Terra incognita : les néo-romantiques – Musée Marmottan Monet
Gilles Kraemer
Christian Bérard & Jean-Michel Frank, paravent à quatre feuilles réalisé pour l’appartement de Claire Artaud, 1930. Huile sur toile, bois moulé doré. 105 x 202 cm.. Paris, Alexandre Biaggi © Le Curieux des arts, Gilles Kraemer, 2023. Fragile et simple plan qui comprend et réduit l’espace, mais sert du même mouvement à le manipuler, le réordonner, le segmenter, le diffracter, le paravent est, avec le praticable, l’un des éléments fondateurs du théâtre précise Patrick Mauriès.
L’histoire de l’art moderne du XXème siècle, dont l’on pense connaître les moindres mouvements, recèle des zones d’ombre et des terres inexplorées, se nourrissant de silences et d’omissions. La storia dell'arte moderna del Novecento, di cui si pensa conoscere i minimi movimenti, nasconde zone d'ombra e terre inesplorate, nutrendosi di silenzi e d'omissioni.
Re-découverte. Re-naissance. Un (nouveau) regard sur ce pas de côté dans l’histoire de l’art, entre futurisme, cubisme, orphisme, abstraction : le néo-romantisme, ce mouvement méconnu que Patrick Mauriès, déchiffreur des figures oubliées remet dans la lumière, dans cette exposition du musée Marmottan Monet : Néo-romantiques. Un moment oublié de l’histoire de l’art moderne, 1926-1972. Titre éponyme de l’ouvrage consacré à ce mouvement qu’il publia en 2022. (1)
Œuvres de Christian Bérard dont en bas à droite, Portrait d’Hélène Anavil, 1948. Les deux œuvres sur papier, en haut à droite, sont d’Alexandre Serebriakoff.
Œuvres de Thérèse Debains (1897-1974), toutes en collections particulières © Le Curieux des arts, Gilles Kraemer, 2023.
Près d’une centaine d’œuvres, provenant de collections privées et publiques, sont réunies pour (re)découvrir ce mouvement post-moderne, né en 1926 à la galerie Druet, ces artistes confrontés à la figure terrifiante de Pablo Picasso comme le furent les maniéristes du XVIème siècle face à Raphaël ou Léonard souligne Patrick Mauriès, ajoutant préférer l’appellation néo-maniériste plus juste. James Thrall Soby, collectionneur et critique, publia en 1935 le seul livre, jusqu’à présent à leur être consacré : After Picasso. " Picasso et après " ou " D’après Picasso ". Double sens de la lecture du titre. La présence écrasante du Minotaure à laquelle se trouvaient confrontés Christian Bérard (1902-1949) et Thérèse Debains (1897-1975), les russes Pavel Tchelitchew (1898-1957), les frères Eugène (1899-1972) et Leonide Berman (1898-1976) (emporté dans un imbroglio sentimental avec Thérèse Debains et Christian Bérard) ayant fui leur pays après la révolution d’Octobre 1917, le néerlandais Kristians Tonny (1907-1977). Christian Bérard et les frères Berman dont le futur couturier Christian Dior fut le galeriste.
Ensemble de panneaux en trompe-l’œil commandé par James Thrall Soby pour la salle à manger de sa résidence à Farmington, en 1936 // Eugène Berman, Marie Laure de Noailles, 1938. Huile sur toile. Collection particulière © Le Curieux des arts, Gilles Kraemer, 2023.
(Re)découverte du mouvement artistique " néo-romantique " ou " néo-humaniste ". C’est de ce dernier nom que le critique Waldemar-George baptisa en 1934 dans la revue Formes ce groupe de peintres exposant en février 1926, rue Royale, à la Galerie Druet.
Cette étiquette leur fut appliquée de l’extérieur, aucun de ces artistes n’ayant laissé un texte spéculatif ou théorique. Pour Eugène Berman, chacun de nous poursuivant sa voie propre sans se préoccuper de la consolidation d’un mouvement collectif, comme le fut celui de nos amis Surréalistes.
