Barbizon et les peint’à Ganne. Promenade dans les pas des paysagistes
Marie-Christine Sentenac
Jules Coignet (1798-1860), Peintres dans la forêt de Fontainebleau. Huile sur toile © Marie-Christine Sentenac, décembre 2021.
Camille Corot commence à peindre sur le motif dans la forêt de Bière, la forêt de Fontainebleau, vers 1820. Armé de son grand parapluie, son chevalet de campagne, son pinchart (pliant tripode), ses toiles et ses pigments, une expédition !
Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1775), Détail d’un tronc d’arbre en forêt, 1822. Peinture à l'huile sur papier marouflé sur toile. Au dos, inscription manuscrite " 1ère étude faite à Fontainebleau, octobre 1822" © Marie-Christine Sentenac, décembre 2021.
La première toile qu’il y peint, Détail d’un tronc d’arbre en forêt, est datée d’octobre 1822. Elle a rejoint la collection du musée en 2008. A sa suite, de jeunes artistes, souvent les refusés du Salon, décident d’en découdre avec l’Académie et ses dictats. Ils désertent leurs ateliers et viennent " piger " le motif. Inspirés par leurs contemporains anglais Turner, Bonington, Constable dont les trois toiles exposées au Salon de 1824 déroutent la critique, ils décrètent que le paysage considéré jusqu’ici comme un art mineur, un simple décor chargé de mettre en valeur " les grands sujets " qui font la " grande peinture ", les scènes mythologiques, bibliques, historiques, est un Art à part entière. Ils redécouvrent la nature, la magie des Hollandais du Grand Siècle (le XVIIème), les vastes horizons, la lumière dans les feuillages, les reflets dans l’eau, les caresses des zéphyrs. Ils refusent l’idéal académique qui demande au peintre de créer une beauté parfaite, illusoire, qui n’existe aucunement. Ils rejettent l’académisme qu’ils trouvent cérébral et pédant. Ce sont des adeptes de l’authenticité. Ils quittent la capitale pour peindre comme Corot leur vénérable aîné, pas encore complètement libéré du classicisme puisque des nymphes et des déesses se prélassent encore dans ses toiles.
Au XVIIIe siècle déjà, les postulants au Grand Prix de Paysage historique venaient croquer les arbres en forêt puisque pour la deuxième épreuve, " l’épreuve de l’arbre ", les artistes devaient restituer de mémoire l’essence d’arbre choisie par le jury.
En 1820 la ligne de chemin de fer s’arrête à Melun. Pour se rapprocher de la forêt il faut prendre la patache, diligence qui va jusqu’à Chailly-en-Bière dernier relai avant que l’on ne change les chevaux, en route vers Lyon et l’Italie. Deux auberges Le Lion d’Or et Le Cheval Blanc accueillent les promeneurs mais il reste à parcourir plus d’une demi-lieue (2 km) pour atteindre la forêt avec tout son barda.
Les peintres s’arrêtent dans le hameau de Barbizon pour faire des provisions de bouche et de tabac pour éloigner les moustiques qui sévissent sous les futaies. C’est ainsi que les époux Ganne ont l’idée de convertir leur épicerie en auberge vers 1824 (on ne possède les livres de police qu’à partir de 1848). Un bouquet de genévrier orne la façade signalant que l’on peut trouver ici le gîte et le couvert. Deux dortoirs sont aménagés à l’étage pour ces jeunes gens peu soucieux de leur confort mais qui aiment à se retrouver dans une ambiance familiale pour partager leur passion de la peinture, s’entraider, analyser leurs travaux sans esprit de compétition, puis boire (beaucoup) et chanter. Ils s’accompagnent au piano et même composent des chansons. Si elles sont passées à la postérité, elles ne le doivent certainement pas à la subtilité des textes : …les peintres de Barbizon ont des barbes de bisons / …les peintres de Barbizon peignent comme des bisons. On sait s’amuser chez les Ganne !
L'épicerie © Marie-Christine Sentenac, décembre 2021.
© Marie-Christine Sentenac, décembre 2021.
Les aubergistes sont très conciliants avec ces gamins qui les jours de mauvais temps peignent sur les murs, les portes, les fenêtres, les linteaux, les meubles, aucune surface ne doit rester vierge. Les propriétaires dorment dans la salle qui fait office d’épicerie où, dans une claie au dessus du comptoir, Edmée affine les bries qu’elle confectionne avec le lait de sa vache. Aux beaux jours elle prépare pour ses pensionnaires un pique-nique toujours agrémenté de bouteilles de vin.
La salle à manger des peintres, détail du buffet © Marie-Christine Sentenac, décembre 2021.
La salle à manger des peintres © Marie-Christine Sentenac, décembre 2021.
