lui qui aime les acteurs, leur courage, ne pouvant leur faire du mal dans cette fonction de " débroussailleur " dans laquelle il se place, considérant " Shakespeare comme le meilleur metteur en scène ". Doit-on le plaindre dans sa difficulté à faire percevoir à Anna ce que doit être l’implication de l’acteur. Se joue-t-elle de lui ? Serait-il déjà trop vieux ? Doit-on le plaindre ? Il retournera à sa solitude.
Persona © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, novembre 2023, Théâtre de la Ville - Sarah Bernhardt
Persona - Justine Bachelet & Emmanuelle Bercot © Vincent Berenger
Un autre monde avec Persona. Justine Bachelet est étincelante dans son rôle physique et entier de l’infirmière Alma, face à Elisabeth Vogler/ Emmanuelle Bercot, dépressive, se murant dans le silence depuis trois mois. Jusqu’à l’interrogation ultime d’Alma à son égard, exacerbée, à bout, comme un cri : " Essayez de répondre " avec l’unique réponse, salvatrice : " Rien ". Après cette catharsis, son retour à la réalité, l’actrice hospitalisée pouvait enfin remonter sur les planches et reprendre Électre qu’elle avait arrêtée en pleine représentation. Ce que souligne Ivo van Hove dans sa note d’intention : " une actrice répète le jour et joue le soir. Ce n’est pas un job " nine to five" ". Remettre les pendules à l’heure et montrer que l’actrice est aussi une femme, "Janus" avec ses doutes et ses (in)certitudes.
Persona réside dans sa force visuelle. Comme un renvoi rétinien, au lever du rideau, vers une sculpture de la belge Berlinde de Bruyckere, dont l’œuvre s’inscrit dans la chair, entre Éros et Thanatos. La première image, celle d’Elisabeth Vogler, de dos, nue, recroquevillée sur une table métallique, sous la lumière crue d’hôpital de Jan Versweyveld, également scénographe de ces deux pièces. S’occupant d’elle, Alma, lui parlant sans cesse, lui lisant une lettre, lui faisant entendre la radio, l’habillant. Comme unique réponse quelques rires.
Après ce séjour hospitalier, la docteur/ Elisabeth Mazev qui a compris que " son silence est un rôle de plus " décide de l’envoyer dans une maison de convalescence. Les murs de l’hôpital s’abattent, le plateau entouré d’eau est devenu une île. Nouvelle magie visuelle, très forte, vers l’immensité, la blancheur, la lumière. Lieu isolé dans lequel un dialogue parole/silence s’instaure, presque celui d’une fille - Anna - à l’égard de sa mère - Elisabeth - qu’elle essaye de sortir de son mutisme, fumant une cigarette avec elle, ne cessant de lui parler, de lui raconter des histoires, de sa vie intime, de son premier amour sur une plage, de son avortement. Magistrale mademoiselle Bercot murée dans son silence volontaire. Son corps, son visage deviennent réponses aux mots d’Alma. Une performance extraordinaire.
Ingmar Bergman Après la répétition / Persona
06 au 24 novembre 2023
Théâtre de la Ville - Sarah Bernhardt
Mise en scène Ivo van Hove / Dramaturgie Peter van Kraaij / Traduction Daniel Loayza
Scénographie & lumière Jan Versweyveld / Conception sonore Roeland Fernhout /
Costumes An D’Huys
Emmanuelle Bercot Rakel dans Après la répétition puis Élisabeth Vogler, la comédienne mutique dans Persona
Charles Berling Vogler dans Après la répétition puis Vogler – Persona
Justine Bachelet Anna, la jeune comédienne dans Après la répétition puis Alma l’infirmière dans Persona
Elizabeth Mazev La docteur – Persona
Charles Berling, Justine Bachelet, Emmanuelle Bercot & Elisabeth Mazev © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, novembre 2023, Théâtre de la Ville- Sarah Bernhardt