Une lutte moderne, de Delacroix à nos jours
Eugène Delacroix, Héliodore chassé du Temple (détail), 1856 - 1861. Huile et cire sur enduit. Paris, église Saint-Sulpice, chapelle des Saints-Anges © Jean-Marc Moser.
Au 6 de la rue de Fürstenberg (un des plus romantiques lieux de Paris), passée la lourde porte cochère à l’ombre de grands paulownias, quelques pas sur les pavés disjoints de la petite cour mènent au raide escalier en bois sonore qui grimpe jusqu’à l’appartement d’Eugène Delacroix (1798-1863).
Musée national Eugène Delacroix, exposition Une lutte moderne, de Delacroix à nos jours © photographie Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 2018.
Avant que ne souffle le vent fou de la rénovation, le visiteur avait l’illusion d’être projeté en pleine époque romantique. Las, les adeptes du modernisme à tout crin ont encore frappé très fort. Adieu antiques murs vert sapin, lourds rideaux cramoisi, la maladie de l’impersonnel "blanc cassé" ne porte plus à croire que l’on explore la dernière demeure d’un des plus prestigieux artistes français du XIXème. Eugène Delacroix y vécut de 1857 à sa mort le 13 août 1863. Par bonheur l’atelier qu’il avait fait construire et auquel on accède par une passerelle en surplomb du jardin privatif, réaménagé "comme à l’époque", a échappé au massacre !
Le piètre état de santé du peintre l’incite à quitter à regret le 58, rue Notre-Dame-de-Lorette où il habitait depuis 1842 (afin d’être voisin de sa grande amie George Sand et de Frédéric Chopin) et à se rapprocher de l’église Saint-Sulpice pour laquelle il doit réaliser les peintures de la Chapelle des Saints-Anges. La restauration des œuvres de cette chapelle (2015-2016) est prétexte à une exposition Une lutte moderne, de Delacroix à nos jours qui évoque les affres de la création et le parcours tumultueux de la naissance d’une idée jusqu'à sa réalisation.
Musée national Eugène Delacroix, exposition Une lutte moderne, de Delacroix à nos jours © photographie Marie-Christine Sentenac, 2018.
Trop accaparé par le chantier du plafond de la Galerie d’Apollon au Louvre, le décor du Salon de la Paix de l’Hôtel de Ville de Paris (disparu dans l'incendie de l'édifice en 1871) et son exposition personnelle à l’Exposition Universelle de 1855 il ne se consacre pleinement à la commande, passée en 1849, qu’à partir de 1856. Inspiré de textes bibliques fondateurs: La Genèse (La Lutte de Jacob avec l’ange) et le second Livre des Maccabées de l’Ancien Testament (Héliodore chassé du Temple) pour les murs et pour le plafond: l’Apocalypse (Saint-Michel terrassant le démon), le combat est une métaphore de la lutte intérieure de l’homme face à sa destinée, de la bagarre du créateur qui se collette à son œuvre, et pour les chrétiens de la joute avec la Foi. L’aspect physique est mis en avant. Pour Delacroix, c’est une bataille qui dura douze ans. Une fois le sujet choisi, il ne cesse de s’y préparer. Il va revoir les œuvres de Rubens à Bruxelles et Anvers dés 1850, se penche sur les gravures de Rembrandt. Il dessine nombre d’études. Il s’attache particulièrement à la posture des combattants. Chez lui, l’ange et Jacob ont le même âge, ce qui donne plus de vigueur à l’affrontement. En 1825 il avait admiré au British Museum les marbres du Parthénon. Il fait orner la façade de son atelier de moulages de métopes antiques représentant les luttes de Thésée.
Eugène Delacroix, La lutte de Jacob avec l'ange , 1854-1860. Plume et encre sur papier calque. 22,5 x 30,2 cm. Paris, musée national Eugène Delacroix, don de Raymond Escholier, 1969 © RMN - Grand Palais (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau.
Un renouveau de la foi catholique célébrait les Saints-Anges, loin sans doute de la vision de Delacroix qui s’intéresse à des anges vengeurs, combattants et armés plutôt qu’à des chérubins pacifiques et gardiens.
Jean Duvet, L'Apocalypse figurée " L'ange enchaîne le démon", chap. 20, 1555. Burin. 21 x 33 cm. © Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts - dist. RMN - Grand Palais. Images beaux-arts de Paris.
