Inclassable Jean Dubuffet. Agitateur nécessaire
Gilles Kraemer (envoyé spécial)
"Jean Dubuffet – Salut à une tête de cochon". Daniel Marchesseau, commissaire, titrait ainsi la préface du catalogue de l’exposition Dubuffet que la Fondation Pierre Gianadda consacra, au printemps 1993, à cet artiste imposant "gaillardement, jargonneusement, son individualité décapante et rebelle : métaphysique, rêve, genèse, vie, tête, cochon. […], le pouvoir de Jean Dubuffet est, avec le recul, porteur… d’une indépendance mentale souveraine et polémique à travers son souffle volcanique de ses langages, poétique et plastique ".
Jean Dubuffet, Le veilleur, 1972. Peinture vinylique sur résine stratifiée, support métallique monté sur roulettes. 186 x 93 x 3,2 cm.. Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2021, Fondation Pierre Gianadda.
Un quart de siècle plus tard, cette même institution suisse propose une rétrospective à ce "Dubuffet, irréductible". Ainsi le qualifie Sophie Duplaix, commissaire de cette exposition réunissant 103 œuvres de cet artiste, issues des collections du Centre Georges Pompidou avec quelques pièces de la Fondation Dubuffet et de la Fondation Gianadda. (1) En 1993, l’exposition avec 122 numéros honorait les collections du Musée des arts décoratifs – ainsi que des prêteurs privés et la Fondation Dubuffet -, auquel ce détracteur des musées français, dans un système d’aversion des institutions, - ces citadelles de la culture mandarine dixit l’artiste – avait donné de très nombreuses œuvres en 1967. Un choix pour "un musée dépendant d’un organisme privé et donc plus personnel que ceux qui sont agences du dirigisme culture d’État. " avançait-il.
Jean Dubuffet, Tissu d'épisodes, 1976. Eléments à l'acrylique sur papier, marouflés sur toile. 248,5 x 318,5 cm.. Centre Pompidou. Achat 1978 // Au fond, Houle du virtuel, 5-13 novembre 1963. Centre Pompidou. Achat 1965. © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2021, Fondation Pierre Gianadda.
" C’est merveilleux d’avoir, en une seule vision, le parcours de cet artiste " souligne Sophie Duplaix, nous présentant l'exposition de cet " inclassable et controversé " Dubuffet. C’est cela la magie de Martigny, un long traveling de presque toutes les œuvres exposées lorsque l’on se trouve au milieu du forum. A droite, Tissu d’épisodes (1976), de la série Théâtres de mémoire qu’il poursuivra dans son retour à la figuration avec la réapparition de ces petits bonshommes dans des alvéoles avec la suite Psycho-sites. Lui faisant face, Le Cours des choses – Mire G 174 (Boléro), immense toile de la série des Mires qu’il exposera à la Biennale de l’art de Venise en 1984, au Pavillon de France aux Giardini, un an avant de mourir. Étonnant pour celui qui avait écrit, provocateur, en 1949, vouloir incendier le Palais des doges et le Pont des soupirs. (2) Episode lointain, oublié, que rapportèrent en 2019 Sophie Webel et Frédéric Jaeger dans la remarquable exposition Jean Dubuffet e Venezia, au Palazzo Franchetti à Venise, à quelques centaines de mètres du teatrino du Palazzo Grassi et du Palazzo Grassi, deux lieux où il exposa en 1964. Venise n'est pas rancunière.
Jean Dubuffet, Le Cours des choses – Mire G 174 (Boléro), 22 décembre 1983. Acrylique sur papier marouflé sur toile. 271 x 800 cm.. Quatre panneaux. Centre Pompidou. Achat 1985 © Clad - The FARM, décembre 2021, Fondation Pierre Gianadda
Jean Dubuffet (Le Havre 1901 - Paris 1985), Mire G180 (Boléro), 4 janvier 1984. Acrylique sur papier marouflé sur toile. 135 x 200 cm.. Centre Pompidou. Dation 1986 // Mire G 131 (Kowloon), 9 septembre 1983 Acrylique sur papier marouflé sur toile, 134 x 100 cm, Don de la Galerie Jeanne Bucher en 1985 Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2021, Fondation Pierre Gianadda.
