Otto Dix, les estampes entrent en guerre
© photographie Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 2018
Dans le cadre du centenaire de la Grande Guerre et de l'armistice, les autorités municipales des Sables d'Olonne souhaitaient, comme le souligne Gaëlle Rageot-Deshayes, directrice du Musée de l'Abbaye de Sainte-Croix, une exposition consacrée à cet basculement sanglant et abrupt d'un XIXe encore présent vers le XXe siècle. Qui mieux que l'allemand Otto Dix (1891-1969) qui vécut et ressentit dans sa chair les deux conflits mondiaux, engagé volontaire en 1914, mobilisé en 1945. Otto Dix, non le peintre de la Nouvelle Objectivité, mais le graveur et lithographe, un aspect moins connu de lui.
Otto Dix, du cycle La Guerre (Der Krieg), au premier plan Crâne (Schädel), 1924. Eau-forte, pointe sèche et aquatinte. Dimensions de la feuille 18 x 35 cm.. Zeppelin Museum Friedrichshafen, dépôt du Land de Bade-Wurtemberg © photographie Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 2018.
Toutes les pièces présentées - 118, autour de cinq thèmes - ont quitté le cabinet d'estampes du Zeppelin Museum de Friedrichshafen - fort de 406 œuvres de cet artiste. Présentation bien traditionnelle des 50 estampes de La Guerre alignées sur un mur face à d'autres estampes disposées sur des cimaises rouges placées au milieu d'une pièce beaucoup trop immense, sans scénographie. L'estampe est déjà un art peu connu et difficile à défendre, se nourrissant, comme le dessin, d'intimité et de réflexion. Dommage de n'avoir pas joué de la scansion en deux ou trois salles car la présentation de l'intégralité des planches de La Guerre (1924) est exceptionnelle. Pour Otto Dix, même pas huit sur dix pour cette présentation, avec des cartels beaucoup trop bas, blanc sur fond rouge sur un mur rouge.
Otto Dix, du cycle L’Évangile selon saint Matthieu (Das Evangelium nach Matthäus), 1960. Lithographies. Zeppelin Museum Friedrichshafen © photographie Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 2018.
Pour cette seule monstration de cette suite magistrale de La Guerre, le déplacement rue de Verdun - la bien nommée - est conseillé ainsi que pour les autres thèmes retenus : Ville, Portraits, Femmes et L'Évangile selon Saint-Mathieu. Ce dernier cycle de 37 lithographies de la fin de sa vie (1960) explore la religion, l'humanité, la Crucifixion, la souffrance de l'Homme mais sans cette violence dans ses gravures d'avant le second conflit mondial dans lesquelles il fouillait la chair dans cette incision de la plaque de métal. La pierre lithographique offre plus de souplesse, un trait libre, une évanescence, une douceur. Comme l'impression qu'Otto Dix est arrivé à l'apaisement, enfin. Lui qui dénonça la tragédie du premier conflit mondial, dont 67 œuvres figureront dans l'exposition itinérante dans cinq villes allemandes de 1937 L'Art dégénéré, prisonnier de guerre à Colmar d'avril 1945 à février 1946.
Cimaise des estampes de la ville. Otto Dix. Au premier plan Homme et femme (scène nocturne) Mann und Weib (Nächtliche Szene), 1919. Bois gravé. Dimensions de la feuille 42 x 34 cm.. Zeppelin Museum Friedrichshafen, dépôt de la Deutschen Zeppelin-Reederei GmbH, Friedrichshafen © photographie Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 2018.
L'Allemagne vaincue de l'après Première guerre mondiale est celle de la République de Weimar, transcrite magistralement dans ses bois gravés, ce médium de la tradition si cher à Albrecht Dürer, ce médium des grands graveurs allemands qu'il a longuement observés. La ville, ce sont les lumières de la fée électricité, les rumeurs de la cité mais aussi les amours tarifiés.
Otto Dix, au premier plan Crime sadique (Lunstmord), 1922. Pointe sèche. Dimensions de la feuille 44 x 50 cm.. Zeppelin Museum Friedrichshafen © photographie Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 2018.
Les femmes, telles que gravées ici, sous une pointe acerbe, crue et incisive, fouillant un monde qui existe mais que l'on souhaite ignorer, celui des "filles de joie", de la mère maquerelle, du marin en bordée à Anvers s'interrogeant sur son "choix". La femme, celle du Temps dit Les Vieilles de Goya du palais des Beaux-Arts de Lille (1808-1812) ou Hasta la muerte de l'album d'estampes des Caprices (1797-1799) dont il s'inspire dans les cruautés. Et surtout Crime sadique (1922), confrontation entre une femme assassinée et la copulation de deux chiens, la mort et le sang jouxtant l'acte. Glaçant, tout est dit, gravé, ineffaçable. L'on ne peut rien contre la pointe sèche et l'eau-forte incisées dans le cuivre. Aucun ajout d'aquatinte pour atténuer la violence de cette charge.
