Volupté des désirs dans le siècle des Lumières. De Boucher à Greuze
Gilles Kraemer
Automne 2014. Villa Médicis-Académie de France à Rome. Souvenirs de l'exposition Les bas-fonds du baroque. La Rome du vice et de la misère que m'avait présentée, un matin, avant l'ouverture au public, Éric de Chassey, directeur de cette institution. Francesca Cappelletti et Annick Lemoine étaient les commissaires de ce parcours que l'on verrait quelques mois plus tard à Paris, en février, au Petit Palais, dans une scénographie de Pier Luigi Pizzi, un peu trop somptueuse pour moi mais tellement le miroir de la Rome des neveux des papes et des princes mécènes, en une atmosphère Galleria Doria Pamphilj. Dans un accrochage totalement différent, plus tempéré mais avec les mêmes tableaux.
François Boucher (1703-1770), Hercule et Omphale, vers 1732-1735 (détail). Huile sur toile. Moscou, Musée d’État des Beaux-Arts Pouchkine © The Pushkin State Museum of Fine Arts.
L'exposition romaine s’ouvrait avec une perturbante "Vénus masculine" de Giovanni Lanfranco (1582-1647), un Jeune homme nu sur un lit avec un chat, ayant appartenu à Christine de Suède. Par ce placement voulu dans la première salle, sur le mur de droite, il ne pouvait échapper à aucun regard même rapide. Un sujet troublant, aux connotations homosexuelles explicites. S'agissait-il de l'amant, regard sournois et aguicheur, du commanditaire ou le portrait d'un modèle du peintre ? La notice de Patricia Vavazzini permettait toutes les hypothèses pour ce tableau adoptant la configuration du montré-caché avec le lit aux rideaux, l'un fermé, l'autre ouvert, le chat que l’on retrouverait chez Édouard Manet en 1863.
Giovanni Lanfranco, Jeune homme nu sur un lit avec un chat, 1620-1622. Huile sur toile. 60 x 113 cm.. Londres, Walpole Gallery © photographie Le Curieux des arts Antoine Prodhomme, novembre 2014, Rome, Villa Médicis. Les Bas-fonds du baroque. La Rome du vice et de la misère / I bassifondi del barocco. La Roma del vizio e della miseria. Entretien avec Éric de Chassey, directeur de l'Académie de France à Rome – Villa Médicis - (lecurieuxdesarts.fr)
Tout au fond, dans le prolongement de l'entrée, juste avant la montée de la rampe, un autre tableau, lourd de sens Jeune homme aux figues de Simon Vouet (1590-1649), vers 1615 (?), prêt des Beaux-Arts de Caen. Un homme faisant songer à un travesti, le regard malicieux, avec le geste injurieux de "far la fica" consistant à placer son pouce entre deux autres doigts. Ce gestuelle d'insulte devenant le seul sujet du tableau. Deux tableaux, aux connotations sexuelles très fortes, destinés au studiolo secret, demandant d'être observés patiemment dans cette découverte de leurs sens cachés.
Sept années plus tard. À Cognacq-Jay, à Paris. Dans cette continuité romaine, second volet, Annick Lemoine nous guide dans le monde de l'amour au temps des Lumières françaises, dans "cette évocation de la volupté du désir" avec ce souhait, une nouvelle fois, "d'amener le spectateur à regarder attentivement". Exposition prenant tout son sens si l’on a vu in situ celle de Rome puisque toutes les deux sont celles de la découverte avec un parti pris d’un axe jamais abordé frontalement.
Au premier plan, Danaé recevant la pluie d'or, François Boucher, ca 1740. National Museum, Stockholm © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juin 2021, Musée Cognacq-Jay, Paris.
À l'occasion du 250e anniversaire de la mort de François Boucher (1703-1770), l’exposition de Cognacq-Jay n'est nullement celle du Premier peintre du roi et directeur de l'Académie royale de peinture et de sculpture, recherché par toutes les cours princières. Mais celle de l'auteur d'une partie cachée, secrète, le monde du plaisir des sens. "L'amour dans son plus licencieux et osé" souligne la commissaire, dans un parcours dans l'assouvissement du désir, l'évocation de la volupté, la montée du plaisir.
Antoine Watteau (1684-1721), Le Jugement de Pâris, ca 1718-1721. Huile sur panneau de chêne. 40 x 30,7 cm.. Paris, musée du Louvre, département des Peintures © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juin 2021, Musée Cognacq-Jay, Paris.
