Entre violence et séduction, entre Caravage et Artemisia, une Judith triomphante - Caravaggio e Artemisia : la sfida di Giuditta tra violenza e seduzione
Gilles Kraemer (déplacement et séjour à Rome à titre personnel)
Seulement 29 tableaux. Âmes sensibles s’abstenir avec ces 26 peintures autour de Judith tranchant la gorge d’Holopherne et trois glorifiant David et Salomé.
Orazio Gentileschi, Giuditta e la fantesca con la testa di Oloferne, ca 1608-1609. Huile sur toile. 136 x 160 cm.. Oslo, the National Museum of Art, Architecture and Design // Artemisia Gentileschi, Giuditta e la fantesca con la testa di Oloferne, ca 1615. Huile sur toile. 114 x 93 cm.. Florence, Gallerie degli Uffizi, Palazzo Pitti © foto Alberto Novelli
Du sang, il y en a presque partout dans cette exposition. Cou proprement tranché, sanguinolant, coupé net. Épée levée, prête à s’abattre, enfoncée jusqu’à la garde, tranchant la gorge. Il faut s’y prendre avec force pour trucider. Flots de sang. Draps rougis chez Mattia Preti. Rictus de la souffrance, cri d’effroi, bouche ouverte. Yeux révulsés, hurlant la mort. Cheveux empoignés. Tête bloquée. Corps renversé, maîtrisé par deux femmes. Main droite levée comme essayant de capter encore un souffle de vie. Holopherne serrant le drap de toutes ses forces chez Giuseppe Vermiglio. Tête diabolique du général avec de la cruauté dans son regard chez Louis Finson. Tête transportée dans un panier en osier suintant le sang, enveloppée dans un tissu ou arborée triomphalement. Yeux levés vers le ciel pour y trouver du courage. Visage aux aguets. Dos sculptural de l’assyrien chez Johann Liss. Mise en scène d’opéra chez Guido Cagnacci, Judith les yeux levés vers le ciel mettant la tête dans le sac. Pour séduire l’ennemi, la veuve a revêtu sa plus belle robe de brocart jaune selon Cristofano Allori ou bleue chez le vénitien Tintoretto sans se départir de son collier de perles chez Biagio Manzoni.
Jacopo Robusti dette il Tintoretto et atelier (Venise 1518-1594), Judith et Holopherne, ca 1577-1578 (détail). Huile sur toile. 188 x 251 cm.. Madrid, Museo Nacional del Prado © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022, Rome.
Voici quelques séquences du déroulé de la violence du trio Judith, Abra et le général assyrien Holopherne. Vous êtes en pleine affaire sanglante, entre le méchant, la belle et la servante, en plein assassinat.
De gauche à droite, Bartolomeo Mendozzi // Valentin de Boulogne // Giuseppe Vermiglio // Michelangelo Merisi // attribué à Louis Finson // Trophime Bigot // Filippo Vitale © foto Alberto Novelli
Giuseppe Vermiglio (Milan ca 1587 - Turin ca 1634), Giudetta decapita Oloferne, 1610-1615. Huile sur toile. 108 x 170 cm.. Loaned courtesy of The Klesch Collection // Michelangelo Merisi (Milan 1571 - Porto Ercole 1610), Giudetta decapita Oloferne, ca 1600. Huile sur toile. 145 x 195 cm.. Roma, Gallerie Nazionale di Arte Antica - Palazzo Barberini © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022, Rome.
Heureusement que les murs sont rouge violet pour que les éclaboussures de sang ne se voient pas, à l'exception de la Judith du Merisi dit Caravaggio ayant le privilège d’un fond vert. Normal cette place de choix. L’iconique Judith de Barberini est à l’honneur comme le souligne Flaminia Gennari Santori, directrice de ce musée, puisqu’elle fut acquise, il y a 50 ans, par l’État italien pour 250 millions de lires ; c’était en 1971 et les galeries Wildenstein et Agnews avaient manifesté leur intérêt. Comme un coup de théâtre, elle était apparue dans un appartement, découverte par le restaurateur romain Pico Cellini. Reconnue immédiatement par l’occhio imbattibile de Roberto Longhi comme de la main du Caravage, ce dernier la présenta in extremis, dans l’exposition milanaise de 1951 dédiée à Caravage dont il était le commissaire. Devant fermer, il la fit prolonger de deux mois après avoir téléphoné au ministre de la Culture. Ceci serait-il possible outre-Alpes ?
Pierfrancesco Foschi (Florence, 1502-1567), Judith coupe la tête d’Holopherne, ca 1540-1545. Huile sur bois. 91 x 70,5 cm.. The Spier Collection. Cette œuvre est apparue sur le marché new yorkais en 2017, provenant d’une collection particulière allemande © foto Londra, Collezione Spier © Matthew Hollow.
Heureux pays que l'Italie où l'amour viscéral pour l’art est palpable. Ce n’est qu’ici, en terre du syndrome stendhalien, que demandant à un gardien où étaient deux tableaux que je ne trouvais pas à Barberini : celui maniériste du Florentin Pierfrancesco Foschi, collection Spier et celui du Napolitain Filippo Vitale, musée Fabre, sa réponse fut immédiate, spontanée, admirable, bondissant du cœur : Sono ritornati a casa. Ils sont revenus chez eux, comme deux enfants retrouvant leurs familles pressées de les revoir après quelques semaines d’absence. Belle et véridique histoire.
