Gilles Kraemer (envoyé spécial)
Énigme, découverte, révélation, rebondissement. Le musée des Beaux-Arts, dirigé par Olivia Voisin, est manifestement l'un des lieux du "work in progress" de l’histoire de l’art. En 2017, l’Europe des Lumières et Jean-Baptiste Perronneau, sa première rétrospective ici. En 2020, Jean-Marie Delaperche, dans les tourments de l’histoire sortait de l’obscurité avec la découverte de quatre-vingt onze lavis chez un merveilleux marchand de la "belle feuille" de la rue Chaptal. 2021 est devenu l’année de l’enquête espagnole.
Diego Velázquez, Saint Thomas, ca 1618-1622. Huile sur toile. 94 x 73 cm.. Orléans, musée des Beaux-Arts. inv. 1556.A, 94 x 73 cm © Gigascope.
Une enquête pour un détective dans le milieu de l’art. De quoi donner matière d’écriture à un historien de l’art, siégeant sous la Coupole, pour un nouveau roman se déroulant encore à Orléans ! Mais ici, pas de Pénélope. Pas de Wandrille. C’est à Orléans, au musée des Beaux-Arts, que l’intrigue de l’énigmatique Saint Thomas de Velázquez a commencé, trouvant son origine en Espagne au XVIIe siècle, dans la poussière de Séville. Deux enquêteurs sur la piste : Corentin Dury, formidable conservateur de cette institution orléanaise et Guillaume Kientz, qui fut pendant neuf ans conservateur au département des peintures du musée du Louvre, directeur de The Hispanic Society Museum & Library, New York, commissaires des remarquables expositions Velázquez (2015) et Greco (2019) au Grand Palais. .
Tout débute en 1843. Dans le catalogue du musée, sous le numéro 240, une toile est attribuée à Murillo, sous le laconique " Un solitaire appuyé sur un livre tenant une lance de l’autre main ". Comment est-elle arrivée à Orléans, dans ce musée ouvert en 1825, nul ne le sait ? Pourquoi Murillo ? À l’époque l’engouement des Français pour la peinture espagnole se concentrait sur Murillo, suite aux guerres napoléoniennes en Espagne - permettant au maréchal Soult et au duc de Wellington de composer une collection -, sur la collection espagnole de Louis-Philippe présentée au Louvre entre 1838 à 1848, dispersée par la suite, sur cette Espagne "tendance" avec Voyage en Espagne de Théophile Gautier et Carmen de Prosper Mérimée.
Changement en 1851, dans une hésitation entre attribution espagnole et l'intervention de Valentin de Boulogne ou Bartolomeo Manfredi, avec une orientation caravagesque. Retour du balancier Murillo en 1876. Et "invention" en septembre 1920 lorsque l’historien de l’art italien Roberto Longhi, dans son voyage en Europe de 4 années, découvrit au musée d’Orléans ce Saint Thomas qu’il rendra aux années sévillanes de Diego Velázquez (Séville 1599-1660 Madrid).
Unique tableau de la période de Séville de Velázquez dans les musées français, ceux-ci ne conservent qu’une seule autre toile, datée de l’époque madrilène du peintre de Philippe IV - qui l’honorera avec la remise de la Toison d’or comme le retrace un dessin d’Achille Devéria -, le Démocrite (ca 1630) du musée des Beaux-Arts de Rouen.
Diego Velázquez, Saint Paul, ca 1618-1622. Huile sur toile. 95,5 x 80 cm.. Barcelone, museu nacional d’Art de Catalunya. inv. MNBAC 024242 © Barcelone, Museu Nacional d’Art de Catalunya, 2012.
Diego Velázquez, Tête d’apôtre (?), ca 1618-1622. Huile sur toile. 38 x 29 cm.. Madrid, museo nacional del Prado, inv. P07943 dépôt à Séville, museo de Bellas Artes, © Madrid, Museo Nacional del Prado.
Diego Velázquez et son atelier ?, Saint Philippe, ca 1622. Huile sur toile. 99 x 79 cm.. Collecyion Jonathan Ruffer, en prêt longue durée à Bishop Auckland, Spanish Gallery © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 2021.
