Iphigénie en Tauride au TCE ou le sanglant héritage des Atrides selon Gluck.
Iphigénie en Tauride clôturant cette saison parisienne 2018-2019 demeure, à mon avis, le meilleur spectacle de toute la saison lyrique parisienne. Une représentation de rêve au TCE. La quadrature du cercle, ce problème géométrique de l'antiquité réputé impossible à résoudre, le Théâtre des Champs-Élysées a prouvé le contraire.
Gaëlle Arquez. Iphigénie en Tauride. Final de l'acte IV © photographie Vincent Pontet, 2019.
Une immense ovation à l'issue de la première dans cette union incandescente entre direction musicale, voix, mise en scène, chorégraphie. Le syndrome stendhalien si prompt à nous arracher des larmes en écoutant Gluck fut au rendez-vous dans la salle. Heureusement qu'Oreste n'est pas à poil comme à Salzbourg en 2015 et que nulle vidéo ne vienne troubler le regard. La musique, rien que la musique. Les paroles, rien que le livret.
Stéphane Degout. Iphigénie en Tauride © photographie Vincent Pontet, 2019.
Dans les sanglantes arrières cuisines du palais d'Argos, Atrée prépara le dîner et offrit à son frère Thyeste ses propres enfants à déguster. Sénèque avait frappé fort. Bon sang ne saurait mentir chez les Atrides et Iphigénie/Gaëlle Arquez doit avoir les épaules solides pour supporter toutes les épreuves de cette filiation maudite. Son père Agamemnon avait voulu la sacrifier mais Diane la sauva, lui substituant un animal. Sa mère Clytemnestre assassinat son époux. Oreste/Stéphane Degout, son frère tua sa mère et son amant Egisthe pour venger le meurtre paternel. La seule à ne pas encore avoir du sang familial frais sur les mains. Sait-elle qu'elle est programmée pour poursuivre la spirale familiale infernale en ayant été transportée chez Thoas/Alexandre Duhamel, roi de Tauride.
Paolo Fanale et Stéphane Degout. Iphigénie en Tauride © photographie Vincent Pontet, 2019.
C'est à ce moment que commence cet opéra lyrique par cette magnifique tempête qui jettera sur les côtes de la mortelle Tauride Oreste et son ami Pylade/Paolo Fanale dont la dimension homo-érotique de ce couple n'est nullement évoquée bien que le verbe aimer court souvent dans la bouche d'Oreste et que Pylade le prononce.
Gaëlle Arquez et Stéphane Degout. Iphigénie en Tauride © photographie Vincent Pontet, 2019.
Immersion totale dans cette boite noire aux murs s'élevant jusqu'aux cintres - réminiscences des murs mycéniens du tombeau ? -, souhaités par Robert Carsen. Un seul lieu, un seul temps pour une action qui se déroulera en une seule journée. Impossible de briser cet enfermement, nulle porte échappatoire, aucune fenêtre, un sarcophage sacrificiel avec au milieu un autel ou la délimitation à la craie des murs de la prison que les servantes effaceront. Pour s'enfuir ou entrer dans ce chaudron de la mort programmée, uniquement l'avant-scène. Côté jardin, le nom d’Agamemnon écrit à la craie sur le mur, côté cour celui de Clytemnestre, sur le fond celui d'Iphigénie. Au sol celui d'Oreste, la victime programmée de la lignée sanglante. Ces noms qu'Iphigénie ou les danseuses - chorégraphiées par Philippe Giraudeau - effaceront ou réécriront.
Si je ne devais privilégier qu'un chanteur, ceci ne serait que le reflet du sentiment de l'émotion et non celui de l'impartialité de la raison. Tous furent excellents dans l'unisson de cette musique divine et au service de celle-ci. Pour une fois que la mise en scène ne donne pas à voir le contraire des paroles ! Ceci est tellement rare actuellement.
