Marc Desgrandchamps, la peinture en récolement d'images - Musée des beaux-arts de Dijon
Gilles Kraemer (envoyé spécial)
" Quand un tableau ne "pointe" plus, je considère qu’il est terminé. " Marc Desgrandchamps, mai 2023.
Pourquoi sur les trams de Dijon, cet immense slogan : le musée des Beaux-Arts est métamorphosé ? Réponse en visitant l’exposition Marc Desgrandchamps - Silhouettes qui inaugure les nouveaux espaces du 3ème étage du musée désormais consacré aux expositions temporaires. Au fronton des Galeries Lafayette, dont les vitrines ont un air "desgrandchampien" par la posture des mannequins et la couleur des vêtements, un immense calicot avec un détail d’une toile de ce peintre inspiré par Piero della Francesca annonce l'exposition.
Marc Desgrandchamps, Sans titre, 2020. Huile sur toile, diptyque. 200 x 300 cm.. Musée des Beaux-Arts de Dijon © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, 2023.
Après l’exposition que lui consacra le musée d’art moderne de la Ville de Paris en 2011, Marc Desgrandchamps (1960) est à l’honneur à Dijon avec cette rétrospective de ses dix dernières années. Parallèlement, le musée Magnin, à quelques mètres de celui des Beaux-Arts, consacre une exposition à ses estampes. (1)
Visite avec Marc Desgrandchamps © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, 2023.
Parcours en sept sections, des Antinomies au Fragments pour appréhender en 47 peintures, deux dessins et quelques collages sa pratique, son œuvre pictural immédiatement identifiable aux multiples références, "entre nature et architecture, références à l’Antique, à l’histoire de l’art ou à l’univers populaire et culturel du monde contemporain" comme le souligne Frédérique Goerig-Hergott, co-commissaire. Propos auxquels Pauline Nobécourt, auteur d’une thèse portant sur les Influences littéraires et cinématographiques de et à travers Marc Desgranchamps ajoute : "la diversité de ces sources est une donnée importante pour comprendre les carambolages qui surviennent ensuite dans sa peinture.".
Marc Desgrandchamps glane des images, celles des autres, les siennes, prend des photographies pour un ouvrage mental, cherche des références dans l’histoire de l’art pour le palimpseste d’un "work in progress", une bibliothèque mémorielle constitutive du creuset de la palette de son œuvre, un grand lac où il ne cesse de plonger pour ramener en surface des souvenirs, les siens, ceux des autres. Un travail comme un arrêt sur image, une idée cinématographique. "Ma peinture est une superposition, je n’efface rien" précise-t-il, "même si celle-ci laisse apparaître des souvenirs" ajoute Frédérique Goerig-Hergott. Les romans de Patrick Modiano sont comme en écho de l’œuvre peint de Marc Desgranchamps, un monde de narrations et de souvenances réelles ou inventées dans lequel se meuvent des silhouettes. Ces mystérieuses silhouettes des périphéries de Modiano. Pour ses silhouettes si prégnantes dans cet œuvre, Daniele Cohen dans son essai Recoller les morceaux convoque "absentée", un participe passé qualificatif d’une présence des figures demeurant absentée.
Sa peinture est telle la scénographie de la captation d’un passé projeté dans le présent. Étrangeté d’ailleurs qu’aucune maison d’opéra ne se soit intéressée à son travail. Une omission à gommer, une idée qui devrait taquiner Richard Brunel de la place de la Comédie.
Marc Desgrandchamps, Les Effigies, 1995. Huile sur toile, diptyque. 205 x 280 cm.. Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, 2023.
Première toile du parcours mais comme cachée derrière un panneau, comme à découvrir par effraction, l’immense diptyque des Effigies (1995), dans une sensibilité de la guerre fratricide de Yougoslavie, "telle une réflexion sur l’antinomie car tout ne va pas si bien " remarque-t-il, en nous désignant les têtes d’un cheval et d’une vache plantées sur des pieux, ce surgissement de la barbarie et de la sauvagerie dans un paysage familier. Une œuvre inspirée, nous délivre-t-il, de l’ouvrage de William Golding Sa Majesté des mouches", l’histoire d’un avion transportant des enfants qui s’écrase sur une île dont ils seront les uniques survivants, les guerres, les cochons qu’ils tuent pour se nourrir tout en gardant leurs têtes devenant figures de de totems.
Marc Desgrandchamps, Sans titre (The Young Mod’s forgotten story), 2012. Huile sur toile. 200 x 150 cm.. Musée des Beaux-Arts de Dijon © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, 2023.
