Faut-il rendre la suppression de la nuit obligatoire ? – 75ème Festival d’Avignon
Gilles Kraemer (séjour personnel à Avignon)
jeudi 8 juillet 2021
Voilà combien de jours, voilà combien de nuits / Voilà combien de temps que tu es reparti / Tu m’as dit cette fois, c’est le dernier voyage… Barbara
La dernière nuit du monde © photo Alexander Gronsky.
Le 75ème Festival d’Avignon placé sous un futur peu réjouissant ? Si celui de Kingdom, selon Anne-Cécile Vandalem, n’atteint pas l’effet escompté dans l’excessivité d’une vidéo prégnante, La dernière nuit du monde dans la subtile mise en scène de Fabrice Murgia est à mille lieux au-dessus. (1)
Beaucoup de retenu cependant avant d’assister à cette Dernière nuit écrite par Laurent Gaudé avec la participation de Fabrice Murgia, directeur du Théâtre national Wallonie-Bruxelles.
De son Nous, l’Europe, banquet des peuples, vu au 73ème Festival en 2019, j’en gardais de belles images mais ceci n’en faisait pas un spectacle inscrit dans la mémoire avec cet assourdissant banquet qu’il avait écrit. (2) Allait-on une nouvelle fois entendre du verbiage, du verbiage larmoyant comme les premiers instants de la vidéo le laissèrent supposer avec l’enfant Oracle ? Une logorrhée ? Heureusement non. Presque deux heures d’une représentation magique dans ce cloître des Célestins convenant parfaitement par son intimité au dialogue, au chant, aux échanges, à l'attente, à l'espoir, à l'espérance. Entre deux platanes, le sol recouvert de flocons de neige dans un renvoi à la Laponie – bilan carbone de combien ? – dans une cour des vents ce soir. Est-ce la neige qui apportait une sensation de fraîcheur à cette représentation ?
La dernière nuit du monde © photo Le Curieux des arts, Avignon, juillet 2021.
Un décor géométrique, deux rectangles noirs au sol, comme des ilots dans lesquels prennent place Gabor (merveilleux Fabrice Murgia dans une gestuelle souvent christique) et sa femme Lou, une absolue koré dans sa robe beige (magnifique Nancy Nkusi, rwandaise, enceinte de 10 mois). Ils se parleront mais à distance, lui au milieu, elle côté cour, parfois par la vidéo. Sauf à la fin, lorsqu’il sortira de cette enceinte, dans la recherche de sa femme aimée et disparue, et tombera dans la neige. Au milieu, suspendu, le carré de l’écran de la vidéo, cet écran qui ne doit pas prendre le pouvoir sur la narration, les deux acteurs étant en interaction avec celle-ci précise Fabrice Murgia.
La dernière nuit du monde © photo Alexander Gronsky.
L’idée était de raconter une histoire mondiale, un tournant, souligne Fabrice Murgia, dans cette dystopie qui est l’histoire d’un couple dans ce temps de la volonté de supprimer la nuit, du gommage de celle-ci dirions-nous, d’une disparition de la femme que l’on ne comprend pas. Dystopie très présente cette année dans les propos des metteurs en scène.
L’histoire, celle de la dernière nuit du monde, celle du 29 octobre alors qu’une pilule proposant de réduire le sommeil à 47 minutes a été inventée et mise sur le marché. Son but inavoué, celui de consommer plus, de travailler plus, pendant la nuit qui était jusqu’à présent l’ultime espace de résistance pendant lequel l’on ne faisait rien. Seulement dormir. Exit à jamais le sommeil pas rentable. Ainsi en ont décidé nos dirigeants dans des joutes oratoires avec l’opposition du Mouvement Nuit Noire. La Nuit debout de la place de la République ? Vive la journée presque continue que l’on proposera d’allonger, selon une jeune politique aux canines hyper longues, prenant le pouvoir, totalement déconnectée de la réalité – cela ne vous rappelle-t-il pas un dirigeant politique s’étonnant qu’il fasse chaud dans le métro ? - avec une nouvelle pilule réduisant la nuit à quinze minutes ! Qui dit mieux ?
