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Publié par Gilles Kraemer

Marie-Christine Sentenac

Entrée du château de Chambord © Marie-Christine Sentenac, décembre 2021

Deux siècles après son ouverture au public en 1821, le domaine de Chambord se penche sur son glorieux "récent" passé, à la faveur de l’ouverture de nouvelles salles sur les terrasses.

Le vestibule est du premier étage - Château de Chambord 1939-1945 © Archives nationales.

Si ce joyau de la Renaissance française est mondialement connu pour son escalier à double révolution, inspiré à François I par Léonard de Vinci, on sait moins que pendant la Seconde Guerre Mondiale il a abrité plus d’un millier d’œuvres de grands musées français afin qu’elles échappent aux bombardements et à la convoitise des nazis, Hitler en tête. Nul n’ignore en effet que le führer (à défaut d’être un peintre talentueux) nourrissait une passion pour l’art, à condition qu’il ne soit pas dégénéré bien sûr! Son ambition : vider les musées des pays occupés afin de garnir son musée idéal prévu à Linz en Autriche, ville natale de sa mère. Les trésors raptés sont stockés sur 420 000 m² dans les mines de sel d’Altaussee près de Salzbourg, entres autres (lors de la défaite, Hitler essaye de tout faire sauter pour que les Américains ne récupèrent pas son butin).

L’art devient une monnaie d’échange pour renflouer les caisses du Reich et de ses dignitaires. La spoliation des biens des juifs permettra également l’enrichissement de marchands peu scrupuleux. Le marché de l’art redevient florissant en 1941, Drouot quadruple ses transactions pendant la guerre.

Le Radeau de la Méduse quittant Le Louvre © Archives nationales. 

Dès 1932 le directeur des Musées nationaux, Henri Verne, préoccupé par les résultats des élections législatives allemandes et les possibilités de conflit, envisage une retraite des collections du Louvre. En 1933 après qu’Hitler a été nommé chancelier, on recherche des lieux sûrs pour cacher les œuvres. En 1936, les dépôts sont choisis et la liste établie par le corps des conservateurs. Sélection stratégique qui privilégie les lieux spacieux éloignés des villes, des usines et des cibles militaires tactiques.

En 1938 les bruits de bottes se faisant plus précis le Louvre commence à évacuer ses salles, puis à la signature des accords de Munich dans la nuit du 29 au 30 septembre 1938, on se persuade que le conflit est évité, réexpédition au Louvre !

Cet aller-retour servira finalement de répétition. Routes et camions sont choisis au désavantage des péniches, pour une nouvelle évacuation le 28 août 1939, après la signature du pacte germano-soviétique le 23 août 1939.

En quatre mois, cinquante et un convois (dont quarante vers Chambord) acheminent vers onze châteaux et abbayes les trésors des musées patrimoniaux français et de quelques collectionneurs privés (parmi lesquels Jean Zay et Fernand Léger). Opération orchestrée par Jacques Jaujard, directeur des Musées nationaux. Il intègre le NAP créé en 1942 (noyautage des administrations publiques) qui résiste au régime de Vichy et sera fin 1944 à l’origine de la commission de récupération artistique (CRA). 5 446 caissons de bois blanc (plus de 6 000 m3) sont donc déménagés. Chambord élu "gare de triage", lieu vide, entouré d’eau, éloigné de tout, se transforme en dépôt dès mai 1940. L’avancée des troupes ennemies justifie des exils plus lointains pour certains objets inestimables.

Dominique Blain, Vénus de Milo (à Laure Albin-Guillot), 2019, impression numérique au jet d'encre © Dominique Blain

Le déménagement de 1939 est filmé et photographié par Laure Albin-Guillot entre autres. Quelques incidents notoires restent dans les mémoires, des versaillais notamment; la ville est plongée dans l’obscurité: Le Radeau de la Méduse, presque cinq mètres de haut, s’accroche dans les fils du tramway et provoque un court circuit.

Les  dignitaires allemands qui possèdent la liste des peintures, dessins, sculptures, meubles (le bureau sur lequel  fut signé le traité de Versailles le 28 juin 1919), tapisseries (La dame à la Licorne), tapis, bronzes, céramiques, terres cuites, orfèvrerie … ont été persuadés par  le comte Wolf-Metternich (président de la commission chargée des œuvres d’art en France, le Kunstschutz) grand amoureux de l’art, complice bienveillant de Jaujart que les Français surveillant très bien leur patrimoine, il était, là, bien plus en sécurité que sur les routes et qu’en Allemagne. Ainsi tout serait récupéré en bon état à la fin de la guerre.

