(Re) Lire le dessin
Marie-Christine Sentenac
Le cabinet des dessins Jean Bonna a accroché 34 chefs-d’œuvre du XVème au XXème siècle sur ses cimaises. Pour la première fois deux artistes contemporains Pierre Alechinsky et Jean-Michel Alberola, anciens professeurs de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, sont invités avec les grands maîtres. L’exposition permet de relire les dessins en étudiant les inscriptions apposées soit par l’artiste soit par un tiers. Déchiffrement à la recherche de sens.
Jean-Michel Alberola (1953, Saïda), d’après Holbein, 1966. Pinceau, encre de Chine et aquarelle. Inscription de la main de l’artiste D’après un dessin / Holbein / 1526 / Paracelse. Provenance : don de l’artiste à l’École des Beaux-Arts en 2006. Cette feuille fait partie d’un ensemble de treize dessins exécutés par Jean-Michel Alberola d’après une publication consacrée aux dessins d’Holbein éditée en 1938. Crédits © Beaux-Arts de Paris.
Jean-Michel Alberola gribouille dans la marge d’un ouvrage consacré à Holbein la figure fragmentée et recomposée de Paracelse (on pense désormais qu’il s’agit en fait de Bonifacius Amerbach, un proche d’Erasme). L’intéressent des détails tels le chapeau ou la rougeur de la carnation de la joue. Les sources sont citées sur le dessin.
Très présente dans l’art moderne et contemporain (Dada et le Surréalisme, collages, calligrammes, Jean-Michel Basquiat, Cy Twombly, Street Art…) l’écriture l’est également dans les dessins du XIXème (Victor Hugo, William Blake, Charles Baudelaire…) et des siècles précédents. Le crayon et le papier (parchemin, vélin) sont les supports communs aux deux pratiques graphiques. Signatures, monogrammes (Urs Graf), lieu et date (Charles-Joseph Natoire, Hubert Robert) dédicaces (Puvis de Chavannes), contrats (Pieter Pourbus, Etienne Martellange), proverbes (Louis Richer) commentaires (Jean-Baptiste Carpeaux appelle Michel-Ange et Raphaël à son secours " Heureux ceux qui savent je suis un âne ")…
Reprises, repentirs, croquis marginaux, aides mémoire des carnets d’étude, malentendus parfois (confusion entre le mot alité inscrit au bas de la feuille et égalité entraînant une fausse interprétation de La Muse Terpsichore, d’Eustache Le Sueur, pendant plus d’un siècle.
Annotations de couleurs, de dimensions et de détails architecturaux, poèmes (Unica Zurn illustre Henri Michaud) autant de signes scrutés par l’œil avisé d’Emmanuelle Brugerolles, commissaire de l’exposition .
Projet pour la carte d’adresse de la boutique de Gabriel Huquier. Plume, encre brune, l’avis brun et aquarelle rose, bleue, verte, jaune et pourpre rehaussée de blanc sur esquisses à la pierre noire. Gabriel Huquier, dit le père. Crédits © Beaux-Arts de Paris.
Deux dessins préparatoires d’une gravure publicitaire de Gabriel Huquier, éditeur d’estampes tenant boutique peuvent être assimilés à un "flyer". Carte adresse de l’échoppe et petit récapitulatif des ouvrages proposés, dessin aquarellé très délicat. Le second fut gravé et diffusé. On n’en connaît qu’un exemplaire, l’annonce n’étant bien sûr pas destinée à être conservée.
Un contrat, rarissime dans les collections, entre Pieter Pourbus et son commanditaire Joos Van Belle, dessin préparatoire au célèbre triptyque de Bruges Notre-Dame des Sept Douleurs, signé par les deux parties est présenté. L’attitude de la Vierge diffère dans la peinture, Pourbus a modifié la position des bras suivant les recommandations de son donneur d’ordre. Les signatures sont de la main de l’artiste et du commanditaire, le texte de la main d’un notaire. Urs Graff, dessinateur, graveur, poète mais aussi orfèvre, accompagne son monogramme d’un borachoir, objet-boîte contenant du borax utilisé pour lier les métaux par les orfèvres. Il le remplace par une dague à son retour des guerres d’Italie. Il s’était engagé comme mercenaire suisse. D’une incroyable virtuosité due à son expérience de la gravure au burin et de l’orfèvrerie. La barbe de ce vieillard fait penser à des flots.
In situ dans l’exposition, au premier plan. Hubert Robert (1733 – Paris - 1808), Vue du tempietto de San Pietro Montorio, 1762. Plume, encre brune, lavis, brun et aquarelle sur une contre-épreuve de sanguine Crédits © Beaux-Arts de Paris.
Charles-Joseph Natoire (1700 Nîmes – 1777 Castel Gondolfo), La cascade des jardins de la villa Aldobrandini à Frascati. 1765. Graphite, pierre noire, plume, encre brune, lavis brun et d’encre de Chine, aquarelle bleue, rouge et grise et gouache blanche sur papier beige. Inscriptions : en bas à gauche, à la plume, encre brune : villa Panphili à Frascati 1765 C. Natoire. La villa Pamphili – ayant autrefois appartenu à la famille Aldobrandini -, située à Frascati, soit à une vingtaine de kilomètres de Rome. Directeur de l’Académie de France à Rome à partir de 1752, Natoire s’y rend à plusieurs reprises pour effectuer des vues dessinées. Crédits © Beaux-Arts de Paris.
