Bon sang ne saurait mentir : La petite boutique des horreurs – Opéra Comique
Gilles Kraemer
"Petite". Doux euphémisme pour cette totale boutique des horreurs. Ce ne sera pas l'histoire d'un nénuphar croissant dans le corps tel un cancer. Faut qu'ça saigne. Mais celle d'une plante carnivore, diaboliquement et délicatement anthropophage, que l'on peut contempler et voir croître chez le fleuriste Mr Mushnik, dans le ghetto new-yorkais. Succès assuré pour cette boutique périclitante et redynamisée par cette nouvelle occupante intrusive, que Seymour a trouvée après une éclipse totale du soleil. Tout de suite baptisée Audrey II, un renvoi à sa collègue fleuriste Audrey aimée secrètement.
Lionel Peintre (Mr Mushnik), Daniel Njo Lobé (le client) © Stefan Brion, La petite boutique des horreurs, Opéra Comique.
© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2022, Opéra Comique.
Lionel Peintre (Mr Mushnik) dévoré par la Plante © Stefan Brion, La petite boutique des horreurs, Opéra Comique.
Direction de feu, de flamme, de passion, de Maxime Pascal à la tête de l'orchestre Le Balcon. Plaisir de le voir diriger, survolté, bondissant, se recroquevillant, se relevant, sollicitant un instrument de la main, un autre du regard. Heureux. Comme l'albatros, ces bras embrassent la musique d'Alan Menken dans une nouvelle orchestration d'Arthur Lavandière, ses mains caressent la musique de cette comédie musicale, en réalité une histoire qui finira sanguinolente. Un plaisir communicatif rejaillissant sur cet orchestre qu'il a cofondé. Mention spéciale à la flûtiste Claire Luquiens, aux saxophonistes Rémi Fox, Thomas Letellier & Esteban Pinto Gondim, littéralement dansant sur leur siège. Rozarta Luka violon et Elsa Seger alto, visuellement aux anges, souriantes pendant le duo d'amour adorable et poignant de Seymour/ Marc Mauillon - Audrey/ Judith Fa. Une histoire d’amour littéralement avalée par la Plante, moderne Minotaure, insatiable en chair fraîche et bien saignante. S’exprimant par la voix de Daniel Njo Lobé, passant de la supplication à l'affirmation, de la tendresse à la détresse lorsqu'elle se voit dépérir, très câline. Vite, vite, un peu de sang, puis de plus en plus de sang pour cette vampire new yorkaise. Marionnette en trois états de croissance imaginés par Carole Allemand, dans une manipulation de Sami Adjali et de deux danseurs. Génial et quelle prouesse. Et qu'elle est belle. On aurait presque envie d'en avoir une bouture.
Marc Mauillon (Seymour) © Stefan Brion, La petite boutique des horreurs, Opéra Comique.
À la tête de cette boucherie en un prologue, deux actes et un finale, Valérie Lesort & Christian Hecq, duo de feu et de connivence, après leurs mises en scène de Le voyage de Gulliver et Ercole amante. (1) Délire de cette situation, "dont l’horreur joyeuse oscille entre le grand guignol et la série B, nous rappelle le mythe faustien" selon eux. Beaucoup d’humour dans les mouvements, la gestuelle dansante, cette action menée rapidement, ne nous laissant pas un instant de répit dans cette croissance du grand-guignolesque jusqu’à ce que les lumières de Pascal Laajili plongent, dans les dernières notes, toute la salle dans des irisations vertes. Nous sommes devenus, spectateurs, victimes de la Plante.
Décor unique d'Audrey Vuong, une station-service "hopperienne", convertie avec peu de frais en magasin de fleurs par Mr. Mushnik. Enseigne lumineuse où le néon du "e" de fleurs est éteint avant de réapparaître, une autre où "& fils" s'affichera après que Mushnik/ Lionel Peintre eut adopté Seymour en un lancinant tango. Des plantes défraîchies très vite remplacées par des gerbes de roses quand les affaires se révéleront florissantes, que quatre lignes téléphoniques seront installées. Au sol une plaque d'égout d'où un rat surgira, plutôt un surmulot pour complaire à certaine politicienne de la municipalité parisienne.
