Entre senteurs et souvenances, le Grand Tour selon diptyque
Gilles Kraemer
On n’a pas tous les jours trois fois vingt ans. diptyque a soixante ans. Le Grand Tour des Voyages immobiles marque son anniversaire.
© photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, septembre 2021.
Italie, France, Grèce, Japon, Liban, cinq destinations choisies par diptyque, dans la souvenance du " Grand Tour", ce voyage d’éducation que l’aristocratie avait inventé pour ses rejetons, d’abord en Europe puis au Proche-Orient, triomphant au XVIIIe siècle en Italie, dans ces basculements vers d’autres mondes politiques, économiques, artistiques. Pour Jérôme Sans, commissaire de Voyages immobiles, " le lieu choisi, l’ancienne Poste du Louvre – connue de ceux qui postaient leur déclaration de revenus à minuit moins cinq, cachet de la Poste faisant foi – est celui du voyage, de la transmission, du flux permanent des informations. Ce lieu remet dans le rythme du voyage. ". Ajoutant " j’aime les expositions collectives, car celles-ci se conçoivent comme une partition musicale. ".
Joël Andrianomearisoa © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, septembre 2021.
Joël Andrianomearisoa, Un temps après la jeunesse, 2021 © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, septembre 2021.
Joël Andrianomearisoa © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, septembre 2021.
Trente-quatre. Comme le numéro du premier magasin, 34 boulevard Saint Germain à Paris. Ce chiffre, Joël Andrianomearisoa, l’un des cinq artistes créateurs d’un objet pour le 60e anniversaire de cette maison, l’a retenu pour Un temps après la jeunesse, un texte sur 34 feuillets avec des images où je reconnais la campagne creusoise et une atmosphère à la Maurice Rollinat, rassemblés dans une boîte noire. Trente-quatre feuillets parfumés de la fragrance conçue par Olivia Giacobetti, dans l’odeur du bois ciré des antiquaires, du pavé parisien et des pages de livres anciens, une note fumée rappelant celle du tabac et des feux de cheminée de la ville. " Une façon de création d’une vraie poésie parfumée, dans la tradition du linge parfumé dans les armoires, une histoire pouvant se dérouler à Paris, en Creuse [où se situe son atelier] ou à Madagascar. Pour moi, c’est une histoire du temps à travers le parfum. " souligne Joël. Enlaçant ses trente-quatre feuillets placardés sur un mur, Time after Time – The Labyrinth of Passions, des flots noirs de papiers de soie, me rappelant ceux vus en 2019, à l'Arsenale, à la biennale de l’Art de Venise où il représentait son pays. Réouverture du Domaine de Chaumont-sur-Loire - (lecurieuxdesarts.fr).
Jérôme Sans ajoute que " l’œuvre de Joël présentée ici, entre ses mots et son Labyrinthe, n’arrête pas le temps puisque tous les instants fabriquent l’œuvre.".
Ange Leccia, Arrangement. Globes terrestres. Remerciements l'artiste & Galerie Jousse Entreprise © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, septembre 2021.
Ces Voyages sont une immersion dans l’univers de neuf artistes de la vastitude du monde, du globe, comme Arrangement, ces soixante-dix-sept globes lumineux d’Ange Leccia suspendus dans l’escalier. Il faut lever les yeux, comme on les lève vers les cieux pour englober toutes ces sphères incitatives de voyages nés dans la solitude d’un bureau ou d’une chambre, ces globes que les enfants de ce nouveau millénaire ne connaissent pas. Comment leur donner le goût de l’évasion mentale puis de quitter ce voyage immobile pour se rendre dans d’autres pays s’ils n'ont jamais vu cette boule magique ? Une belle rêverie puisque, dans mes souvenirs, ces globes tournaient et étaient lumineux dans mes nuits d’insomnie ou de rêverie.
Johan Creten devant La sirène effrontée, 2021. Céramique © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, septembre 2021.
Pour diptyque, Johan Creten a imaginé La Laguna, une petite sculpture en bronze celée dans une cire d’un bleu vert translucide, rappel des eaux vénitiennes. En se consommant, la bougie au parfum pensé par Cécile Matton, évoquant selon Johan " l’odeur de la lagune, des potagers des petites îles entourant Venise, de l’iode ", dévoilera non la Vénus botticellienne debout sur sa coquille mais une sirène, une sirène à l’image de Venise, une sirène à queue, une sirène effrontée. " Ajoutant " cette sirène sera le souvenir de cette expérience olfactive, comme un souvenir d’un voyage, comme les petites sculptures que l’on rapportait de son Grand Tour. ". Comme les Canaletto que les lords, friands de ces immenses " cartes postales peintes " achetaient à Venise.
Johan Creten © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, septembre 2021.
Johan Creten & La sirène effrontée © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, septembre 2021.
Sa terre cuite, dans des émaux d’immense profondeur, cette Sirène effrontée, dialoguant avec une grande Laguna en résine, est sortie de ses mains, " créée dans la solitude de mon atelier à La Haye, pendant le confinement ", séjournant à l’Ibis de cette ville deux fois un mois et demi " et, tout ceci... pour une Effrontée " conclut-il, dans un grand éclat de rire. Humour belge. Normal.