Avec cette Biennale de 1984, le commissaire du Pavillon Daniel Abadie bousculait les règles, assumant le choix d'un seul artiste. À cette époque, l'écrit était beaucoup libre, un critique français se permettait des bémols à l'égard du pavillon national – position totalement inconcevable en 2019 pour la 58e Biennale de l'art ! -. Jean-Louis Ferrier, en 14 lignes, dans son billet du Point de juillet 1984 jugeait " [qu'] il n'était pas très futé, en effet, de consacrer la totalité du pavillon français, aux Giardini, à ce vieux roublard de Dubuffet, autrefois fort buteur, qui n'est plus depuis longtemps que l'ankylose de lui-même ". Avec 34 peintures présentées, les Kowloon sur fond jaune, les Boléros réduits aux seuls bleu et rouge, Jean se défaisait du monde, nous entraînait dans un entre-deux, un nulle part et un partout, dans une projection de ce que l’on ne voit pas.
Jean Dubuffet (Le Havre 1901 – Paris 1985), Site agité, 1973. Peinture sur résine stratifiée, 241 x 372 x 3,2 cm.. Support métallique monté sur roulette. Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle // Au premier plan, Papa gymnastique, 1972. Peinture vinylique sur résine stratifiée. 227 x 107 x 3,2 cm.. Support métallique monté sur roulette. Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2021, Fondation Pierre Gianadda.
Face à nous, trois pièces – Site agité encadré par Papa gymnastique et Le veilleur – issues de la mythique représentation Coucou Bazar (1973), les peintures étant montées sur roulettes ce qui permettait de les mouvoir discrètement et modérément, un spectacle de figures instables par ces " peinture animées d’un peu de mobilité ", accompagné de musique.
" J’entends faire figurer dans mon tableau tous les objets qui hantent ma pensée…. ". Ami des écrivains -Jean Paulhan, Michel Ragon, Georges Limborgour… -, le milieu littéraire est plus important pour lui que celui des artistes. Beaucoup des pensées de cet "artiste-écrivain", tel le qualifie Sophie Duplaix, émaillent les murs du parcours de l’exposition, argumentent la pratique du peintre, ne cessant d’écrire pour présenter, commenter son travail, comment il devait être regardé.
Jean Dubuffet (Le Havre 1901 – Paris 1985), Campagne heureuse, août 1944. Huile sur toile,.130,5 x 89 cm.. Achat 1981. Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle // Jazz band (Dirty style blues), décembre 1944. Huile sur toile. 97 x 130 cm.. Centre Pompidou. Achat 1982 © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2021, Fondation Pierre Gianadda.
Jean Dubuffet (Le Havre 1901 – Paris 1985), Dhôtel nuancé d’abricot, 1947. Huile sur toile. 116 x 89 cm.. Achat avec la participation de la Scaler Foundation, 1981. Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle // Le Métafizyx, août 1950. Huile sur toile, 116 x 89,5 cm.. Achat, 1976. Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2021, Fondation Pierre Gianadda.
Un temps négociant en vin dans le quartier parisien de Bercy, il se consacre définitivement à la peinture en 1942. Campagne heureuse et Jazz band (1944) chamboulent les conventions dans une absence de perspective et d’approche frontale. Le Portrait de Dhôtel nuancé d’abricot, 1947, ne se veut pas aimable mais royaume " des grimaces et des torsions ".
Les lithographies de Jean Dubuffet © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2021, Fondation Pierre Gianadda.
Sa peinture est matière, il la triture dans Le Voyageur sans boussole, 1952, extrait de Paysages du mental ; un petit personnage se promène dans un surgissement d’éléments en formation pour nous rappeler avec vigilance que le monde est un tissu ininterrompu. Procédant par série, dans un œuvre peint de 4 000 numéros, Sérénité profuse (1957), extraite de Texturologies change notre regard du monde, nous incitant à voir autrement avec cette technique "tyrolienne" qu'il adopte, celle du crépissage des maçons dans des jetés de gouttelettes de peinture. Cela me fait songer à la technique du "crachis" prisée de Toulouse-Lautrec dans ses lithographies. La technique de l’estampe il y excelle, ayant fait installer une presse dans son atelier de Vence. Dans les planches lithographiées Champs de silence (1959), Cadastre (1960) ou Tables rases (1962) *, son travail joue d’empreintes qu’il reporte sur la pierre, y ajoutant d’autres empreintes, un aléatoire dans cet agrégat d’assemblages mais pas si spontané qu’il n’y paraît pour cette série si poétiquement qualifiée de Phénomènes.