Une sentinelle allemande est donc postée devant les grilles du château, puis un garde-chasse se joint aux équipes françaises. Lucie Mazauric, conservateur des archives des Musées nationaux séjourne à Chambord et accompagne les convois. Elle raconte cette épopée dans Ma vie de Château: " je fus de ce "Voyage", je fis partie de la suite de ce cirque étrange qui, de 1939 à 1945, parcourut les routes de France avec les œuvres des Musées pour leur éviter les malheurs de la guerre ".

En juin 1940, quatre vingt trois sites servent de coffre-fort.

© Archives nationales.

Le domaine ne reçoit plus les visiteurs depuis septembre 1939 mais les portes s’ouvrent pour les garnisons allemandes munies de laissez-passer, plus chanceuses et disciplinées que les touristes qui affluent encore, décrits par le chef de dépôt Pierre Schommer : «… c’est une plaie d’Égypte, une horde et l’on pourrait dire une troupe de shorts car vous ne pouvez imaginer le débraillé. » lettre du 24 août 1943 adressée à son homologue à Brissac. Déjà !!!

La caisse aux trois points rouges contenant La Joconde © Archives nationales. 

A Chambord sont cachées entre autres merveilles : La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix, La dentelière de Vermeer, La Joconde de Léonard de Vinci, grande voyageuse, fera quatre aller-retour passant par le château de Louvigny, l’abbaye de Loc-Dieu, le musée Ingres de Montauban, le château de Montal, jusqu’à son retour définitif au Louvre le 16 juin 1945. En 1914 elle avait séjourné à l’église des Jacobins de Toulouse après un trajet en wagon. Elle seule arbore sur sa caisse trois points rouge signe de l’inappréciable valeur du contenu. Les fonds d’autres musées dont le Jeu de Paume - La Femme au boa noir de Toulouse-Lautrec ou Sur la plage d’Édouard Manet - qui abrite les collections étrangères et où les allemands entassent l’art dit "dégénéré".

Les gardiens du trésor © Marie-Christine Sentenac, décembre 2021.

Le maître des lieux Pierre Schommer veille sur des milliers de chefs-d’œuvre, régulièrement examinés, étudiés, entretenus et restaurés, protégés de l’incendie par l’équipe des "gardiens du trésor" emplois réservés aux rescapés de la Grande Guerre, handicapés, amputés, souffrants  de problèmes respiratoires après avoir été gazés. Entraînés quotidiennement, chronomètre à la main, par Schommer.

 © Martinière / Archives nationales.

Il commande une cinquantaine d’extincteurs, deux motopompes et vingt seaux-pompes, l’incendie demeure sa principale obsession. " Pour la lutte contre l’incendie nous étions imbattables… Tous les corps de pompiers enviaient notre équipement et parfois ils nous l’empruntaient "  Lucie Mazauric, Ma vie de Château.

 © Archives nationales. 

Contre toute attente il forme une équipe de choc de trente à quarante personnes selon les moments. " … mais en outre ce personnel est en général dans un état physique peu compatible avec l’état de pompier …un brigadier souffrant d’hypertension…un interné…atteint d’un certain degré de défaillance mentale…deux débiles …un amputé de la main droite …un mutilé de la jambe gauche… ".

Cette énumération "à la Prévert" se termine par un sans appel : " Je voudrais pouvoir dire que l’alcoolisme les a tous laissés en pleine possession de leurs moyens physiques "!  Extrait d’un rapport établi par Pierre Schommer le 14 mars 1940.

Il les transformera en pompiers efficaces et compétents. Les conditions de vie rudimentaires du château amènent à les loger avec leur famille dans le village ou à Bracieux situé à 8 km. Les conservateurs logent à l’hôtel Saint-Michel dans le village où les habitants continuent à vivre comme si de rien n’était sous l’œil de garnisons allemandes.

