L'Orient en dessins et en livres chez le duc d'Aumale - Chantilly
Gilles Kraemer (envoyé à Chantilly)
Le deux-centième anniversaire de la naissance du duc d’Aumale est l’occasion, pour le musée Condé, de lui rendre hommage à travers deux expositions – l’une de dessins, l’autre d’ouvrages - témoignant de sa jeunesse en Algérie, de son inclination pour l’Orient, de la curiosité irréfragable de ce " prince des bibliophiles " pour les livres.
Eugène Delacroix (Charenton, 1798 – Paris, 1863), Album du voyage au Maroc en 1832 : Intérieur d’une maison juive à Tanger. Mine de plomb et aquarelle. 19,5 x 12,5 cm.. Ms. 390, f° 57 © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022. Delacroix croit retrouver au Maroc " l’Antiquité vivante " : les intérieurs marocains évoquent pour lui les maisons romaines avec les chambres d’habitation donnant sur une cour centrale inondée de soleil. Ici la demeure donne sur la rue, comme le montrent le seuil passé à la chaux, la double porte ouverte mais cloutée et la fenêtre grillée au-dessus de la porte. Dans la pénombre, se tiennent deux femmes, l’une assise, l’autre debout.
L’attirance pour l’autre côté des rives de la Méditerranée, Henri d’Orléans, duc d’Aumale (1822-1897), cinquième fils du roi Louis-Philippe l’eut très tôt. Effectuant ses premières armes dès 1840 en Algérie aux côtés de son frère aîné, le prince royal Ferdinand duc d’Orléans (1810-1842), il s’illustrera le 16 mai 1843 lors de la prise de la Smalah d’Abd el-Kader, comme gouverneur de la province de Médéah puis gouverneur général de l’Algérie en 1847 à tout juste vingt-cinq ans. La fin de la monarchie de Juillet décidera différemment de la destinée d’Henri – contraint à l’exil en 1848 après l’abdication de son père -, qui acquiert dès 1847 ses premiers dessins orientalistes, Jean Fournier Fantasia et Première prière du matin, l’immense dessin d’Édouard Girardet, copie du gigantesque tableau d’Horace Vernet dont il est le héros : Prise de la smalah [capitale nomade] d’Abd el-Kader.
Eugène Delacroix (Charenton, 1798 – Paris, 1863), Feuillet détaché de l’album du Maroc, 1832 : La famille Bouzaglo dans son appartement. Mine de plomb et aquarelle. 12,5 x 19,5 cm.. Ms. 390, f° 63 © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022. À Tanger le 29 avril 1832, accompagné du comte de Mornay, de Marc Marcussen, vice-consul du Danemark, et de Jean Frayssinet, consul des Pays-Bas, et de leur interprète Abraham Ben Chimol, Delacroix rend visite à la famille de Jacob Bouzaglo. Durant son séjour à Alger (25-28 juin 1832), Delacroix visite un harem et note.: " C’est beau ! C’est comme au temps d’Homère ! La femme dans le gynécée s’occupant des enfants, filant la laine ou brodant de merveilleux tissus.".
L’orientalisme, thème de l’exposition cantilienne, prend comme date fondatrice celle de 1832, date du voyage d’Eugène Delacroix au Maroc accompagnant le diplomate Charles de Mornay. L’un de ses 7 carnets Album du voyage au Maroc est la visualisation de ce voyage d’où il rapporta 2 100 esquisses, croquis et dessins, source d’inspiration de ses futures peintures et gravures.