Jean Dubuffet (Le Havre 1901 – Paris 1985), Rue passagère, juillet-août 1961. Huile sur toile. 129,3 x 161, 7 cm.. Centre Pompidou. Achat 1983 // La Gigue irlandaise, 18 -19 septembre 1961 Huile sur toile. 113,5 x 145,5 cm.. Dation en 1986 Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2021, Fondation Pierre Gianadda.
Un drôle de "phénomène" pourrait-on qualifier cet artiste, si prompt à nous mener sur ses chemins de traverse, toujours mouvants dans l’instabilité permanente de son parcours. Surtout de pas nous habituer à un Dubuffet mais à des Dubuffet dans cette gestuelle provocante dans laquelle il nous conduit. Rue passagère (1961) dans une ville toute colorée et en mouvement est un grouillement permanent, "une rue folle" selon lui qui devient une Gigue irlandaise (1961) pour une dilution des personnages.
Jean Dubuffet (Le Havre 1901 – Paris 1985), Le Train de pendules, 24 -28 avril 1965. Peinture vinylique sur papier marouflé sur toile. 125 x 400 cm.. Achat de l’Etat 1965. Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2021, Fondation Pierre Gianadda.
Tournant dans l’œuvre de Dubuffet, celui du cycle le plus connu : L’Hourloupe qui va durer douze années, une appellation " féérique et grotesque, et aussi par ailleurs quelque chose de tragiquement grondant et menaçant " définissait l’artiste, " un monde autre que le nôtre, parallèle au nôtre ". Invention d’un nouveau langage, d’un nouveau vocabulaire, dans une invitation à lire un monde, son monde, sa réponse à l’abstraction prégnante dans les années 1960. Nullement mis à l’écart des institutions Jean Dubuffet ! Les deux huiles Houle du virtuel (1963) et l’immense Train de pendules (1965) furent achetées sous le ministère d’André Malraux, en 1965.
Un beau parcours pour cet artiste dans l'incessante transformation, agitateur d’idées nécessaire.
Sophie Duplaix présentant Le Cours des choses – Mire G 174 (Boléro) © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2021, Fondation Pierre Gianadda
(1) la base Internet du Centre Pompidou recense 495 résultats. Entrés par une politique d’achats, les dations Dubuffet en 1990, Pierre Matisse en 1991 et Daniel Cordier] https://www.centrepompidou.fr/fr/recherche/oeuvres?terms=Jean%20Dubuffet
* Les œuvres sur papier sont présentées, par roulement, pour des raisons de conservation.
© Le Curieux des arts Gilles Kraemer, décembre 2021, Fondation Pierre Gianadda.
Jean Dubuffet. Rétrospective
3 décembre 2020 - 6 juin 2021 - Fondation Pierre Gianadda - 1920 Martigny (Suisse)
En collaboration avec le Centre Pompidou - Paris.
Commissariat de Sophie Duplaix, conservatrice en chef des Collections contemporaines, Musée national d'art moderne – Centre de création industrielle, Centre Pompidou, Paris.
Catalogue. Préfaces de Léonard Gianadda, président de la Fondation, membre de l’Institut & de Laurent Le Bon, président du Centre Pompidou. Texte de Sophie Duplaix Dubuffet, irréductible. Extraits de propos de Jean Dubuffet, biographie illustrée d’images d’archives. 144 pages. Prix 35 CHF ; € 32 €
https://www.gianadda.ch/ https://www.dubuffetfondation.com/
Prochaine exposition de la Fondation Gianadda, du 11 juin au 20 novembre 2022, Henri Cartier-Bresson, collection Sam Szafran
Du 5 février au 17 mars 2022 (report du 12 mars au 30 avril 2022) (report du 10 septembre au 19 novembre 2022), Jeanne Bucher Jaeger présentera une sélection d’œuvres de Jean Dubuffet, principalement sur papier, avec quelques peintures, sculptures et éditions sérigraphiques des différents cycles de l’artiste, de 1964 à 1985, de L’Hourloupe aux Non-lieux, en passant par les Mires et les Psychosites. Longue continuité avec cette galerie parisienne puisque sa première exposition consacrée à l’artiste fut L’Hourloupe, 8 décembre 1964 à fin janvier 1965.
Jean Dubuffet : fervente célébration, 25 février au 21 août 2022, au Guggenheim Bilbao, avec les collections venues de New York Solomon R. Guggenheim Museum et de Venise Peggy Guggenheim Collection.