Eugène Berman, Vase en Murano, maison Paolo Venini, série Rovine/Ruines, ca 1950. Collection particulière © Le Curieux des arts, Gilles Kraemer, 2023. Chercher à retrouver, par l’application d’une poudre minérale sur la surface de l’objet, l’aspect du verre antique après son extraction lors de fouilles/scavi en italien
Leur point commun était d’avoir suivi à l’académie Ranson les cours d’Édouard Vuillard, Félix Vallotton et Maurice Denis. D’eux, seul le nom de Christian Bérard parle encore, aux connaisseurs et collectionneurs. De Bébé ou Christian Bérard, sans la présence duquel aucune soirée parisienne ne pouvait être réussie, que retient-on ? Un homme photographié allongé sur son lit ? Sa barbe homérique dans laquelle se décryptaient les restes d’un repas ? Un corps peu enclin à la propreté ?
Léonide Berman (1896-1976), Malamocco, lagune vénitienne, 1948. Huile sur toile. Monaco, collection Georgy & Tatiana Khatsenkov // Pavel Tchelitchew, Autoportrait, 1924. Nancy, musée des Beaux-Arts. Dépôt du Centre Pompidou-MNAM/CCI. Legs d’Alexandra Zaoussailoff // Pavel Tchelitchew (1898-1957), Clown ou Clown vert, 1929. Huile sur toile. New York, collection halley k Harrisburg & Michael Rosenfeld © Le Curieux des arts, Gilles Kraemer, 2023.
Léonide Berman (1896-1976), Malamocco, lagune vénitienne, 1948. Huile sur toile. Monaco, collection Georgy & Tatiana Khatsenkov // Eugène Berman, Scène de la vie des Bohémiens, 1936. Huiles sur panneau. Hartford Wadsworth Atheneum, Hartford © Le Curieux des arts, Gilles Kraemer, 2023.
Les néo-romantiques se distinguaient par le retour au figuratif dans le contexte d’une modernité triomphante, une obsession du visage chez Bérard alors que Pavel Tchelitchew préférait l’esthétisme d’une figure fantomatique révèle Patrick Mauriès, le paysage, une peinture de la mélancolie, de l’exil, sombre, à la pâte travaillée, un regard sur le surréalisme de Giorgio de Chirico. Un univers nostalgique mais sensible précise Erik Desmazières, directeur du musée. Une couleur dense, une matière granulée chez Léonide Berman.
L'exposition Galerie Druet fut l’événement artistique et mondain de la saison parisienne de ce groupe de jeunes peintres qui prenait acte de l’épuisement de l’abstraction moderniste, et proposait un retour vers une nouvelle forme de figuration.
Aussi discrète et improvisée qu’elle fût, cette exposition précipita un sentiment et une attente diffuse et fut considérée par des personnalités telles Gertrude Stein, les Noailles, le critique Waldemar-George, James Thrall Soby, comme la manifestation d’un nouvel esprit du temps.
Carton d’invitation de l’exposition du 5 juillet 1939 dessiné par Leonor Fini © Le Curieux des arts, Gilles Kraemer, 2023.
Leonor Fini, La Peinture et l’Architecture, 1938-1939. Deux huiles sur panneau. Collection Warren Lortie // Eugène Berman, Garde-robe en trompe-l’œil, 1939. Toile peinte sur châssis en pin. Londres, Victoria and Albert Museum © Le Curieux des arts, Gilles Kraemer, 2023.
Seconde et dernière exposition, dans un monde européen vacillant, le 5 juillet 1939, au 17 place Vendôme, à la galerie d’Art Décoratif René Drouin, à côté du Ritz et mitoyen de la créatrice de mode Elsa Schiaparelli. Direction artistique de Leonor Fini. Un peu de surréalisme mais sans la tutelle d’André Breton en regardant le meuble Garde-robe en trompe-l’œil d’Eugène Berman et les panneaux en grisaille de Leonor : la Peinture et l’Architecture. Comme un clin d’œil, le chapitre ouvert en février 1926, rue Royale, se refermait treize ans plus tard à quelques mètres de là, note Patrick Mauriès dans l’ouvrage accompagnant cette exposition.
Épilogue. Vers d’autres regards. René Drouin sera le galeriste émérite de Dubuffet, Fautrier et Wols, montrera Mondrian et Kandinsky. Son associé, le futur galeriste new yorkais Leo Castelli deviendra - en même temps que son épouse Ileana, désormais Sonnabend - l’un des marchands d’art les plus fameux du XXe siècle.