Ce mouvement pictural (mais aussi littéraire) rassemble des artistes aux personnalités aussi différentes que peuvent l’être Horace Vernet ou Prosper Marilhat ou Alexandre-Gabriel Decamps. Il marque l’intérêt du XIXe siècle pour les cultures d’Afrique du Nord et des régions dominées par l’Empire ottoman (Turquie, pays arabes). Au contraire d’un Orient fantasmé, rêvée et créée totalement en atelier pour quelques amateurs avides de sensations sans bouger de leurs fauteuils – Ingres et son Bain turc ou son Odalisque -, ces 39 dessins issus des collections de Chantilly rassemblées par le duc d’Aumale révèlent un Orient, vu, parcouru longuement et retranscrit, entre Turquie, Égypte, Proche-Orient et Algérie, zones géographiques auxquelles correspond le parcours de cette exposition.
François Ferdinand, prince de Joinville (1818 - 1900), Juif de Smyrne, 1851. Mine de plomb et aquarelle. 26 x 19,6 cm.. © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022.
Cet Orient ne laisse pas indifférent un autre Orléans puisque François Ferdinand, prince de Joinville, le frère aîné d’Aumale découvrant la Turquie en 1836, âgé de 18 ans, est tirera, en 1851, une aquarelle représentant un Juif de Smyrne.
Alexandre-Gabriel Decamps (Paris, 1803 – Fontainebleau, 1860), Marche de bachi-bouzouks, 1840. Aquarelle. 21 cm x 42 cm.. S. d. b. g. : Decamps 1840 © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022. La force de cette aquarelle réside dans l’audace des couleurs de l’arrière-plan.: le soleil couchant révèle des montagnes bleues et un ciel rose rehaussé de nuages blancs. Les bachi-bouzouks sont les cavaliers mercenaires de l’Empire ottoman, armés légèrement et aux uniformes variés. Si le thème de la caravane dans le désert a été traité par tous les artistes orientalistes, Decamps est l’un des premiers à l’avoir peint // Alexandre-Gabriel Decamps (Paris, 1803 – Fontainebleau, 1860), Cavalerie turque asiatique traversant un gué. Crayon noir, fusain, rehauts de gouache. 66 x 106 cm.. Signé daté en bas à droite : Decamps 1843. Chantilly, musée Condé, PE-483 © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022.
Adrien Dauzats (Bordeaux, 1804 – Paris, 1868), Passage des Portes de Fer, premier défilé. Aquarelle. H. 23,6 cm ; L. 30 cm. DE-697 © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022. Réputé infranchissable, le défilé des Bibans, ou des Portes de Fer, est situé dans la chaîne montagneuse du Djurdjura. L’expédition des Portes de Fer est l’un des grands succès de la campagne du frère aîné du duc d’Aumale, le duc d’Orléans, en Algérie en octobre 1839. Des artistes, dont Dauzats et Decamps suivent l’armée pour dessiner cette campagne. Les aquarelles ont servi à illustrer un volume qui devait être offert par le duc d’Orléans aux officiers ayant participé à l’expédition : Charles Nodier, Journal de l’expédition des Portes de Fer, 1844.
La collection d’Aumale se teinte de mémoriel à l’égard de son frère Ferdinand lorsqu’il acquiert d’Adrien Dauzats les aquarelles du Passage des Portes de fer, un des faits militaires algériens, en octobre 1839, sous la gouverne de Ferdinand ; ce même Dauzats achètera à Drouot pour Aumale, alors exilé en Angleterre, lors de la vente après décès de Delacroix, le carnet Maroc. En mémoire de son frère prématurément disparu, Aumale collectionne également le peintre voyageur Alexandre Gabriel Decamp dont un crayon considéré comme son chef-d’œuvre : Cavalerie turque asiatique traversant un gué ou l’impressionnante aquarelle de la Vue d’Hébron.