Outre qu’il collectionne les belles feuilles, il fréquente assidûment le Louvre. Il s’inspire de l’intensité dantesque des magnifiques estampes de Jean Duvet (vers 1485 - 1559 ?), orfèvre graveur qui fut l’un des premiers à utiliser le burin en France. Il a noté dans ses carnets "voir Duvet pour les anges".
Ippolito Scarcellino (1551 - Ferrare - 1620). La lutte de Jacob avec l'ange (détail), vers 1580-1590. Huile sur toile. Compiègne, musée national du palais de Compiègne, dépôt du musée du Louvre © photographie Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 2018.
On retrouve également l’influence de Raphaël (Saint-Michel), Titien, Rubens, Francesco Solimena, Le Lorrain, dans ces œuvres qui se répondent; alors que l’apothéose colorée de la cuirasse brillante de Saint-Michel culmine, d’un côté les couleurs froides: mauves, bleus, verts, s'affrontent aux couleurs chaudes: rouges, jaunes, oranges, du mur opposé. La restauration conduite par Marie Montfort a permis de mettre au jour la technique qu'il imagine spécialement pour cet ouvrage. Il emploie un mélange de cire et d’huile qu’il délaye "à sa façon", comme pour une peinture de chevalet. On a découvert jusqu'à quinze couches superposées.
Ce ne sont pas des fresques mais une peinture sur enduit pour les deux murs et, pour le plafond, une peinture sur toile marouflée, qu’il effectue lui-même ainsi que les soubassements et les écoinçons. Œuvre d’art totale qui intègre sculpture et architecture. Son carnet de comptes montre qu’il commande tous les jours chez son marchand Haro des couleurs fraîches conservées dans des vessies.
René Iché (Sallèles-d'Aude 1857 - 1954 Paris), Étude pour Jacob et l'ange, 1945. Bronze. Paris, musée national d'Art moderne - Centre Georges Pompidou © photographie Le Curieux des arts Gilles Kraemer, 2018.
En pleine maturité, il retrouve la fougue de la jeunesse : "La peinture me harcèle et me tourmente de mille manières à la vérité, comme la maîtresse la plus exigeante; depuis quatre mois, je fuis dès le petit jour et je cours à ce travail enchanteur… Mais d’où vient que ce combat éternel, au lieu de m’abattre, me relève, au lieu de me décourager, me console et remplit mes moments quand je l’ai quitté ? " Journal 1er janvier 1861. En 1861 la réception plus que mitigée de ce chef d’œuvre a profondément affecté Delacroix qui mourra deux ans plus tard. Théophile Gautier, Charles Baudelaire et George Sand furent parmi les rares à ne pas être choqués par cette violence inattendue.
Pourtant de nombreux poètes, écrivains, artistes, se sont emparés du thème que Delacroix avait renouvelé et en ont donné leur version que l’on découvre dans l’atelier: Gustave Moreau, Odilon Redon, Jean Bazaine, Marc Chagall… le réinterprètent sans le copier. Des sculpteurs, Jacques Lipschitz et René Iché qui y voit une métaphore de la résistance, recherchent à sa suite la juste pose.
Un parcours "Sur les pas d’Eugène Delacroix à Paris" est proposé au visiteur, une occasion de flâner dans le quartier Saint Sulpice qu’il a fini par aimer passionnément et bien sûr d’aller admirer les œuvres restaurées à l’endroit même où elles ont été exécutées de la main de Delacroix.
Marie-Christine Sentenac
Une lutte moderne, de Delacroix à nos jours
11 avril - 23 juillet 2018
Musée national Eugène Delacroix - 6 rue de Fürstenberg - 75006 Paris
#DelacroixUneLutteModerne et www.musee-delacroix.fr/fr/
Delacroix écrivain lecurieuxdesarts.over-blog.com/2018/02/eugene-delacroix-nouvelliste-et-ecrivain-de-theatre-dans-les-tentations-de-la-litterature.html
Au sujet de la restauration des peintures de l'église Saint-Sulpice lecurieuxdesarts.over-blog.com/2014/09/lancement-de-la-souscription-pour-la-restauration-interieure-de-la-chapelle-des-saints-anges-peinte-par-eugene-delacroix-en-l-eglise