Les jardins se dévoilent à Giverny
Marie-Christine Sentenac
Gustave Caillebotte (1848-1894), Parterre de Marguerites (détail), vers 1893. Huile sur toile. Giverny, musée des impressionnismes © photographie Marie-Christine Sentenac, mai 2021.
Quoi de plus tentant qu’une escapade à la campagne pour fêter le retour de la liberté et de l’open- culture ? A plus forte raison lorsqu’il s’agit de jardins qui s’exposent dans un cadre champêtre.
Alfred Sisley, Printemps, paysanne sous les arbres en fleurs, vers1865-1866. Huile sur toile. 46,5x56 cm.. Collection particulière, par l’intermédiaire d’Hélène Bailly Gallery, Paris © remerciements Galerie Bailly.
Au musée des impressionnismes Giverny, Mathias Chivot et Cyrille Sciama, commissaires de Côté Jardin. De Monet à Bonnard décryptent le rapport différent à la nature, des Impressionnistes et de leurs suiveurs les Nabis, en réaction contre le réalisme, le naturalisme et bien sûr l’impressionnisme. Cela ne les empêchera pas de fréquenter assidûment Giverny pour rendre visite en son jardin au si bienveillant et hospitalier Monet.
Claude Monet (1840-1926), Jardin en fleurs, à Sainte-Adresse, vers 1866. Paris, musée d’Orsay, retrouvé en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale et confié à la garde des Musées nationaux, 1949, dépôt au musée Fabre, Montpellier, MNR 216.
Monet en conflit avec son père qui désapprouvait sa liaison avec Camille (qui vient d’accoucher) s’est réfugié chez sa tante à Sainte-Adresse, près du Havre. Une vingtaine de toiles naîtront alors qu’il est en plein désarroi.
Les impressionnistes brossent la modernité et la vie quotidienne, ils retranscrivent les sensations immédiates. Ils peignent sur le motif, souvent dans leur propre jardin, tels Monet, Pissarro, Sisley, Bracquemond, Renoir…
Camille Pissarro (1830-1903), Jardin et poulailler chez Octave Mirbeau, Les Damps, 1892. Huile sur toile, 73,3 x 92 cm.. Collection Hasso Plattner, MB- Pis-03 © tous droits réservés.
Camille Pissarro, non content de son verger, de son potager et de ses choux à Eragny se passionne aussi pour le jardin et le poulailler de son ami Octave Mirbeau. Gustave Caillebotte échange des graines avec Monet et sa vie est réglée par celle de ses orchidées et la botanique. Les fleurs s’invitent, chez ce dernier, jusque sur les murs peints de son foyer. (1)
Gustave Caillebotte (1848-1894), Parterre de marguerites, vers 1893. Huile sur toile. Giverny, musée des impressionnismes © photographie Marie-Christine Sentenac, mai 2021.
Décor couvrant sans doute la partie supérieure d’un mur, Parterre de marguerites est acquis en quatre parties en 2016 par le musée des impressionnismes Giverny. Restauré et rentoilé, il est présenté au sein de l’exposition, avec le rectangle blanc que devait masquer un élément de mobilier.
Depuis l’antiquité les jardins ont été "portraiturés", Arcadie, jardins d’Eden, havres de paix et d’harmonie, antithèse d’une nature indomptée et sauvage. Éternel conflit de génération. Place est donc accordée à la sensibilité par les Nabis ou prophètes (en hébreu et arabe); perspective abolie, couleurs mates en vastes aplats, formes cernées. « Une peinture « …est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » Maurice Denis. Définition du néo-traditionnisme.1890.
Ou, de la peinture comme Cosa Mentale; L’esprit de la chose prime sur sa représentation. Ombres et lumière, l’ambiguïté s’immisce en un jeu théâtral. On est loin de la Renaissance et du jardin œuvre d’art totale. Où sommes nous, rêve ou réalité, qui sont ces personnes qui nous regardent effrontément et que veut dire l’artiste à travers ces personnages ?
Henri Rouart (1833-1912), La terrasse au bord de la Seine a Melun, vers 1880. Huile sur toile, 46,5 x 65,5 cm.. Paris, musée d’Orsay © photographie Marie-Christine Sentenac, mai 2021.
