Au Bateau-Lavoir, elle ne s’appelait plus Amélie Lang mais Fernande Olivier - Musée de Montmartre
Gilles Kraemer
Œuvres de Pablo Picasso © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, octobre 2022.
Amélie Lang ? "Enfant de l’amour", enfant non reconnue. Violée à 17 ans, mère d’André Robert qui sera abandonné ; elle épouse, encore mineure, en 1899, le géniteur Paul-Émile Percheron. Victime de viols conjugaux, elle le fuira pour vivre avec le sculpteur Laurent Debienne. Qui était Amélie Lang (Paris 1881 - 1966 Neuilly-sur-Seine) se réfugiant derrière le pseudonyme de Fernande Olivier lorsqu’elle devient modèle professionnelle d’artistes en 1900 ? Sa vie aurait pu largement inspirer les chansons réalistes de l’entre-deux guerres de Fréhel, celles de la fille-mère, battue par son mari, abandonnée. Une existence pas unique au début du siècle dernier, dans... une "Belle époque" qui n'en a que le nom...
Sa "célébrité", elle la doit à Pablo Picasso (1881-1973) dont elle sera la compagne d’août 1904 au 18 mai 1912, avant de retourner dans l’anonymat et une existence pas facile. Sa jeunesse au Bateau-Lavoir, elle la dévoilera dans son ouvrage Picasso et ses amis, préfacé par Paul Léautaud, en 1933. Elle songera à publier, acculée par la maladie, l’âge et la précarité, son journal qu’elle tenait depuis l’âge de 15 ans ; alerté, Picasso lui versera une rente d’un million de francs pour qu’elle se taise.
Se taire pour ne pas mourir de faim et continuer à vivre…
Ce journal sera publié, en 1988, sous le titre Souvenirs intimes. Écrits pour Picasso, après sa mort et celle de Pablo. Ils ne s’étaient jamais revus depuis 1912.
Encres sur papier de Pablo Picasso, Mère et enfant, 1903 // Femme en buste, 1903. Paris, collection de Bueil & Ract-Madoux © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, octobre 2022.
Le musée de Montmartre, dans le cadre de la Célébration Picasso du cinquantième anniversaire de sa mort [1973-2023], consacre une exposition à Fernande Olivier, uniquement circonscrite aux années du Bateau-Lavoir, lieu mythique, l’un des berceaux de l’art moderne. (1) Avec une allusion très peu mentionnée en littérature, celle de l’adoption entre avril et août 1907 par Pablo et Fernande de l’orpheline Raymonde, qu’évoque Saskia Ooms dans le catalogue.
Dans son ouvrage Picasso et ses amis, elle se décrit ainsi : Quelques écrivains, dans leurs livres sur Picasso, m’ont présentée sous le nom de la " Belle Fernande ", ce qui m’a donné la mesure de leur appréciation. Je n’avais donc représenté pour eux qu’une valeur toute physique. Au fait, qu’auraient-ils pu savoir de moi ?. Ce n’est pas dans ce portrait, teinté de tristesse et de réalisme, qu’il faut chercher Amélie/Fernande comme s’appliquent à le démontrer cette exposition et les essais du catalogue – sept sur huit sont écrits par des femmes –. Cette exposition, la première consacrée à Fernande, va au-delà de cette personnalité pour narrer la position de la femme avant la Grande Guerre, la femme devenant modèle pour vivre, la femme d’un artiste, la femme témoin oculaire de la révolution artistique.
Pablo Picasso, Le Repas frugal, septembre 1904. Eau-forte et grattoir sur zinc, 1er état. Tirage effectué par Delâtre. Dation Pablo Picasso, Musée national Picasso, Paris © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, octobre 2022.
En couverture du catalogue, une peinture cubiste de Pablo, Buste de femme, inspirée de Fernande, une étude pour l’iconique Les Demoiselles d’Avignon (printemps 1907). Fernande très présente dans l’œuvre de l'Espagnol pendant sept années, dans sa gravure – point positif de cette exposition, pour une fois, le taille-doucier est indiqué, tirage du Repas frugal chez Delâtre et non d’Ambroise Vollard plus tardif -, sa sculpture Femme se coiffant, sa peinture cubiste Femme assise dans un fauteuil.
Kees Van Dongen, Fernande Olivier, 1907. Huile sur toile. Collection privée // Fernande Olivier, 1907. Huile sur carton. Musée Fabre, Montpellier © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, octobre 2022.
Marie Laurentin, Portrait de Max Jacob, 1908. Musée des beaux-arts, Orléans // Autoportrait, 1905. Musée de Grenoble // Apollinaire, 1908-1909. Musée de l'Orangerie, Paris // Suzanne Valadon, Autoportrait, 1929. Collection de la ville de Sannois, dépôt au musée de Montmartre, Paris © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, octobre 2022.
Fernande n’est pas si oubliée dans l’histoire de l’art puisqu’elle figurait en première de couverture du catalogue de l’exposition Van Dongen et les artistes du Bateau-Lavoir au musée de Montmartre, avec son portrait par Kees Van Dongen en 1907, modèle presque nue. (2) De la position des femmes, épouses des peintres, il est fait mention dans le catalogue – essai de Lauren Jimerson et Meta Valiusaityte - à travers Guss Van Dongen, Alice Derain et Marcelle Braque, mais aussi des peintres Marie Laurencin – Portrait d’Apollinaire et Portrait de Max Jacob - très présente dans les Souvenirs intimes de Fernande et Suzanne Valadon – Autoportrait et Nu assis sur un divan - n’apparaissant qu’une seule fois dans celles-ci. Mais, attention, comme le souligne également ce même essai les écrits de Fernande Olivier ne doivent pas être lus comme une histoire exhaustive – ni d’une exactitude absolue – de la vie des femmes artistes et modèles du Bateau-Lavoir, mais plutôt comme une réflexion sur les défis et difficultés particulières que souligne la figure polymorphe de l’artiste-modèle.
© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, octobre 2022.
Fernande Olivier, Les trois Vierges, ca 1935. Archives LBF Association © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, octobre 2022.
Les œuvres des artistes qu’elle côtoie sont présentes dans ce musée petit par sa taille mais aux expositions pertinentes : Georges Braque, André Derain, Otto Freundlich, Juan Gris, Auguste Herbin, Henri Matisse, Henri Rousseau dont l’histoire du banquet en son honneur, en novembre 1908, est décrite dans le catalogue.
(1) 44 expositions de juin 2022 (Picasso-El Greco à Bâle) à septembre 2023 (Picasso 1906 : La grande transformation à Madrid).
(2) Van Dongen et les artistes du Bateau-Lavoir, musée de Montmartre, 16 février – 9 septembre 2018.
Pablo Picasso, Buste de femme (étude pour Les Demoiselles d'Avignon), printemps 1907. Dation Picasso, musée national Picasso, Paris © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, octobre 2022.
Fernande Olivier et Pablo Picasso, dans l’intimité du Bateau-Lavoir
14 octobre 2022 - 19 février 2023
Musée de Montmartre - Paris - Entrée 15 € https://museedemontmartre.fr/
Commissariat de Nathalie Bondil et Saskia Ooms. Comité scientifique de sept personnes dont un seul homme. Scénographie Nathalie Crinière
Catalogue français-anglais, 8 essais, 168 pages. 100 illustrations. Certaines œuvres reproduites dans le cat. ne figurent pas dans l’exposition. Chronologie de Fernande Olivier. Notes difficilement lisibles à la typographie minuscule. Éditions in fine. Prix 29 €.