Lionel Peintre (Mr Mushnik) et de gauche à droite, Anissa Brahmi (Ronnette), Laura Nanou (Chiffon), Sofia Mountassir (Crystal) © Stefan Brion, La petite boutique des horreurs, Opéra Comique.
Costumes drolatiques de Vanessa Sannino. Un clin d’œil Hubert de Givenchy, délicieusement Audray Hepburn les danseuses. Irrésistibles pour les trois sœurs Crystal/ Sofia Mountassir, Chiffon/ Laura Nanou & Ronnette/ Anissa Brahmi, cheveux verts, normal elles soutiennent la Plante. Un trio, un peu commères, intrigantes, commentant l'action tel le chœur d'une tragédie grecque. Vêtues d'identique façon, comme un groupe de filles des "syxties", ces trois Grâces/ Parques sont superbes lorsqu'elles deviennent des plantes carnivores.
Judith Fa (Audrey), Damien Bigourdan (Orin Scrivello) © Stefan Brion, La petite boutique des horreurs, Opéra Comique.
Le pompon revient au dentiste Orin Scrivello/ Damien Bigourdan, combinaison intégrale en cuir violet avec une molaire dans le dos et non un aigle, superbe banane rock, se déplaçant sur une minuscule moto, façon dur à cuire, un peu sadique avec ses patients et adepte de la torgnole facile à l’égard d’Audrey. Il sera la première nourriture de la Plante ; asphyxié par un gaz hilarant qu’il s’administre avant chaque acte chirurgical, Seymour le découpera en morceaux "façon Le père Noël est un ordure" avant de le jeter dans la gueule ouverte de la carnivore. Auquel succéderont Mushnik, Audrey dont la curiosité sera fatale et Seymour, telle la victime expiatoire de toute cette catastrophe qu'il a déclenchée : la nature se vengeant des humains, dans une horreur horrifique.
Plateau vocal en osmose avec cette désopilante comédie musicale, dans ce mélange de voix venues de l’opéra et celles de la comédie, soutenu par une musique entre big bang jazz et symphonie. Faut qu'ça saigne.
(1) Enthousiasmant Voyage de Gulliver selon Christian Hecq et Valérie Lesort - http://www.lecurieuxdesarts.fr/2022/01/enthousiasmant-voyage-de-gulliver-selon-christian-hecq-et-valerie-lesort-athenee.html
Le triomphant treizième travail de Cavalli, Ercole amante - http://www.lecurieuxdesarts.fr/2019/11/le-triomphant-treizieme-travail-de-cavalli-ercole-amante-opera-comique.html
© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2022, Opéra Comique.
La petite boutique des horreurs. Comédie musicale en deux actes d'Alan Menken, texte d'Howard Ashman. Création à Broadway le 6 mai 1982
Adaptation française d’Alain Marcel - Nouvelle orchestration d’Arthur Lavandier
Direction musicale Maxime Pascal - Orchestre Le Balcon
Mise en scène Valérie Lesort et Christian Hecq sociétaire de la Comédie-Française
Décors Audrey Vuong - Costumes Vanessa Sannino - Lumières Pascal Laajili
Chorégraphie Rémi Boissy - Marionnettes Carole Allemand - Projection sonore Florent Derex
Seymour, Marc Mauillon, baryton
Audrey, Judith Fa, soprano
Mr Mushnik, Lionel Peintre, baryton
Orin Scrivello, Patrick Martin, un vagabond, Bernstein, Madame Luce, L’agent artistique, Damien Bigourdan, ténor
Crystal, Sofia Mountassir
Chiffon, Laura Nanou
Ronnette, Anissa Brahmi
Voix de la Plante, le client, un vagabond, Daniel Njo Lobé
Opéra Comique - Paris. Du 10 - 25 décembre 2022, 10 représentations
Opéra Comique | Spectacles et réservations https://www.opera-comique.com/fr
Production Opéra Comique/ Coproduction Opéra de Dijon http://www.lebalcon.com/
Orchestre Le Balcon © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2022, Opéra Comique.
© Opéra Comique