Otto Dix, Lens sous les bombes / Lens wird mit Bomben belegt, 1924. Eau-forte, pointe sèche et aquatinte. Cycle de La Guerre / Der Krieg. Dimensions de la feuille 48 x 35 cm.. Zeppelin Museum, Friedrichshafen, dépôt du Land de Bade-Wurtenberg © Adagp Paris 2018.
Imprimées dans l'atelier d'Otto Felsing et éditée à 70 exemplaires par le marchand Karl Nierendorf le cycle La Guerre parait en 1924. L'on verra, dans cette suite qui fouille les chairs et la terre des tranchées, une inspiration des Misères de la guerre de Jacques Callot (1633), des Désastres de la guerre de Francisco de Goya (1810-1815) et des emprunts au retable d'Issenheim de Matthias.
Otto Dix, Bataillon d'assaut à l'attaque sous les gaz / Sturmtruppe geht unter Gas vor, 1924. Eau-forte, pointe sèche et aquatinte. Cycle de La Guerre / Der Krieg. Dimensions de la feuille 35 x 48 cm.. Zeppelin Museum, Friedrichshafen, dépôt du Land de Bade-Wurtenberg © Adagp Paris 2018.
Pour promouvoir ces albums, Nierendorf imprime un ouvrage illustré de 24 d'entre elles; Henri Barbusse, le français, en écrit un texte que l'éditeur joint à la publication. Dommage qu'il ne soit pas reproduit dans le catalogue. "L'homme qui a extirpé de son cœur et de son cerveau ces planches effroyables et les étale devant nous a combattu dans les pires abîmes de la guerre. Un très grand artiste allemand, notre ami et frère Otto Dix, a brossé ici, dans des éclairs crus, l'enfer apocalyptique de la réalité !". Tout est dit, sous la plume de l'auteur du roman Le Feu (1916), prix Goncourt la même année.
Jean Hélion (1904-1987), Victoire de novembre, 1976. Huile sur toile © photographie Le Curieux des arts Gilles Kraemer, novembre 2018, musée de l'Abbaye Sainte Croix, Les Sables d'Olonne.
En partant, n'oubliez pas l'impressionnante collection de Gaston Chaissac (1910-1964), de Victor Brauner (1903-1966) et la sublime Vanité de novembre de Jean Hélion avec son drapeau tricolore en lambeaux. La boucle est bouclée.
Gilles Kraemer
envoyé spécial
Otto Dix. Estampes. Collection Zeppelin Museum - Frieedrichshafen
14 octobre 2018 - 13 janvier 2019
MASC - Musée de l'Abbaye Sainte-Croix
85 100 Les Sables d'Olonne
Catalogue. Otto Dix. Estampes. Collection du Zeppelin Museum - Friedrichshafen. Textes de Marie Gispert, Itzhak Goldberg, Claudia Emmert directrice du Zeppelin Museum et Ina Neddermeyer 192 pages. 35 €.
Des manques dans un catalogue consacré à l'estampe. Si les dimensions de la feuille sont indiquées, celles du sujet au coup de planche pour la gravure sur métal ou aux limites extrêmes du sujet pour le bois ou la lithographie sont omises. Absence du tirage. L'on ne sait s'il existe des états. Référence Karsch (1970) non précisée. Le Crime sadique est une pointe sèche alors qu'Unterlinden à Colmar présentait en 2016 un tirage à l'eau-forte et pointe sèche; existe-t-il plusieurs états de ce Crime ? La série La Guerre fut répartie en cinq portefolios de dix planches; aucune mention dans la notice du catalogue de l'album où la gravure figurait.
Très utile "livret découverte" de cette exposition dans lequel les techniques de l'estampe sont expliquées.
Pour mémoire Otto Dix - Le Retable d'Issenheim. Musée Unterlinden, Colmar. Du 8 octobre 2016 au 30 janvier 2017. Commissariat de Frédérique Goerig-Hergott. http://www.lecurieuxdesarts.fr/2016/11/otto-dix-et-le-retable-d-issenheim-de-grunewald-jusqu-a-la-persistance-de-la-douleur.html
et l'exposition au Correr, à Venise, au printemps 2015 Nuova Oggettività. Arte in Germania al tempo della Republica di Weimar 1919-1933. http://www.lecurieuxdesarts.fr/2015/08/nouvelle-objectivite-l-art-en-allemagne-lors-de-la-republique-de-weimar-1919-1933-nuova-oggettivita-arte-in-germania-al-tempo-della