L’affaire aurait pu s’arrêter là mais jaloux qu’un Velázquez puisse être dans un musée de province, Le Louvre tenta d’obtenir le transfert de cet insigne chef-d’œuvre sur les bords de Seine. C’est l’un des scoops de la préparation de cette pertinente exposition dossier avec la découverte, dans les archives municipales d’Orléans, d’une correspondance du maire Roger Secrétain adressée à Gaston Palewski, président du Comité français pour la sauvegarde de Venise, membre de l’Institut, en sa qualité de président du Conseil constitutionnel, le 27 octobre 1970. À quoi y faisait-on référence ? Tu nous "donnes" ton Velázquez et je dégarnie Le Louvre en t’offrant Jeanne d’Arc de Jean Auguste Ingres. André Parrot, le patron du Louvre ne s’est pas vanté de cette transaction. Roger Secrétain a résisté à l’injonction parisienne. Le pot de terre avait gagné.
Les trois Diego Velázquez © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 2021.
Cette toile vient récemment d’être restaurée par l’atelier Arcanes avec le support du C2RMF. Ceci permet la présentation des radiographies et réflectographies infrarouge de cette toile, de celle du Saint Paul de Barcelone et de celle L’Éducation de la Vierge, propices à une étude, dans le catalogue, du support, de la préparation et des "perfiles ciertos" ou contours essentiels, technique promue par Francisco Pacheco.
Attribué à Francisco Pacheco (1564 – 1644), Saint Matthias, ca 1620. Huile sur toile. 104 x 83 cm.. Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister, inv. Gal.-Nr. 680 © Gemäldegalerie Alte Meister, Staatliche Kunstsammlungen Dresden /Photo by Elke Estel/Hans-Peter Klu.
À 11 ans, Diego entre dans l’atelier de Francisco Pacheco, il est reçu dans la corporation des peintres en 1617 et il épouse, à 19 ans Juana, la fille de Francisco. Début de carrière brillamment menée pourrait-on dire ! Il savait y faire ! C’est cette période sévillane de 13 années qu’explore l’exposition, le contexte de création et de comparaison avec des œuvres des espagnols Francisco Pacheco, Jusepe de Ribera et Luis Tristán présentées aux côtés des trois Velázquez : Saint Thomas d’Orléans, Saint Paul de Barcelone, Tête d’apôtre du Prado et d’une redécouverte Saint Philippe attribué à Diego et à son atelier d’une collection privée, vraisemblablement d’un apostolado, terme espagnol désignant la représentation des apôtres - à l’exception de Judas, remplacé par Saint Paul - et d’une représentation du Christ. Cette série se retrouve dans le collège apostolique - gravure en burin - d’Hendrick Goltzius (ca 1589) dont la diffusion en Espagne influença certains apostolados.
Des employés du Musée des Beaux-Arts d'Orléans accrochent le Saint Simon attribuée à Diego Velázquez, un prêt de dernière minute . AFP/Christophe Archambault.
Sans rebondissement de dernière minute, une enquête ne serait pas une enquête. Un nouveau témoin est apparu, Saint Simon, attribué à Diego et à son atelier dont le collectionneur privé a accepté le prêt depuis le 2 juillet. Un mois après le commencement de l’exposition, un 6 juin, date anniversaire de la naissance de Diego ! Maintenant, il faut qu'il parle.
L’histoire de l’art ? Une vaste enquête policière. Rendez-vous à Orléans pour tout comprendre de cette passionnante histoire. Work in progress… Investigaćion en curso... Rien de remplacera l’œil, le fameux œil pour la comparaison in situ maintenant des cinq peintures. Et réponse ? Les faire parler à tout prix. Avant le 14 novembre ?
L’enquête continue…
Dans la poussière de Séville. Sur les traces du Saint Thomas de Velázquez
5 juin-14 novembre 2021
Musée des Beaux-Arts d’Orléans
Commissariat scientifique et conception de Corentin Dury
Catalogue. Textes de Guillaume Kientz, directeur de The Hispanic society Museum & Library, New York Diego Velázquez et les chemins du naturalisme en Espagne ; Corentin Dury Sur les traces du Saint Thomas de Velázquez. 160 pages. Publication Musée des Beaux-Arts d’Orléans / In Fine éditions d’art. 25 euros.
Saint Simon, attribué à Diego et à son atelier, réapparu le 2 juillet ne pouvait être reproduit dans le catalogue.