Le 22 juin 1944, le crash d’un avion allié sur le parterre, actuel jardin à la française, évite de peu le château ; quatre jours plus tard c’est un appareil qui s’écrase en forêt et déclenche un incendie qui ravage près de 80 hectares. A l’annonce de la Libération, le 20 août 1944, le maquis et les FFI  protègent le domaine, une unité allemande de sept cents hommes battant en retraite, incendie le village, fusille neuf hommes puis menace de brûler le château.

 © Archives nationales.

En décembre 1949 quarante cinq mille cinq cents œuvres auront été restituées grâce au travail de Rose Vallant, conservatrice du Jeu de Paume qui, pendant la guerre a établi deux listes parallèles (une officielle et une... confidentielle…) du contenu des caisses renfermant les biens des collections privées.

Sauvetage rendu possible grâce à la passion et le courage de chacun des protagonistes, que ce soient les professionnels, les anonymes, les villageois qui ont protégé le secret, tous ont risqué leur vie, pour ce rêve fou SAUVER UN PEU DE LA BEAUTÉ DU MONDE.

Cette exposition, préparée depuis 2010, souhaite attirer l’attention sur l’actualité de la préservation des collections à l’heure où le terrorisme non seulement menace la paix civile mais dénote une volonté de voler l’identité de l’autre, de le détruire, de le priver de ses racines. Le commerce lié à la revente des biens culturels enrichit des groupuscules et leur permet d’acheter du matériel de guerre.

Dominique Blain présentant Bamiyan, 2013, impression numérique au jet d'encre © Marie-Christine Sentenac, décembre 2021.

L’art devient un enjeu central des conflits armés comme le montre  le travail de Dominique Blain, plasticienne canadienne, qui présente une exposition en résonance avec l’ouverture des nouvelles salles.

Dominique Blain présentant La Victoire de Samothrace suspendue, 2019, impression numérique au jet d'encre © Marie-Christine Sentenac, décembre 2021.

DÉPLACEMENTS. Onze œuvres, dont quatre conçues spécialement pour Chambord sont disposées au deuxième étage. Une caisse entourée de cordes, réplique à l’échelle de celle utilisée pour transporter et mettre à l’abri L’Assomption de Titien, de la basilique des Frari à Venise, pendant la Première Guerre Mondiale. On découvre le tirage noir et blanc en négatif de cette photographie qu'elle a vue à Venise, ainsi que des clichés d’époque retrouvés du photographe Gonzague Dreux qui a documenté le transfert des œuvres à Chambord pendant la guerre. Des documents d’archives Las Cajas montrent l’arrivée à Genève en 1939 des œuvres du Prado, fuyant la Guerre civile espagnole, pilotée par Jacques Jaujart.

La préservation des œuvres d’art est au centre du propos de Dominique Blain. Elle pose aussi la question de la protection des personnes ; à Bamyan avant de faire sauter les Bouddhas les talibans ont tué de nombreuses personnes. Qui s’en soucie  ?

Dans une installation à partir de photos de migrants dans des barques, une centaine d’images, glanées sur internet épinglées comme des papillons se soulèvent au vent ; on peut choisir de porter son regard vers le bas, la tragédie, l’eau, ou  vers le ciel, l’espoir ?

 

Chambord, 1939-1945 : « sauver un peu de la beauté du Monde »

Exposition permanente depuis le 21 novembre 2021 dans quatre salles des cantons sur la terrasse du château.

" sauver un peu de la beauté du Monde " - Chambord 1939-1945. Catalogue sous la direction d’Alexandra Fleury, textes de Guillaume Fonkenell et Frédérique Hebrard (fille de Lucie Mazauric). 96 pages. Prix 15 €.

Déplacements de Dominique Blain, du 21 novembre 2021 - 13 mars 2022

Catalogue. Déplacements. 128 pages. 30 illustrations. Textes de Ami Barak, Catherine Bédard, Louise Déry, France Trinque et Gérard Wajcman. Éditions Skira. Prix 30 €. Cette publication accompagnait l’exposition de Dominique Blain au Centre culturel canadien à Paris, du 27 septembre 2019 au 14 janvier 2020.

Domaine national de Chambord – 41250 Chambord  https://www.chambord.org/fr/

Le domaine national de Chambord (5 440 hectares, 32 km de murs d’enceinte, plus grand parc clos d’Europe), placé en 1840 dans la première liste des Monuments historiques, est propriété de l’État depuis 1930. Établissement public, il est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1981.

 

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