Gabor est l’un des jeunes conseillers d’une femme politique, une "briscard" girouette – mais c’est le vent qui bouge, pas elle, comme le soulignait un président de l’Assemblée nationale du siècle dernier, romancier Sandé à ses heures perdues –, Vania Van DeRoot prête à toutes les roueries dans son appétence du pouvoir. Lui, c’est un jeune loup, très doué pour inventer des slogans poétiques dont celui de La nuit fragmentée pour… faire passer la pilule… qui nous fera tous dormir. Sa poésie, il la met au service du pouvoir, la mutant en une arme liberticide. Il pense que le monde sera plus égalitaire mais, il tue la nuit, devient le fautif de sa disparition programmée par les politiques et les économistes. Le sait-il ou joue-t-il une comédie dans cette évocation de certains conseillers ayant l’oreille des décideurs, prêts ensuite à une reconversion avec leur carnet d’adresses bankable ? Cette pilule devra-t-elle être imposée dans cette résonnance avec la quatrième vague de la pandémie du coronavirus de cet été 2021 et l’obligation de la vaccination.
La dernière nuit du monde © photo Alexander Gronsky.
Lou, sa femme, il l’aime passionnément. Blessée dans une manifestation M.N.N. contre cette pilule du sommeil, hospitalisée, il n’aura pas le temps d’aller la voir à l’hôpital dans les dernières heures de cette dernière nuit du monde. Au lendemain elle aura disparu, mystérieusement, devenant "La disparue du CHU Saint- Pierre". Nom si transparent.
Les longs jours, six mois qu’elle a disparu ; vieilli, il n’est plus qu’une ruine au milieu du monde nouveau dans un dérèglement climatique. D’une façon inexpliquée a commencé le grand exode des animaux vers le Nord. Il part à sa recherche, la retrouvera-t-il ? Dans l'au-delà ?
Pourquoi la chanson de Barbara, à la fin, en anglais ? Comme un air de déjà vu si Dis, qu’en reviendras-tu ? / Dis, au moins le sais-tu ? avait été interprétée en français. Alors autant garder une part de mystère à celle-ci en la chantant en anglais…
Mystère de ce qui fut la dernière nuit du monde. Monde pas réjouissant.
Le regard Cassandre de l'artiste est souvent l'ouvreur de notre futur.
La dernière nuit du monde © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Avignon, juillet 2021
Laurent Gaudé, La dernière nuit du monde
7 8 9 10 | 12 13, séances supplémentaires les 17, 18, 19 et 20 juillet à 22 h
Cloître des Célestins - Avignon
Texte Laurent Gaudé / Mise en scène Fabrice Murgia
Scénographie Vincent Lemaire / Création vidéo Giacinto Caponio / Lumière Emily Brassier / Son Brecht Beuselinck / Assistanat à la mise en scène Véronique Leroy
Avec Fabrice Murgia, Nancy Nkusi
Production Compagnie Artara / Coproduction Théâtre national Wallonie-Bruxelles, Théâtre
de Namur, Mars-Mons arts de la scène, Théâtre de Liège, Central-La Louvière, Théâtres en Dracénie (Draguignan), Théâtre L’Aire Libre (Rennes), Scène nationale d’Albi, Centre dramatique national de Madrid, Riksteatern (Suède)
16 & 17 mars 2022 à la Scène nationale d’Albi et le 22 mars 2022 au Théâtre Jean Vilar à Vitry-sur-Seine.
Conférence de presse Laurent Goumarre & Fabrice Murgia © photo Le Curieux des arts Gilles Kraemer, Avignon, cour Saint Louis sous ses platanes, 9 juillet 2021.