Distribution presque entièrement française. Gaëlle Arquez dans cette prise de rôle, ovationnée au soir de cette première. Tragédienne dans ce rôle éprouvant, longue silhouette, passant de la rage à la fureur ou à l'émotion, dans un maîtrise des graves aux aigus. Stéphane Degout parfait dans sa diction - c'est étrange que le français soit si difficile à chanter -, dans un investissement physique extrême de cette partition jouant de toutes les modulations des sentiments. Il marchera même sur le mur, lorsque les Euménides dans leur longue procession endiablée, le soutiendront et l'y obligeront. Paolo Fanale tout à son rôle de celui qui souhaite se sacrifier pour la survie de son ami mais le peut-il puisque le destin programmé est la mort d'Oreste ? Physique de jeune premier très à l'aise, diction parfaite pour ce diplômé du conservatoire Bellini de Palerme.
Gaëlle Arquez et Alexandre Duhamel. Iphigénie en Tauride © photographie Vincent Pontet, 2019.
Complétant ce trio époustouflant, le Thoas parfait dans sa cruauté d'Alexandre Duhamel, d'une présence physique remarquable. Dès le début, l'on sait que c'est lui le méchant et qu'il fera tout pour que la tragédie s'accomplisse; il y est obligé. Timbre puissant de ce baryton que nous aurons plaisir à retrouver pour la première très attendue des Indes Galantes, mise en scène de Clément Cogitore, sur le plateau de Bastille le 26 septembre; la lecture du casting donne tous les espoirs d'une grande représentation à l'Opéra de Paris. Catherine Trottmann, Francesco Salvadori, Charlotte Despaux et Victor Sicard participent avec bonheur à cette représentation déjà mémorable.
Stéphane Degout porté par les Emménides. Iphigénie en Tauride © photographie Vincent Pontet, 2019.
Et le chœur, celui de Balthasar-Neumann, dans les tragédies grecques si visible ? Invisible ici car caché dans la fosse. Idée géniale de Carsen d'avoir ainsi placé ce commentateur de l'action pour donner toute sa dimension mentale à la scène, L'espace scénique devient celui des interprètes mais aussi un espace mental, celui des sentiments qui les parcourront tout au long des quatre actes. Danseurs et danseuses deviennent le double parfait des chanteurs, traducteurs de leurs errements, doutes, violences.
Dans la fosse, Thomas Henelbroock et son ensemble Balthasar-Neumann règnent en maître.
Iphigénie en Tauride © photographie Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 22 juin 2019.
Ce spectacle recevra-t-il le grand prix du meilleur spectacle lyrique de l'année ? Un souhait adressé à l'APCTMD.
Francesco Salvadori, Alexandre Duhamel, Stéphane Degout, Gaëlle Arquez, Paolo Fanale. Iphigénie en Tauride © photographie Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 22 juin 2019.
Stéphane Degout, Thomas Hengelbrock, Gaëlle Arquez, Paolo Fanale. Iphigénie en Tauride © photographie Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 22 juin 2019.
Gilles Kraemer
orchestre, place achetée
samedi 22 juin 2019
un triomphe pour cette première représentation
Christoph Willibald Gluck, Iphigénie en Tauride, tragédie lyrique en quatre actes (1779)
Livret de Nicolas-François Guillard
Thomas Hengelbrock direction
Robert Carsen mise en scène et lumières
Christophe Gayral metteur en scène associé
Philippe Giraudeau chorégraphie
Tobias Hoheisel décors et costumes
Robert Carsen, Peter van Praet lumières
Gaëlle Arquez Iphigénie, mezzo-soprano
Stéphane Degout Oreste, baryton
Paolo Fanale Pylade, ténor
Alexandre Duhamel Thoas, baryton
Catherine Trottmann Diane, seconde prêtresse, soprano
Francesco Salvadori un Scythe, ténor
Charlotte Despaux première prêtresse, femme grecque, soprano
Victor Sicard un ministre du sanctuaire, baryton-basse
Balthasar-Neumann-Ensemble et Balthasar-Neumann-Chor
autres représentations. mercredi 26, vendredi 28 & dimanche 30 juin 2019.