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Publié par Geneviève Nevejan

Image de fin du tournage de One Dollar A Day au port de Beyrouth en 2015 © Jocelyne Saab.

Elle a eu ce dernier courage, elle qui n’en avait jamais manqué, d’accepter la signature de Zones de guerre, son dernier reportage, sous la forme, inhabituelle pour elle d’un livre. On n’imaginait pas à son sourire les efforts accomplis pour surmonter la souffrance et la maladie qui ont été son dernier combat.

Une approche singulière et humaine du reportage

Les plus âgés d’entre nous se souviennent de ses reportages pour la télévision française où elle avait débuté en tant que reporter de guerre couvrant le conflit israélo-arabe de 1973 et la guerre du Liban. Son regard était déjà plus proche du documentaire que du journalisme. Elle sentait qu’il fallait aller au-delà de la violence des images assorties de simples commentaires. Filmer les combats ne suffisait pas. Il lui fallait restituer la vie des femmes palestiniennes (Femmes palestiniennes, 1973) ou iraniennes (L’Iran, l’utopie en marche, 1980), le repos du milicien libanais lisant Tintin (Beyrouth jamais plus, 1976), et aussi ces enfants qui jouaient à la guerre après que leur famille eut été massacrée et leur camp de réfugiés détruit (Les enfants de la guerre, 1976). Plutôt que de filmer la mort, elle montrait la vie, preuve de sa méfiance à l’égard des idéologies auxquelles elle ne croyait pas. Animée par un devoir de mémoire, elle reconnaissait ne plus avoir le même idéal que dans sa jeunesse. Elle continuait pourtant de résister : " Malgré tout, il me reste une conviction : il faut agir ".

Journaliste de guerre par le hasard des circonstances

Rien ne la prédisposait à être reporter de guerre, ni son milieu aisé et bourgeois, ni ses études dans un établissement de jeunes filles, les Dames de Nazareth à Beyrouth. Mais l’exemple de son père, homme d’affaires aventureux l’encourageait, disait-elle, « à aller dans le monde des hommes ». Elle entreprend des études d’économie à l’université Saint-Joseph de Beyrouth poursuivies à Paris à la Sorbonne. Le hasard la conduit à relater la guerre d’Octobre 1973 entre Israël et les Arabes et à aborder la cause palestinienne au moment où L’OLP siège au Liban. Elle devient le témoin privilégié de la guerre qui déchira son pays et son histoire personnelle. Dans Beyrouth ma ville (1982), on ne peut oublier sa silhouette juvénile devant les ruines de sa propre maison, l’une des plus belles de la ville, incendiée lors du siège israélien de la capitale libanaise, pendant les bombardements de 1982. Elle s’apprêtait à consacrer un reportage à la fin de la guerre du Vietnam. La guerre du Liban lui révèle son engagement " alors que je voyais mon pays partir à la dérive ". Elle décide de rester au Liban " malgré cette apothéose de violence " avec cette ambition inébranlable de " résister par l’image ".

 

Portrait de Jocelyne Saab sur le bateau Atlantis au moment de l’exil des Palestiniens à la fin du siège qui conduit Arafat et les membres de l’OLP sommés de quitter Beyrouth pour la Grèce puis pour Tunis. Elle est la seule journaliste à avoir documenté cette traversée dans Bateau de l’exil (1982) – Collection Nessim Ricardou.

Ignorer la peur

En 1974, elle rend compte, de manière exceptionnelle à l’époque, des commandos-suicides (Les commandos-suicides) dans un reportage qui sera diffusé à la télévision sous le titre Le front du refus. Ancré dans l’actualité, tout documentaire est par nature menacé d’obsolescence. A l’inverse, Jocelyn Saab faisait état d’une réalité appelée à un sombre avenir, celle d’hommes souvent jeunes prêts à mourir en martyrs pour une cause. Jocelyne Saab se montrera inflexible face aux critiques du Fatah qui lui reprochait de donner une image radicale voire violente de la lutte palestinienne. De ce témoignage et de tant d’autres qui ont suivi, devait naître l’image d’une journaliste téméraire.

Au début des années 70, elle réalise le portrait de Kadhafi dont elle rencontre la famille dans un village bédouin de Libye. En 1973, elle obtient un entretien avec Yasser Arafat qui en accordait peu à l’époque, et filme plus tard les morts de Sabra et Chatila dans les camps de Beyrouth-Ouest. Elle n’avait pas peur lorsque plus tard elle sollicite la nationalité française, et subit l’interrogatoire des services de contre-espionnage qui s’interrogeaient des raisons qui l’avaient amenée à réaliser Commandos-suicides. Les obstacles la galvanisaient.