Et de désigner, quatre sculptures vénitiennes du cinquecento-seicento, à la fabuleuse patine, attribuées ou dans l’entourage de Girolamo Campana, présentées dans la même salle : " Vénus séduite, Vénus avec une pomme qui pourrait être Ève, Junon reconnaissable à son paon, habillée, renvoyant à l’épouse au foyer alors que son divin époux est volage et une femme à moitié nue qui pourrait être la paix " souligne Johan.
Chourouk Hriech & Rabih Kayrouz © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, septembre 2021.
Chourouk Hriech, ensemble de dessins à l'encre de Chine. Remerciements l'artiste & Galerie Anne-Sarah Bénichou © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, septembre 2021.
Secretum de l’artiste de la haute couture, Rabih Kayrouz, renvoie à Byblos, ville à côté de laquelle il a grandi. " Cette ville a toujours été pour moi un lieu de rêve, je tentais de comprendre comment on y vivait dans l’antiquité ". Il imagine ce qu’auraient pu rapporter les créateurs de diptyque après leur voyage au Liban, certainement des pièces archéologiques en céramique dans une boîte en cèdre scellée. Un scanner en révèle le contenu : la maquette d’un escalier de temple, un fragment en or de la couronne royale et plus émouvant un coquelicot puisque, selon la tradition, cette fleur naquit du sang d’Adonis mortellement blessé. Sur les murs de cette salle, aux deux fenêtres occultées de papier bleu, un ensemble de dessins à l'encre de Chine, technique si difficile et parfaitement maitrisée, de Chourouk Hriech, qu’elle " imagine avec l’univers de Rabih, conçus à partir d’histoires, d’images, dans une réécriture d’un environnement. Dans la supposition de ce que pourra être mon regard lorsque je découvrirai le site de Byblos ". Sa vidéo À qui appartient les cieux ? renvoie au ciel qui n’est jamais le même et que nous partageons avec des oiseaux qu’elle a disposés au sol.
Gregor Hildebrandt. Remerciements l'artiste, Galerie Almine Rech, Galerie Perrotin © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, septembre 2021.
Andreas Angelidakis, Athens by night, 2021 © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, septembre 2021.
Zoë Paul © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, septembre 2021.
Gregor Hildebrandt nous plonge dans l’évocation d’une Venise musicale et cinématographique et Andreas Angelidalkis dans celle nocturne d’Athènes. Dans une évocation de la Grèce, Zoë Paul s’est rendue à Miliès, étape du Grand Tour, lieu dans la mythologie du centaure Chiron, qui était guérisseur et pratiquait la médecine par les plantes. Ceci lui a inspiré un petit rideau de perles en céramique dessinant une main surmonté d’une couronne en étain. Cette pièce The Cave of Chiron renferme un palet de porcelaine exhalant un parfum convoquant cyprès, figuiers et immortelles mis en musique par Olivier Pescheux.
Hiroshi Sugimoto, vidéo KANKITSUZAN x Hiroshi Sugimoto, 2021 © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, septembre 2021.
Terminant ce parcours initiatique, non dans une mise à l’écart mais de spiritualité, un petit espace de recueillement plongé dans le noir et le silence accueille Hiroshi Sugimoto. Pour ce Grand Tour du XXIe siècle, le japonais a créé Fragrance of Infinity. Son flacon en verre optique s’inspire de la sculpture Mathematical Model installée dans la bambouseraie de Kankitsuzan – montagne d’agrumes en japonais - qui surplombe la baie de Sagami, dans la ville d'Odawara, à 80 kilomètres à l’ouest de Kyoto. A l’intérieur, Alexandra Carlin y a glissé des agrumes et l’air de ce lieu, de cette fondation agricole qu’Hiroshi créa en 2008.
© photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, septembre 2021.
Voyages immobiles. Le Grand Tour
10 septembre – 24 octobre 2021
espace d’exposition de La Poste du Louvre - 52 rue du Louvre - 75001 Paris
Joël Andrianomearisoa, Andreas Angelidakis, Johan Creten, Gregor Hildebrandt, Chourouk Hriech, Rabih Kayrouz, Ange Leccia, Zoë Paul et Hiroshi Sugimoto
Plaquette distribuée. Réservation obligatoire avec le passe sanitaire.
La boutique pour une sélection de senteurs de diptyque avec un accueil enflammé et très attentif. Entre 3 400 et 6 000 € pour les œuvres de Joël Andrianomearisoa, Johan Creten, Rabih Kayrouz, Zoë Paul et Hiroshi Sugimoto.
Le premier magasin diptyque ouvrit, en 1961, au 34 boulevard Saint Germain à Paris, à l’origine pour vendre des tissus puis des objets de décoration. Aubépine, la première bougie parfumée nait en 1963, la première eau de toilette L’eau en 1968. Cette maison, qui a essaimé dans le monde entier, appartient au fonds d’investissement Manzanita Capital.