Au cœur de l’exposition, deux œuvres entrées récemment dans le musée. Un diptyque de 2020, Sans titre, acquis par la ville. Une restitution architecturale de La Flagellation du Christ de Piero della Francesca (ca 1460) conservée à la Galleria nazionale delle Marche à Urbino, deux femmes avec leurs téléphones portables photographiant une sculpture grecque. "Une toile terminée le 6 avril 2020 avec des striures, en pleine période de confinement souligne le peintre, une toile dont l’inspiration m’est venue en regardant un de mes élèves à l’École des beaux-arts de Paris, alors que j’étais professeur invité de cette institution, recopier cette toile de Piero.". Rappel de cette pandémie, "un minuscule visage féminin derrière sa fenêtre, comme dans l’ironie de notre confinement printanier de 2020", la magnifique éclosion de ce printemps que l’on ne pouvait que regarder de chez soi. L’architecture de cette fenêtre n’est pas sans rappeler celle de l’Annonciation de Gentile Bellini (ca 1464-1465) du musée Thyssen-Bornemisza à Madrid. "Une interpellation d’intérieur et d’extérieur" ajoute Frédérique Goering-Hergott. Et une toile de 2012 Sans titre (The Young Mod’s forgotten story) offerte par l’artiste qui évoque la culture Mod née à Londres dans les années 1950 autour de la passion pour le jazz moderne puis le blues et la saoul, "témoignage de mon intérêt pour la pop anglaise, un geste engagé et complice dans cette survivance d’images d’un temps musical" nous précise-t-il. Un instant de culture fédérant indistinctement une élite aisée et des jeunes de la classe ouvrière attentifs à leur paraître vestimentaire que l’on retrouve dans l’homme à droite.
Marc Desgrandchamps et Le Centaure incertain, 2022. Huile sur toile, diptyque. 200 x 300 cm.. Musée des Beaux-Arts de Dijon © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, 2023.
Le diptyque est très important dans sa peinture. "Oui, car j’aime cette frontière de deux toiles jointées, j’aime cette association de tableaux entre eux par cette jointure.". Retrouvons la dans Le Centaure incertain (2022) deux morceaux d’animaux séparés par cette cassure empêchant toute concordance de la ligne.
Marc Desgrandchamps, Une traversée, 2022. Huile sur toile. 200 x 150 cm. © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, 2023.
Marc Desgrandchamps, Les Lettres, 2021. Huile sur toile. 200 x 150 cm. © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, 2023.
Clôturant cette exposition, Sans titre (2015) [pages 112 & 113 du cat.], toujours restée dans notre rétine après l’avoir vue à la galerie alors parisienne de Bernard Zürcher, lors de l’exposition Ombres blanches, un tableau sur Paris, la Seine, le Louvre de la Victoire. (2) Une traversée (2022), une vue en hauteur, un nouveau cheminement, la vue d'un paysage observé d’avion, entre Paris et Rome. Et dans son regard sur l’histoire, ici l’introspection de sa propre histoire familiale : Les lettres (2021) [page 169 du cat.], une forme de récit, celles de lettres écrites à sa mère par son fiancé mort à la Guerre de 1940. Des lettres qu’il a lues, bouleversé.
Marc Desgrandchamps, Sans titre, 2011. Huile sur toile. 162 x 160 cm.. Collection privée & Sans titre, 2013. Huile sur toile, diptyque. 162 x 200 cm.. Collection privée © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, 2023.
Indissociables de son parcours, Marc Desgrandchamps regarde les anciens, respectueusement. Le dytique Sans titre (2011) [page 65 du cat.] renvoie au peintre de la modernité, au Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet (1863) qui mit en émoi ses premiers observateurs et inspira également Alain Jacquet en 1964. Multiplicité du temps et de l’image, du temps qui avance. Beaucoup de "Sans titre" dans son œuvre "Oui, car un titre accompagne un tableau et je ne souhaite pas orienter le regardeur par un titre" conclut-il.
Marc Desgrandchamps, Sans titre, 2016. Huile sur toile, triptyque. 200 x 450 cm. © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, 2023. Dans des renvois aux ruines de Pompéi.
à gauche, Marc Desgrandchamps, Sans titre, 2020. Huile sur toile, diptyque. 200 x 2900 cm.. Musée d'art moderne et contemporain, Strasbourg © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, 2023.
Souvenirs d'objets en plastique abandonnés sur une plage, dans les échos d'un voyage en Grèce et en Crête, avec le souvenir du temple de Corinthe, du fauteuil renversé par le vent. Tout un travail né de ses photographies prises à ces moments, souvenirs retranscrits sur la toile.
Marc Desgrandchamps peintre de la mémoire, par ses liens tissés d'images du passé.
© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, 2023.
Marc Desgrandchamps - Silhouettes
12 mai au 28 août 2023, musée des Beaux-Arts de Dijon.
Puis, du 15 décembre 2023 au 31 mars 2024, [mac] musée d’art contemporain de Marseille. Cette institution partage un corpus d’une quinzaine d’œuvres avec Dijon.
Commissariat de l’exposition dijonnaise Frédérique Goerig-Hergott, conservatrice en chef et directrice des musées de Dijon & Pauline Nobécourt, historienne de l’art (également co-commissaire de l’exposition marseillaise), assistées de Virginie Barthélemy, assistante projets aux musées de Dijon.
Catalogue en français et anglais dans une belle mise en page. 216 pages. 145 illustrations. Textes nourris. Prix 39 € (en service de presse). Il est dommage que les notes de bas de page très éclairantes sur les sources littéraires de l’artiste - pour une fois, elles sont bien en bas de la page et non renvoyées à la fin de la lecture - dans la contribution Marc Desgrandchamps des années 2010 soient dans un corps de caractère minuscule. Les éditions Skira songent-elles au lecteur ?
La vitrine "desgrandchampienne" d'un grand magasin dijonnais © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Dijon, 2023.