De gauche à droite, Guido Cagnacci // Mattia Preti // Pietro Novelli // Peintre flamand actif vers 1640 © foto Alberto Novelli
Johann Liss (Oldenburg in Holstein ca 1597 – Vérone 1631, Judith avec la tête d’Holopherne, ca 1624-1627. 129 x 104 cm.. Budapest, Museum of Fine Arts © foto Alberto Novelli
Puisqu’elle est veuve, Judith ne peut être qu'accompagnée par une servante vieille ou très vielle comme chez Lavinia Fontana, Louis Finson, Valentin de Boulogne, Trophime Bigot, Biagio Manzoni, Bartolomeo Manfredi, Cristofano Allori. Et chez Michelangelo Merisi (ca 1600), œuvre commandée par Ottavio Costa – possesseur également de Saint François en extase et de Saint Jean-Baptiste, - jalousement conservée par ce banquier, la masquant d’une draperie de soie, interdisant à ses héritiers dans ses testaments de 1632 et 1639 de vendre tutti i quadri di Caravaggio particolarmente la Giudetta. Dans sa notice accompagnant le catalogue La Giudetta di Caravaggio e i suoi primi interpreti, Maria Cristina Terzaghi revient sur les artistes qui purent voir ce chef-d’œuvre, avançant très prudemment le nom de Rubens, acceptant Louis Finson, Valentin de Boulogne, Artemisia Gentileschi.
De gauche à droite, Artemisia Gentileschi // Biagio Manzoni // Artemisia Gentileschi // Giovanni Baglione © foto Alberto Novelli
Chez cette dernière, la servante a considérablement rajeuni avec La décapitation de Capodimonte et Judith et la servante des Offices comme chez son père Orazio (1563 – 1639) avec les Judith et la servante d’Oslo [attribuée en 2020 à sa fille] et la version d’Hartford. Abra est jeune, dans les mêmes âges que la jeune veuve dans une véritable transformation de l’iconographie habituelle. Deux femmes qui ne font qu’une lorsqu’il s’agit de maintenir le corps qui se débat, deux femmes attentives à tous bruits chez Artemisia. Deux femmes unis autour du panier contenant la tête chez Orazio.
Rencontrée lors de mon séjour romain, Alexandra Lapierre – elle publia en 1998 Artemisia. Un duel pour l’immortalité – me faisait remarquer qu’Artemisia qui gagna son procès contre Augostino Tassi pour l’acte criminel de strupo violente, peint comme un homme, peint ce que peignent les hommes, nullement des fleurs ou des natures mortes, ne cessant de dire qu’elle a un cœur d’homme dans un corps de femme. Dans la Judith de Florence, la jeune veuve porte son épée sur l’épaule droite, dans le geste identique du David de marbre de Michel-Ange visible à Florence.
Girolamo Buratti (Montecassino 1580 – Ascoli Piceno 1655), David con la testa di Golia, ca 1615-1620. Huile sur toile. 123,2 x 91, 4 cm.. Collection privée // Cristofano Allori (Florence 1577-1621), Giudetta con la testa di Oloferne, ca 1610-1612. Huile sur toile. 139 x 116 cm.. Florence, Gallerie degli Uffizi, Palazzo Pitti © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022, Rome.
De gauche à droite, Francesco Rustici, dit Il Rustichino (Sienne, 1592 - 1626), Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste. Huile sur toile. 237,5 x 161 cm. Paris, galerie Canesso // Valentin de Boulogne, David con la testa di Golia, ca 1615-1616. Huile sur toile. 99 x 134 cm.. Madrid, Museo National Thyssen-Bornemisza // Valentin de Boulogne, Giudetta con la testa di Oloferne, ca 1626-1627. Huile sur toile. 97 x 74 cm.. Toulouse, Musée des Augustins © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022, Rome
Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste de Francesco Rustici, dit Il Rustichino, composition inédite venant du siennois avec la présence de la lumière de chandelle comme unique source lumineuse, venant de la gauche, clôt cette magistrale exposition, de fureurs, de passions, de violences et de mortelles séductions.
© photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022, Rome.
Caravaggio e Artemisa : la sfida di Giuditta. Violence et seduzione nella pittura tra Cinquecento e Seicento
26 novembre 2021 – 27 mars 2022
Galleria Nazionali di Arte Antica – Palazzo Barberini – Rome
Commissariat de Maria Cristina Terzaghi, spécialiste de la peinture du Seicento et du Caravage. Elle fut commissaire de l’exposition consacrée au Merisi en 2019 Caravaggio Napoli et, à l’automne 2018 contribua à l’exposition parisienne Caravage à Rome. Amis et ennemis dont Francesca Cappelletti et Pierre Curie étaient les commissaires
Catalogue indispensable. 184 pages. 95 illustrations. Prix 29,5 €. Editions Officina Libraria.
Lavinia Fontana (Bologne 1552 - 1614 Rome), Giuditta consegna la testa di Oloferne alla fantesca. Huile sur toile. 209 x 170 cm.. Parme, Pinacoteca Stuard, proprietà ad Personam © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, mars 2022, Rome.