Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage… La Fondation EDF questionne le voyage
Marie-Christine Sentenac
FAUT-IL VOYAGER POUR ÊTRE HEUREUX ? C’est la question posée par Laurence Lamy, déléguée générale Fondation du groupe EDF et les co-commissaires Rodolphe Christin, sociologue, Alexia Fabre directeur des Beaux-Arts de Paris, Julien Blanpied et Florence Cosson, MAC VAL-Musée d’Art Contemporain du Val-de-Marne qui ont choisi pas moins de 32 créateurs pour tenter d’y répondre. Ceux qui attendent une explication seront sans doute déçus, pas de solution, une invitation à la réflexion plutôt, chacun sa propre opinion.
Ange Leccia (1952-), Arrangement. Globes terrestres, 1991-2021. 70 globes en plastique et LED © DR Marie-Christine Sentenac, in situ exposition Faut-il voyager pour être heureux ? Fantasme d’une terre de rechange ?
La pandémie a changé nos modes de vie. Le confinement a accentué le désir de mobilité, à preuve le regain du tourisme, en forte hausse par rapport à la période pré pandémie, dès que les déplacements ont été possibles.
Certains lieux affichent complet et sont au bord de l’asphyxie. Le guide Fodor’s a d’ailleurs publié un anti guide, liste des 10 endroits où il ne faut surtout pas se rendre si l’on veut respecter la planète et ne pas se retrouver confronté au tourisme de masse. On découvre sans surprise dans cette liste Étretat, le parc national des Calanques, Venise, Amsterdam… mais aussi l’Alaska, cette dernière recommandation n’étant pas liée au petit nombre de touristes qui s’y rendent mais au mode de transport, gros porteurs, qui endommage sérieusement la banquise.
Mali Arun (1987), Paradisus, 2016. Vidéo, 8´30 © DR Marie-Christine Sentenac, in situ exposition Faut-il voyager pour être heureux ?
Quel plaisir y a-t-il à se bousculer pour franchir les portes du paradis ? Vision de cauchemar. Pour accéder à la nature on la fait en partie disparaître.
Le gros mot est lâché : touriste. La version plouc du voyageur d’antan qui privilégiait le trajet à la destination, qui avait une notion du temps qui l’empêchait de zapper d’un point à l’autre de la planète en se laissant téléporter par les voyagistes grâce aux transports rapides et peu chers. On est à mille lieues du Grand Tour, de sa dimension éducatrice, de son désir d’éveil, de son projet de rencontre avec l’autre (civilisation, art, coutumes…), de sa volonté de tisser des liens. Ailleurs est transformé en espace de consommation.
Au XVIIème siècle on a tenté de soigner l’ennui (Mélancolie, neurasthénie) par le spectacle du monde et dés le XVIIIème siècle des voix s’insurgent contre l’accès au plus grand nombre à ce qui était réservé jusqu’alors à l’élite. Plus tard Chateaubriand se désole de l’arrivée des classe populaires anglaises sur les ruines du Parthénon et George Sand déplore cette « véritable plaie de notre génération, qui a juré de dénaturer par sa présence la physionomie de toutes les contrées du globe et d’emprisonner toutes les jouissances des promeneurs contemplatifs. ».
Le problème n’est donc pas nouveau, sauf que désormais l’impact écologique s’ajoute aux nuisances qui dérangent un petit cercle de privilégiés prompts à se réfugier dans des Édens inabordables au commun des mortels.
En 2018 en Suède le Flygskam (honte de l’avion) veut dissuader les globe-trotters de poursuivre leurs explorations au delà de leur chambre.