Plus rien ensuite, une dispersion de ce mouvement qui amena à sa discrétion, comme le note Erik Desmazières.
Christopher Wood (1901-1930), Garçon avec un chat (Jean Bourgoint). Huile et graphite sur toile. Cambridge, Kettle’s Yard, University of Cambridge © Le Curieux des arts, Gilles Kraemer, 2023. Une figure de la bohème artistique et littéraire, modèle supposé, avec sa sœur Jeanne, des Enfants terribles de Jean Cocteau.
Sir Francis Rose (1909-1979), L’Ensemble. Huile sur toile. 200,5 x 350,5 cm.. Londres, England & Co © Estate of Sir Francis Rose.
De ce " mouvement ", la toile imposante de Sir Francis Rose (1909-1979) : L’Ensemble revient à Paris pour la première fois depuis son exposition au Petit Palais en 1938.… Une représentation du néo-romantisme. Tout un monde se retrouvant lors de séjours sur la Côte d’Azur et ne fumant pas que du tabac blond, parcouru de liens sentimentaux libres, un monde très gay. Elle rapproche des figures aussi diverses que le danseur Serge Lifar, le galeriste Georges Maratier, l’écrivain Louis Bromfield, le musicien Virgil Thomson ou la poétesse Natalie Clifford Barney. Avec Christian Bérard assis à côté de Pavel Tchelitchew, Jean Cocteau debout derrière Gertrude Stein et son amie Alice B. Toklas. Francis Picabia assis à l’extrême droite. Bill Mayor avec une queue de sirène. Et, à l’extrême gauche, debout, Hui-Lan Oei, épouse de Wellington Koo, l’ambassadeur de Chine à Paris.
Eugène Berman, Albrecht dans Giselle. Aquarelle, encre et gouache. Paris, Alexandre Biaggi © Le Curieux des arts, Gilles Kraemer, 2023.
Le théâtre, le ballet, l’opéra occupent une place fondamentale tant dans la thématique que dans la pratique des Néo-Romantiques, facettes par lesquelles se clôt cette exposition. Collaboration avec le Théâtre des Champs-Elysées ou les Ballets russes de Monte-Carlo. Excellence de la composition des programmes, ces ephemera que l’on néglige une fois la représentation finie, terminant leur courte existence dans une poubelle à papiers.
Un monde du papier, de l’éphémère laissant sa trace avec le " Paper Ball ", bal de papier qu’ Arthur-Everett «Chick» Austin, conservateur du Wadsworth Atheneum de Hartford, demanda à Tchelitchew et Berman de concevoir en 1936 dans l’une des salles du musée en créant des costumes de papier, Alexander Calder imaginant une ménagerie de carton. Le jeu des apparences et du travestissement.
Étrange, l’absence de Balthus à ce mouvement.
(1) Patrick Mauriès, Néo-romantiques. Un moment oublié de l’art moderne, 1926-1972. Éditions Flammarion, 2022.
Eugène Berman, Dormeurs près d’une statue et d’un campanile, 1932. Huile sur toile. Monaco, collection Georgy & Tatiana Khatsenkov © Le Curieux des arts, Gilles Kraemer, 2023.
Eugène Berman, Sunset (Medusa), 1945. Huile sur toile. 146.4 x 114.3 cm.. Raleigh, North Carolina Museum of Art // Eugène Berman, Dormeurs près d’une statue et d’un campanile, 1932. Huile sur toile. Monaco, collection Georgy & Tatiana Khatsenkov © Le Curieux des arts, Gilles Kraemer, 2023.
© Le Curieux des arts, Gilles Kraemer, 2023.
Néo-romantiques, un moment oublié de l’art moderne 1926-1972
08 mars - 18 juin 2023
Musée Marmottan Monet - Paris
Commissariat Patrick Mauriès
https://www.marmottan.fr/preparer-sa-visite/informations-pratiques/
Pas de catalogue. Sous la direction de Patrick Mauriès, un petit vade-mecum, ou memento, une nouvelle contribution à la chronique de ce mouvement : Néo-Romantiques. Un album. Textes de Christian Dior, Edith Sitwelll, Waldemar-George. 108 pages. Presses de Serendip. Diffusion Éditions du Regard. 2023. Prix 21 €. Tirage à 2 000 ex. (service de presse).