Edward Lear (Holloway, 1812 – San Remo, 1888) Coucher de soleil sur l’île de Philae. Papier marouflé sur bois. 23 cm x 43 cm.. Daté sur le cadre 1861. PE-171 © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022. Écrivain et dessinateur anglais, également passionné d’ornithologie, Edward Lear a exécuté des dizaines d’aquarelles du temple de Philae, en Haute Égypte, qu’il visite en février 1854 puis en 1866-1867. Le duc fréquente l’atelier londonien de l’artiste entre 1861 et 1865
Une des œuvres les plus fascinantes de cette exposition adoptant le parcours géographique de la Turquie à l’Algérie, est sans aucun doute la petite huile sur papier, d’une immense finesse de délicatesse, celle du féérique Coucher de soleil sur l’île de Philae de l’écrivain et peintre britannique Edward Lear, acquise par le duc lors de son exil britannique. Un voyage oriental, par la pensée, de la part de celui qui était encore l’exilé londonien.
© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022.
Dessins orientalistes du musée Condé
Cabinet d’arts graphiques - Château de Chantilly - Institut de France - Chantilly
5 mars - 29 mai 2022
Commissaire : Nicole Garnier-Pelle, Conservateur général du patrimoine chargée du musée Condé.
Catalogue. 98 pages. Prix 22 €.
Recueil d’astronomie, XVIIIe siècle. Papier. 36 folios, 207 x 148 mm. Reliure française, demi-cuir brun. Bibliothèque de Chantilly, manuscrit 610 © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022. Trois textes traitent d’astronomie, en lien avec le rite de la prière. Un fragment d’un commentaire du poème intitulé al-Muqniʿ fī ʿilm Abī Muqriʿ de Muhammad al-Marghīthī (ou al-Mirightī), savant marocain (m. 1089/1678), précède un commentaire sur un autre poème d’astronomie arabe dont la copie est datée du 18 rabīʿ I 1168/1754. À la fin un poème didactique est intitulé " Urjūza tarhīl al-shams " (Cheminement du soleil de signe en signe).
Sahīh Muslim. Papier. 369 folios, 325 × 200 mm.. Bandeau de titre initial sur fond bleu et doré, décoration florale dorée et bleue en dernière page, titres dorés avec contours et ornementation florale. Reliure ottomane à recouvrement, maroquin rouge, décor estampé et doré, contreplats, dos et tranches ornés. Garde semée d’or. Bibliothèque de Chantilly, manuscrit 312 © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022. Le volume, d’origine ottomane et non daté, contient la première partie du recueil de traditions prophétiques al-Jāmiʿ al-Sahīh par Muslim b. al-Hajjāj (m. 261/875). C’est l’une des sources majeures du droit musulman sunnite. Au début du manuscrit, le copiste propose une table des matières sous forme de tableaux géométriques colorés.
Les manuscrits de Tagdemt - Trésors du Cabinet des livres
Cabinet des livres - Château de Chantilly - Institut de France Chantilly
5 mars - 30 mai 2022
Commissaire : Marie-Pierre Dion, Conservateur général des bibliothèques, musée Condé.
La quasi-totalité des manuscrits orientaux de Chantilly est d’origine algérienne et provient de la smalah, l’immense capitale nomade de l’émir Abd el-Kader (1808-1883). La smalah est prise d’assaut par le duc d’Aumale et ses troupes à Taguin, dans la région de Mascara, le 16 mai 1843. Les 38 ouvrages de Chantilly - datés du XVIe au XVIIIe siècle, quelques-uns du début du XIXe - seraient les rescapés du pillage de la smalah et des premiers fonds de la bibliothèque que l’Émir projetait de fonder à Tagdemt, capitale de l’éphémère État fondé en 1836.
Albrecht Dürer, Portrait devant l’abbaye Saint-Michel d’Anvers. Pointe d’argent sur papier préparé. Chantilly, musée Condé, DE 892 © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022.
Deux autres expositions, au Cabinet des livres, témoigneront de l’intérêt du duc pour la bibliophilie : les débuts du livre imprimé au sein des pays germaniques (4 juin - 2 octobre 2022) [en parallèle à l’exposition présentée au Jeu de Paume du château Albrecht Dürer - Renaissance et gravure] puis la création du Cabinet des livres (4 octobre 2022 - 31 janvier 2023).