L’Artemisia Gentileschi aux mains d’or de Guillaume Doucet – Festival Avignon off 2022 (I)
Gilles Kraemer
Chloé Vivarès - Artemisia Gentileschi © photo Caroline Ablin.
En 1612, procès étonnant, inhabituel, stupéfiant Rome, dans la Rome des fastes des papes, dans la Rome des bas-fonds qu’avait magnifiée Le Caravage. Un procès oppose Orazio Gentileschi et sa fille Artemisia (Rome 1593 - ca 1652 Naples) au peintre paysagiste Agostino Tassi, travaillant avec Orazio. Il avait déshonoré Artemisia et continuait à avoir avec elle des relations, lui ayant promis un mariage impossible puisque marié. Les soutiens de Tassi condamné à l’exil après le procès lui évitèrent sa peine. Procès pour défloraison mais surtout procès pour récupérer l’honneur perdu. Au travers de la violence de cet acte subi par Artemisia, c’est la perte de réputation jaillissant sur son père, ses frères, le nom de sa famille.
Épousant le peintre florentin Pierantonio Stattiesi, Artemisia sera la première femme à intégrer l'Accademia del disegno de Florence à l'âge de 23 ans. Elle installe à Rome un atelier, séjourne trois ans à Venise, puis s’établit à Naples. Rencontrée lors d’un de mes séjours romains, Alexandra Lapierre – auteur en 1998 d’Artemisia. Un duel pour l’immortalité – me faisait remarquer qu’Artemisia qui gagna son procès pour l’acte criminel de "strupo violente", de violence dans sa défloraison, peint comme un homme, peint ce que peignent les hommes, nullement des fleurs ou des natures mortes, ne cessant de dire qu’elle a "un cœur d’homme dans un corps de femme". Dans sa Judith (ca 1615) du Palazzo Pitti, la jeune veuve, accompagnée de sa servante Abra, porte son épée sur l’épaule droite, dans le geste identique du David de Michel-Ange, symbole parfait du tempérament d'Artemisia lui permettant de renaître à travers l'accomplissement magistral de son œuvre pictural. Telle une catharsis que l’on retrouve dans ses deux Judith décapitant Holopherne de Capodimonte (ca 1612-1613) et de Pitti (ca 1620).
Chloé Vivarès, Gaëlle Héraut, Bérangère Notta - Artemisia Gentileschi © photo Caroline Ablin.
Violence des toiles d’Artemisia. L’œil du metteur en scène Guillaume Doucet s’attache avec pertinence sur sa Suzanne et les vieillards (1610) avec une Chloé Vivarès / Artemisia dans l’indignation, la surprise face aux propositions dégradantes, un immense linge blanc enroulé autour de ses hanches avant de se glisser dans la Suzanne d’Alessando Allori (1569), du musée Magnin, soumise à l'expression avide des deux vieillards, ses futurs agresseurs et la brutalité crue de leurs gestes. Toiles jouées dans les magistrales interprétations de cette mise en scène demandant aux acteurs d’être leur personnage principal, d’endosser rapidement les habits d’autres personnages qu’ils soient témoins à charge convoqués par Tassi ou sages-femmes ayant examiné l’intimité corporelle d’Artemisia ou bourreau.
Les costumes de Cassandre Faës et Anna Le Reun, entre modernité et restitution historique ajoutent à la magie visuelle de cette pièce, culminant avec Judith, Holopherne et Abra jaillissant avec superbe d’un tableau de la peintre, dernière image sur laquelle se clôt cet événement judiciaire qui passionna princes romains, cardinaux et cour papale.
Moments et images picturales forts, autour de Chloé Vivarès, criante, implorante, soumise, révoltée, abattue, épuisée dans ses différentes intonations de "c’est vrai" (tout ce que je vous dit est vrai face au déni de Tassi) pendant de poignantes minutes puis calligraphiant en italien, d'or, ce cri de douleur, sur une toile ou dans " le supplice des doigts enserrés dans des entrelacs ", torture qui aurait pu être dramatique et la priver de la pratique de son art; au lieu d’être ensanglantés, ils deviennent d’or. Les mains soumises à cette question, il ne pouvait en être question pour Tassi car lui est peintre et peint pour les papes assène la juge impartiale tout au long du procès Gaëlle Héraut.
D’or, il en sera question dans le texte dans lequel sourd la position du peintre, son action de peindre, ses inspirations proches et futures lorsque l’or d’Yves Klein et des praticiens du Street art sont évoqués ou que de la boue naît l’or selon Charles Baudelaire.
Gaëlle Héraut, Bérangère Notta, Chloé Vivarès, Philippe Bodet © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Avignon, mardi 12 juillet 2022.
Philippe Bodet / Agostino Tassi , toujours certain de lui, sûr, pétri de sa position de peintre insoupçonnable car protégé des puissants, même lorsque la juge essaye de le placer en porte à faux et Bérangère Notta / Tuzzia dont l’on ne sait si elle est complice du violeur, son amoureuse transie ou proche des souffrances d’Artemisia, apportent leur puissance et émotion à ce texte d'Ellice Stevens et Billy Barrett et aux actes du procès que Guillaume Doucet a adaptés avec retenue et impartialité.
Entre violence et séduction, une Artemisia aux mains d’or.
Artemisia Gentileschi, d'après le texte it's true, it's true, it's true d'Ellice Stevens et Billy Barrett, et les transcriptions du procès intenté à Agostino Tassi en 1612.
8 au 27 juillet 2022 | relâches les 14 et 21
Théâtre du Train Bleu – Festival Off Avignon 2022
Traduction, adaptation et mise en scène Guillaume Doucet
Philippe Bodet / Agostino Tassi / la sage-femme / Holopherne; Gaëlle Héraut / le juge / le vieillard ; Bérangère Notta / Tuzzia / la sage-femme / le vieillard; Chloé Vivarès / Artemisia Gentileschi / Suzanne & tous les acteurs pour les rôles de témoins à charge contre Artemisia.
Création lumière Nolwenn Delcamp-Risse - Régie lumière Adeline Mazaud - Composition, création sonore et régie son Maxime Poubanne - Costumes Cassandre Faës, Anna Le Reun
Production Le groupe vertigo. Jeudi 14 octobre 2021 création à Le Grand Logis, Bruz. Cette compagnie théâtrale, implantée à Rennes, est co-dirigée par Guillaume Doucet et Bérangère Notta.
Façade de la chapelle de La Visitation (1631-1638), rue Paul Sain, face au Théâtre du Train Bleu © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Avignon, 12 juillet 2022.