Cela n’empêche pas les " rapins " de faire, au retour une razzia dans le buffet renfermant les provisions. Elle finit par poser une serrure et un des joyeux lurons facétieux peint sur les portes ce qu’il imagine du contenu soustrait à son avidité. Les héritiers des Ganne ont offert au musée la vaisselle peinte sur la porte, soupière, pichet, vinaigrier... Émouvant témoignage de ces moments.
La salle à manger dite des officiers © Marie-Christine Sentenac, décembre 2021. Le nom donné à cette pièce rappelle, qu'en 1839, à l'occasion de manœuvres militaires qui avaient lieu sur la plaine de Chailly, des officiers sont venus prendre leurs repas à l'auberge.
La pipe du bizutage © Marie-Christine Sentenac, décembre 2021
Pour être admis dans la confrérie il faut se soumettre à un bizutage : fumer une pipe. Celui qui tire des bouffées grises et ternes est recalé, celui qui obtient des volutes colorées est aussitôt intronisé. Jean-François Millet, connu pour sa bienveillance envers ses camarades ne se plie pas à ce rite du calumet de la paix, cela ne l’empêche pas de prendre une place privilégiée dans le groupe. Il a fui en 1849, avec ses trois enfants et Charles Émile Jacque les émeutes et l’épidémie de choléra qui sévissent dans la capitale. Ils s’installent rapidement dans des maisons mitoyennes, bientôt suivis pour les mêmes raisons par le photographe Gustave Le Gray.
Jacque connu pour ses gravures est un peintre animalier qui a une prédilection pour les moutons, les bergères et…les poules. On lui doit un ouvrage de référence sur la question Le poulailler dans lequel il répertorie toutes les races de gallinacés. Millet excelle dans des pastels pleins de poésie et de tendresse, des portraits d’enfants ; il s’intéresse à la vie quotidienne, au travail des paysans, à leur dur labeur, il sait faire ressentir la fatigue et la pauvreté qui est aussi son lot (il a 9 enfants à nourrir). Van Gogh qui le vénère copiera certaines œuvres dont il connaît les gravures (ce qui explique l’inversion du sujet par rapport à l’original). L’Angélus sera à la fin du XIXème la peinture la plus chère et la plus connue au monde.
Théodore Rousseau, le " peintre des chênes de roche " achète une maison à côté de la sienne. Il parcourt la forêt à la recherche des changements imperceptibles de la lumière au fil des heures et des saisons. Il enregistre dans sa mémoire tous ces phénomènes "…il laisse ses chers arbres lui entrer lentement et profondément dans l’âme. ". (Millet). Les deux artistes se soutiennent et leur amitié ne fera jamais défaut.
De nombreux artistes viennent du monde entier. Les Goncourt diront : " Chaque arbre est un modèle entouré de boîtes à couleur. ". Cent vingt peintres répertoriés sont passés dans ce hameau de 350 habitants, paysans, bûcherons et carriers et sont très bien accueillis par les villageois qui décident même que la fête du village aura lieu au mois de mai plutôt qu’en hiver pour que les peint’àganne puissent se mêler aux villageois. Coloristes, paysagistes, animaliers, chacun sa technique et son style, chacun ses sujets de prédilection et ses emplacements favoris. Millet la plaine, Rousseau les gorges d’Apremont, Corot le dormoir du Bas-Bréau, Narcisse Diaz le sentier touffu de La Reine-Blanche… L’invention du tube de peinture en 1841 favorise bien sûr le travail en plein air. Le collodion autorise les photographes à œuvrer dans les bois.
Bas-relief en bronze figurant Jean-François Millet et Théodore Rousseau. Inauguration en 1884 suite à une souscription publique © Marie-Christine Sentenac, décembre 2021.
Charles Marville et Eugène Cuvelier (son mariage avec la fille cadette des Ganne est immortalisé sur un des panneaux de la salle à manger) bénéficient d’un studio en plein air. Il est plus juste de parler des peintres de Barbizon que d’école. Quel lien, sinon le lieu de résidence, peut-il unir, en effet Paul Huet, Jean-Baptiste Carpeaux, Charles-Francois Daubigny, Constant Dutilleux, le sculpteur Antoine-Louis Barye, Thomas Couture et Albert Brendel qui décore une armoire de la salle à manger ?
Théodore Rousseau 1812-1867), Pavé de Chailly. Huile sur bois © Marie-Christine Sentenac, décembre 2021.
Xavier de Cock, Félix Ziem, Julien Dupré, Karl Bodmer (on peut encore voir son chêne préféré Le Bodmer immortalisé par Monet). Ni théorie, ni doctrine. Leur seul credo est l’approche de la nature. Ils ouvrent la voie aux Impressionnistes; Claude Monet qui reprendra des décennies plus tard dans un format plus large et avec une palette plus claire Pavé de Chailly, effet de ciel orageux, de Rousseau.