En 1985 avec Une vie suspendue, Jocelyne Saab s’était tournée vers la fiction, lassée disait-elle de " tant de morts ". Elle ne renonce pas pour autant à l’engagement. Elle ne transige face aux menaces de mort des fondamentalistes au lendemain de la sortie en Egypte de Dunia (2005), fiction où elle abordait le problème tabou de l’excision. Elle décide même de louer un camion à l’arrière duquel et à visage découvert, elle lance des tracts s’insurgeant contre la censure de son film.

Victor Schlöndorff dont elle avait été l’assistante sur le tournage du Faussaire en 1981, la percevait comme une " combattante passionnée ". Son goût de l’aventure avait gagné le cinéaste qui sans elle, ne se serait " jamais aventuré dans Beyrouth . Le film, avouait-il, lui doit tant aussi dans le travail avec les enfants, le casting des hommes et femmes du Liban et des camps palestiniens, et nous tous, l’équipe avec moi, lui devons aussi des heures de joie, de camaraderie, de danse et de folie ! »

Du cinéma aux expositions d’art contemporain

Ses rencontres avec le monde se déroulaient à travers l‘écran même si elle s’était tournée à partir de 2006 vers l’image fixe. Jocelyne Saab se convertissait en une sorte d’Agnès Varda méditerranéenne de l’art contemporain. Strange Games and Bridges, au National Museum de Singapour en 2007 offre sa première installation. Sur vingt-deux écrans, sont projetés ses films réalisés trente ans auparavant et dont la réalité est toujours tristement d’actualité. La même année, ce sont ses photographies qui sont exposées à la Dubai Art Fair. Avec pour matériau son travail sur la guerre, elle dresse en 2013 au MUCEM de Marseille, le portrait de six créateurs dans la série Café du Genre qui décrit la diversité des identités et sexualités en Algérie, en Égypte et en Turquie.

Zones de guerre

En 2018, Jocelyne Saab publiait son premier album de photographies. Jean-Luc Godard qui s’est si souvent approprié les images des autres, en a rendu possible la publication. Composé de photogrammes, Zones de guerre rassemble des images collectées à partir des films et reportages dans lesquels Jocelyne Saab retrace un monde en guerre de la Syrie, de l’Irak, de la Libye, de l’Egypte, du Sahara occidental et du Kurdistan au Yémen, cela pendant près de cinq décennies. En 1976, elle ressentait le besoin de quitter de nouveau le Liban. " Non pas l’exil, disait-elle, mais rendre compte ailleurs […] des nœuds de l’histoire ". Elle n’a jamais cessé d’être le témoin engagé d’un monde déchiré par les conflits. On retrouve dans ce livre cette humanité dont elle a toujours voulu être proche, celle des femmes en Iran et surtout celle des enfants, victimes collatérales et innocentes de la folie des hommes.

Jusqu’au bout, Jocelyne Saab se battait pour ses projets d’avenir qui étaient sa vie. Elle préparait un nouveau film sur May Shigenobu, fille de Fusako Shigenobu, fondatrice de l’Armée rouge japonaise et d’un militant palestinien. Volker Schlöndorff espérait que Jocelyn Saab ait pu accomplir ses projets avant de quitter le monde. Mille et une vies n’auraient peut-être pas suffi à celle qu’il surnommait Schéhérazade.

Geneviève Nevejan

Sous le titre Les Astres de la Guerre, La Cinémathèque française, dont elle était membre et déposante, lui a consacré une rétrospective en mars-avril 2013.

A VOIR A LIRE ET A ENTENDRE

Zones de guerre de Jocelyne Saab, texte d’Etel Adnan et Elias Sanbar, 2018, les Editions de l’œil, Montreuil, 175p., 30 €

Mathilde Rouxel Jocelyne Saab La mémoire indomptée, les Editions Dar An-Nahar, Beyrouth, Liban, 282p., 23 €

Beyrouth ma ville de Jocelyne Saab projection le 29 mars 2019 à 18h, Haïdouc Bandits-Mages 24 route de la Chapelle 18000 Bourges www.bandits-mages.com

Journée hommage le 5 avril 2019 au Cinéma art et essai L’écran, 14 passage de l’Aqueduc 93200 Saint-Denis www.lecranstdenis.org

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