Il est difficile de faire un choix parmi toutes ces images ; outre la vue idyllique de Charles-Joseph Natoire La cascade des jardins de la villa Aldobrandini à Frascati, composition qui répartit l’espace entre le paysage, l’architecture et les personnages, l’amusant Hercule et Omphale de Hans Baldung, dit Grien: Hercule tient la quenouille, Omphale les attributs du héros : " Que ne peut vaincre l’amour quand la main victorieuse du lion farouche étire la laine souple " d’une époustouflante facture (voir les hachures au lavis sur les corps).
Lors de son séjour à Rome Hubert Robert gagne sa vie en produisant des souvenirs pour les touristes éclairés du Grand tour. La contre-épreuve du Tempietto de San Pietro in Montorio a été retravaillée à la plume encre brune, au lavis brun et à l’aquarelle. Il prend des libertés avec l’édifice de Bramante, le transposant à l’époque romaine. Typique de sa production, la composition prime sur l’exactitude de la représentation. Les petites scènes qui insufflent de la vie, les recherches chromatiques, les ombres sur les fûts des colonnes, les drapés à l’antique colorés, attestent du génie du jeune Robert.
Jan II Verbeeck (1520 - 1569), Le jeu des aveugles et du cochon. Plume, encre brune. En bas à droite : Voici sept aveugles. Ils se battent pour le prix en frappant le porc au mieux. Mais leurs coups sont des coups de cochon, puisqu’ils ne font que se frapper entre eux, ce qui leur fait pousser des cris. Un aveugle n’en peut faire le reproche à un autre aveugle Crédits © Beaux-Arts de Paris.
Sans explications Le Jeu des aveugles et du cochon ne pourrait pas être compris. Spectacle de foire populaire dès le XIIIe siècle dans les anciens Pays-Bas, ce très cruel divertissement encourage des aveugles auparavant saoulés, à taper à coups de gourdins sur un porc attaché. Ils se frappent les uns les autres, dans leur nuit, sous le regard hilare de spectateurs bien à l’abri derrière une fenêtre.
Pierre Alechinsky Crédits © Beaux-Arts de Paris.
Pierre Alechinsky (1927 Bruxelles) récupère à la brocante un stock d’enveloppes postales du XIXe dont il met à profit les espaces laissés libres, les déchirures accidentelles, les timbres et cachets à l’encre, les sceaux à la cire pour créer ses portraits à l’encre de Chine et aquarelle. Une lacune représente la bouche, l’adresse le chapeau. Le hasard seconde l’improvisation. L’écriture précède le dessin. " Le dessin c’est de l’écriture dénouée et renouée autrement. ". Il est amusant de noter que les lettres sont adressées à Monsieur Stock quai Malaquais, l’hôtel de Chimay, siège de l’Ecole aujourd’hui (retour au destinataire). L’artiste y a été professeur entre 1983 et 1987. Sa pratique de l’estampe, de la typographie, les techniques d’imprimerie apprises à La Cambre Institut supérieur des arts décoratifs se retrouvent dans ces écrits recyclés.
Baron Henri Joseph François de Triqueti (1803 Conflans-sur-Loing – 1874 Paris), Étude d’écorché. Pierre noire, fusain, sanguine, craie et lavis d’encre de chine sur papier beige. Bande de papier ajoutée par l’artiste dans la partie supérieure. Inscriptions à gauche, au stylet et à la plume, encre noire : à la Charité/juin 1828/Maçon tué par un accident/Notre cours se compose de/E. Delacroix/L. Schwiter/Bonnington/E. Deveria/Poterlet/H. de Triqueti/Mr Cl. Tarrol. Etud.Angl. Crédits © Beaux-Arts de Paris.
Une longue inscription sur le muret qui soutient l’écorché du baron Henri Joseph François de Triqueti localise la scène à l’hôpital de la Charité en juin 1828, identifie le mort, un maçon accidenté et les élèves qui ont participé à une leçon d’anatomie sur le motif, hommage à leur maître Théodore Géricault. Très belle feuille, la sanguine a été grattée pour simuler les côtes.
Federico Zuccari (1542 ou 1543 – 1609), Portrait de Fra Simone, portier du couvent de Vallombrosa, vu à mi-corps. Pierre noire et sanguine. Annotation de la main de l’artiste à la pierre noire en haut de la feuille : Fra Simone, portier de Valle Ombrosa de Val/rizano le 24 août dans la vallée Ombrosa 1577/ Avec une assiette de prunes, on mange bien. Crédits © Beaux-Arts de Paris.
Federico Zuccari dans son Portrait de Fra Simone, portier du couvent de Vallombrosa, vu à mi-corps se souvient du plat de prune partagé avec l’ecclésiastique le 24 agosto 1577 " avec un plat de prunes on mange bien ". Souvenir d’une expérience vécue alors qu’il séjournait à l’abbaye de Vallombrosa - en août 1576 et août 1577 - lorsqu'il menait entre 1575 et 1579 le chantier de décor peint de la coupole du Duomo à Florence..
Projets pour des sculptures, des peintures, des gravures, souvenirs ou œuvres à part entière, les feuilles réunies sont d’une grande valeur esthétique et historique. Il faut lire ces dessins comme des pages d’écriture. Encore une exposition incontournable dans ce temple du dessin, de " la belle feuille " pour amateurs ou simplement curieux.
Dessiner la lettre, écrire le dessin
15 octobre 2021 - 16 janvier 2022
Cabinet des dessins Jean Bonna - Beaux-Arts de Paris - Paris
Catalogue, Carnets d’études 52. Textes d'Emmanuelle Brugerolles, conservatrice des dessins aux Beaux-Arts de Paris, et David Guillet, conservateur général du Patrimoine, directeur des collections et du château de Fontainebleau. 248 pages. 25 €.
Merci à Corisande Evesque & Enzo Meglio