© Marie-Christine Sentenac,décembre 2021.
Frédéric Bazille, Camille Pissarro, Auguste Renoir, Alfred Sisley, Paul Cézanne mettront à profit le conseil de Rousseau " éclaircissez votre palette ".
En 1849 la création de la ligne Paris-Lyon- Méditerranée lance la vogue du tourisme et les peintres voient d’un mauvais œil leur territoire envahi, d’autant qu’un sentier de randonnée traverse désormais le canton. La nouvelle politique des Eaux et Forêts décide de remplacer les vieux chênes moussus et de combler les landes par des pins bien moins " photogéniques ", ils partent en guerre. Rousseau en tête, ils obtiennent en 1853 la mise hors d’exploitation d’un sanctuaire de la nature de près de 624 hectares. Un décret du 13 août 1861 créé des sites à destination artistique, sauvant ainsi près de 1000 m² de forêt. Théophile Gautier, Jules Michelet, George Sand, Victor Hugo : " entre toutes les forêts la forêt de Fontainebleau est un monument. Ce que les siècles ont construit les hommes ne doivent pas le détruire. " prennent part à cette première lutte " écologiste " .
En 1870, après la mort des parents Ganne les héritiers ouvrent en lisière de forêt La Villa des Artistes où ils réinstallent le mobilier.
En 1899 la nouvelle ligne de chemin de fer Melun-Barbizon charrie des hordes de promeneurs, artistes, journalistes, bourgeois en quête d’air frais, grisettes et femmes du monde. Le " tacot " de Barbizon remplace la " patache ". Le hameau devient l’endroit où il faut être vu. De belles villas se construisent.
Les locaux de l’auberge sont achetés en 1930 par Pierre-Léon Gauthier qui y crée un petit musée. En 1989 la commune rapatrie à l’Auberge Ganne tous les panneaux, portes etc…qui étaient exposés dans la maison-atelier de Rousseau depuis la démolition de la Villa des Artistes.
Les murs des dortoirs © Marie-Christine Sentenac, décembre 2021
On découvre alors, à l’occasion de l’installation du nouveau musée ouvert en 1995, des dessins à même le mur sous les vieilles tapisseries des dortoirs. Toutes ces œuvres ne sont pas signées mais grâce à des reportages et des photos d’époque, de la Revue des Beaux- Arts ou de l’Illustration, on a pu reconstituer les pièces de la demeure et attribuer certains panneaux.
La liste des célébrités ayant arpenté le lieu jusqu’à nos jours tiendrait à peine dans un volume du who’s who ; Stendhal y fait référence dans Mémoires d’un touriste, Chateaubriand, Musset, les Goncourt (Monette Salomon), Taine y écrit Vie et Opinions de Thomas Graindorge, Guillaume Apollinaire, Paul Verlaine, André Breton, Francis Carco, Roland Dorgelès, Jean Cocteau et Jean Marais, Léon Trotsky et Maurice Thorez dans un autre registre ! Les cinéastes en font leur terrain de jeu.
Des colonies d’artistes essaiment dans les communes alentour. Presque toutes les maisons de la Grande Rue ont eu pour hôtes ces inconnus devenus si célèbres. Les japonais vénèrent ce lieu hanté par les précurseurs de l’Impressionnisme. En 1971, L’Empereur Hiro Ito et l’Impératrice dégustent des escargots à l’Hôtel du Bas-Bréau où Stevenson a écrit Forest Notes. Le village reçoit aujourd’hui 350 000 visiteurs par an.
© Marie-Christine Sentenac, décembre 2021.
A soixante kilomètres de Paris, avec les beaux jours qui s’annoncent, c’est l’occasion rêvée d’une escapade, en hiver comme le recommandait le théoricien de l’art et peintre Pierre-Henri de Valenciennes. Il préférait les structures des arbres, dont on voit mieux les détails, et la lumière de cette saison. Au printemps avec l’apparition des bourgeons… en toute saison, on peut s’amuser à retrouver les sites que l’on admire sur les tableaux, les arbres centenaires et les rochers, ceux-là même qui ont été célébrés par les paysagistes.
Je me garderai d’émettre un avis sur la pertinence des reproductions en mosaïque de certains tableaux emblématiques jalonnant la Grande Rue. Quand aux " galeries d’art " !!! les amateurs ne peuvent que regretter le départ de la galeriste Suzanne Tarasiève, hélas !
Musées des Peintres de Barbizon – 92, Grande rue - 77630 Barbizon
https://www.musee-peintres-barbizon.fr/fr
Maison-atelier de Théodore Rousseau - 55 Grande rue -77630 Barbizon
Maison-atelier de Millet - 27 Grande rue - 77630 Barbizon