Richard, Camille Martin, Marine Ponthieu, Le Voyage au bout du jardin, polenta, framboisiers et confettis, 2018. Sérigraphie sur carte routière Michelin © Richard, Camille Martin, Marine Ponthieu © Christophe Ecoffet
Dans Le voyage au bout du jardin, Richard, Camille Martin, Marine Ponthieu se lancent un défi: faire le tour de leur jardin en trois jours, ils l’explorent comme Xavier de Maistre sa chambre alors qu’il est mis aux arrêts dans la citadelle de Turin. Confinement imposé (1795. Voyage autour de ma chambre). L’aventure est partout pour qui sait regarder.
Photographies, vidéos, installations, peintures, en cinq chapitres font réfléchir aux bienfaits du voyage versus les enjeux environnementaux, l’empreinte écologique des infrastructures, la préservation des écosystèmes et l’impact du changement climatique, pour rendre le monde fréquentable. Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin collectent des vidéos de réactions violentes ou incongrues qui illustrent le propos de leur ouvrage Psychanalyse de l’aéroport international. Hilarant et inquiétant !
Martin Parr, The Luxor Hotel and Casino, Las Vegas, USA, 1994. Tirage photographique d’après original © Martin Parr / Magnum Photos
Il faut renoncer aux plaisirs de la mobilité facile. Les célèbres clichés ironiques de Martin Parr voisinent avec le travail de Santiago Serra qui s’intéresse aux rapports entre la population locale et les « envahisseurs » dans l’île de Majorque colonisée par les Allemands.
Kimsooja, Bottari Truck-Migrateurs, 2007. Vidéo, 9’20’’ © Kimsooja – MAC VAL / Adagp, Paris, 2022
Être conscient des inégalités migratoires. La vidéo de la performance de Kimsooja Bottari Truck-Migrateurs commémore les sans-papiers de l’église Saint-Bernard.
Abraham Poincheval © DR Marie-Christine Sentenac, in situ exposition Faut-il voyager pour être heureux ?
Jean-Christophe Norman, Biographies, 2011-2022, 189 tableautins, huile et encaustique sur toile © DR Marie-Christine Sentenac, in situ exposition Faut-il voyager pour être heureux ?
Se rapprocher du monde. Abraham Poincheval pousse son gyrovague comme une caméra obscura à travers les Alpes françaises et italiennes pendant quatre saisons, Jean-Christophe Norman s’envoie par courrier les tableautins format carte postale composés comme un roman en cours d’écriture.
Julie C. Fortier, Ascension, 2016-2017 (détail). Installation olfactive, 60 000 touches à parfum et 4 parfums. Installation reproduite pour l’exposition. Remerciements : Louise Déry, Pierre-Olivier David et Fabien Vallos © DR Marie-Christine Sentenac, in situ exposition Faut-il voyager pour être heureux ?
Confronter les imaginaires. L’installation olfactive de Julie Fortier, quatre couleurs de ciels différents et quatre senteurs, nous fait voyager dans l’espace et les fragrances de la nature. Andy Goldworthy place des «sentinelles» sur d’anciens chemins de Haute-Provence.
Enfin peut-on oublier que si certains voyagent par «plaisir», d’autres sont contraints à se déplacer sans espoir de retour, souvent pour des raisons politiques et climatiques. Recréation et nécessité ne font pas toujours bon ménage ! La migration est perçue comme un nouveau fléau.
Au sortir de cette exposition troublante je me demande : Peut-on voyager et être heureux... quand même?
Faut-il voyager pour être heureux ?
Fondation groupe EDF
Le succès de cette présentation a incité les organisateurs à la prolonger jusqu’au 2 avril 2023.
20 mai 2022 - 02 avril 2023
6, rue Récamier 6 75007 Paris
Au sein de l’exposition 4 entretiens d’experts. Laurent Castaignède, ingénieur essayiste; Saskia Cousin, anthropologue; Arthur de Grave, essayiste; Rodolphe Christin, sociologue.
Catalogue. Textes de Julien Blanpied, Rodolphe Christin et Jeanne Slagmulder. Préface de Laurence Lamy. Éditions La Muette. 160 pages. Prix 18 €