Espace intime, clos, qui reflète pour les Nabis le monde intérieur, hors du temps et des références, le jardin est un atelier où les expérimentations esthétiques se mesurent aux expériences intimes. Ils abolissent les frontières entre arts décoratifs considérés comme mineurs et arts nobles, peinture, sculpture, dessin. Ils réalisent de nombreux décors pour de riches amateurs et de belles demeures (Denis, Ranson… pour la galerie de Siegfried Bing, Vuillard pour Alexandre Natanson, Jardins Publics, Bonnard pour Misia Sert, Jeux d’eau…)
Vuillard et Bonnard, citadins, décryptent la ville. Ils arpentent les jardins publics, les squares, carnet de croquis ou appareil photo à la main et retravaillent en atelier; les campagnards, Maurice Denis, Ker-Xavier Roussel, Paul-Émile Ranson, communient avec la nature et sont plus proches de la mythologie et d’un symbolisme ésotérique à la Pierre Puvis de Chavanne.
Pierre Bonnard (1867-1947), Crépuscule ou La partie de croquet, 1892. Huile sur toile, 130 x 162,5 cm.. Paris, musée d’Orsay, don de Daniel Wildenstein, 1985 © RMN-Grand Palais( musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski.
Au XIXème de nombreux jardins publics sont créés à Paris. Souci hygiéniste à l’ère industrielle allié au désir d’embellissement de la ville. Lieux de sociabilité, on y va autant pour voir que pour être vu. Nourrices et élégantes s’y côtoient au milieu des jeux d’enfants, ballons, cerceaux, loisirs familiaux en compagnie des chiens (chers à Bonnard) que l’on retrouve dans les jardins particuliers.
Portraits et paysages se mêlent et la place primordiale des femmes, se livrant à des travaux ménagers, lessive, couture… ou absorbées par leur lecture ou une mélancolique méditation, comme absentes - James Tissot, la Rêveuse ou Soirée d’été vers 1876, Les deux sœurs, 1863 -, reflètent leur condition.
Édouard Vuillard (1868-1940), L’Allée, ca 1907 et 1908. Peinture à la colle sur toile, 230 x 164 cm.. Paris, usée d’Orsay, legs verbal d’Edouard Vuillard. Exécuté grâce à M. et Mme K.-X. Roussel, beau-frère et sœur de l’artiste, 1941.
Dans ce portrait de sa maîtresse, Vuillard renoue avec la perspective.
Vers 1900 les Nabis se séparent et chacun suit sa voie. Retour au classicisme. Vuillard et Bonnard se proclament héritiers de l’impressionnisme.
Joan Mitchell (1925-1992), La Grande Vallée IX, 1983-1984. Huile sur toile. Collection FRAC Normandie-Rouen. En dépôt au musée des Impressionnismes Giverny.
Bonnard tend vers une abstraction colorée qui déborde du cadre de la toile et annonce le "all-over" dont un magnifique exemple de Joan Mitchell clôt l’exposition. Héritage assumé, sa fascination pour les représentants des deux écoles l’amènera à vivre à Vétheuil, non loin de la demeure de Monet.
Parcours thématique et chronologique pour une centaine de peintures (dont une trentaine de prêts du musée d’Orsay), dessins, estampes, les épreuves photographiques originales du jardin de Monet, des inédits comme les clichées de Vuillard et son Élégante, square des Batignolles, 1898, de l’ex-collection Thadée Natanson dont on ne connaissait qu’un cliché en noir et blanc, peinture jamais exposée. Exemple flagrant de la maestria du peintre dans l’art de la réserve.
Jardin du musée des impressionnismes, Giverny © photo Marie-Christine Sentenac, mai 2021.
Avant ou après la visite un tour dans les jardins s’impose. Conçu par l’architecte du bâtiment, Philippe Robert et le paysagiste Mark Rudkin, des haies de thuya et de hêtres séparent des "chambres" monochromes. Rosiers, tulipes, plantes aromatiques, agencées en un jardin à la française puis une pelouse qui verra, à la saison, les meules si chères à Monet. Le jardinier Nicolas, passionné par son métier, adore partager son expérience avec les visiteurs, intarissable sur les plantations.
Côté jardin. De Monet à Bonnard
Prévue au 1er avril, reportée suite au déconfinement sanitaire au 19 mai - 1er novembre 2021
Musée des impressionnismes Giverny
27620 Giverny.
Catalogue. 224 pages. Coédition Musée des impressionnismes Giverny/RMN. Prix 35 €
Prochaine exposition Carte blanche à Eva Jospin, du 19 novembre 2021 au 16 janvier 2022.
(1) La Fondation Pierre Gianadda consacre sa grande exposition d’été au peintre trop mal connu, Gustave Caillebotte (1848-1894). Commissariat de Daniel Marchesseau, conservateur général honoraire du Patrimoine. Gustave Caillebotte, impressionniste et moderne, en forme de rétrospective, réunit quelque 90 toiles peintes entre 1870 et 1894. Du 18 juin au 21 novembre 2021 à Martigny, Suisse. Possibilité d’un aller-retour dans la journée depuis Paris.