Ici, nous surprenant par un accueil frontal, lui aussi sur le mur de droite, un fessier français, bien visible, voluptueux, alors que celui du Romain pudiquement voilé était dans la suggestion. Les fesses de Vénus, de la déesse de l'amour élue au détriment de la sagesse athénienne et de l'épouse du dieu olympien. Le Jugement de Pâris, cette toile d’Antoine Watteau, respire la célébration de l'amour dans le dos, la nuque, le cul, la chair brillante. L'amour, dans ses instants précédents, ce temps de la concupiscence, celui où la femme soulève sa chemise, dans un jeu du dévoilé et du drapé blanc que l'on retrouvera chez Jean-Honoré Fragonard, Pierre-Antoine Baudouin, Jean-Baptiste Greuze. La chemise devient le dernier rempart de la nudité. Si le spectateur sait regarder, tout est parfaitement codifié dans cette façon de représenter la femme dans ses passions amoureuses et ses désirs, dans ces peintures faites pour des connoisseurs, des commanditaires éclairés, destinées à des cabinets, aux "petites maisons" ou à des maisons de plaisirs.
Modérons cette constatation, le regardeur n’est pas uniquement masculin. Un œil féminin s’arrêtait sur cette peinture, tel celui de la comtesse du Barry présentant La Cruche cassée de Greuze dans ses appartements versaillais puis son château de Louveciennes.
François Boucher (1703-1770), Étude de pied, ca 1751-1752. Pastel. 29,5 × 29 cm.. Paris, musée Carnavalet - Histoire de Paris © Musée Carnavalet / Paris Musées.
François Boucher (1703-1770), L’Odalisque brune, 1745. Huile sur toile. 53 x 65 cm.. Paris, musée du Louvre, département des Peintures © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Tony Querrec.
Meuble dans l’approche fantasmée du plaisir, le sofa inspirera la littérature. En 1742, Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, dit Crébillon fils (1707-1777) publie un conte moral : Le Sopha, dans lequel le narrateur transformé en sopha raconte les ébats et assauts voluptueux dont il fut le témoin.
Qui voit-on, plutôt que ressent-on nous en parcourant cette exposition ? Le jeu de l’ambiguïté – l’évocation du saphisme de Pan et Syrinx de Boucher -, le regard qui va plus loin, au-delà de l’acte accompli, la frénésie des sens dans les draps froissés de l’amour – mi Vénus, mi Orient sulfureux de L’Odalisque brune de Boucher, présentant son fessier au regardeur -, la pamoison si codifiée des yeux ouverts et de la tête renversée – La Volupté de Greuze, 1765 –, l’union prévisible dans cette main masculine sortie de l’ombre - Jeune femme défaillant, Fragonard, 1785 -, l’entrelacs des corps – Deux jeunes amoureux de Baudouin – après une Résistance inutile de Fragonard jusqu’à la conclusion mais sans aucun sexe visible d’une Étreinte fougueuse attribuée à Jean-Baptiste Pater, 1730. Tout un catalogue peint, digne d’un ouvrage des postures des Dieux puisque les amours ne peuvent être que celles des dieux, des demi-dieux et des mortelles.
François Boucher (1703-1770), Hercule et Omphale, ca 1732-1735. Huile sur toile. 90 x 74 cm.. Moscou, Musée d’État des Beaux-Arts Pouchkine © The Pushkin State Museum of Fine Arts.
La véhémence du désir éclate avec Hercule et Omphale, de "la peinture à la testostérone" par Boucher dans ces jambes entremêlées, ce baiser à pleine bouche, ce corps entièrement bronzé d’Hercule, cette blancheur d’Omphale, le lit en désordre, le drapé blanc allant du sexe de la femme à celui de son amant, la main de l’homme empoignant à pleine main le sein droit de son amante.
Et maintenant quittons les demeures des Dieux, cette quête du plaisir. La violence n’est pas loin dans cette Belle cuisinière de Boucher, 1735. Si calme en apparence, cette peinture confirme la lutte charnelle, la violence sexuelle dans ces œufs cassés, cette énorme clef, ce chat ayant assouvi son désir en mangeant un poulet mort.
Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), Esquisse pour La Cruche cassée, 1772. Huile sur toile. 43 x 37 cm.. Paris, musée du Louvre, département des Peintures © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juin 2021, Musée Cognacq-Jay.
La Cruche était cassée, l'on allait passer irrémédiablement dans des "greuzeries" toujours interprétées comme larmoyantes. Perdant sa virginité, le regard apeuré, les mains serrant la robe et le désordre de la chevelure de la jeune fille en portent les témoignages.
Exit Claude-Joseph Dorat, Crébillon fils, Margot la ravaudeuse de Fougeret de Montbron. Place à Jean-Jacques Rousseau. Quelques années plus tard, ce monde si cher à l’évêque d’Autun aura perdu la tête.
L'empire des sens, de Boucher à Greuze
prévue de 2 décembre 2020 à 28 mars 2021, irrémédiablement fermée comme tous les lieux culturels alors qu'elle était montée, elle ne fut ouverte que du 19 mai 2021 au 18 juillet 2021
Musée Cognacq-Jay - Paris
Commissariat Annick Lemoine, conservatrice en chef du patrimoine, directrice du musée & collaboration de Sixtine de Saint-Léger, attachée de conservation.