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Publié par Marie-Christine Sentenac

Vue de l'exposition Corot. Le peintre et ses modèles © photographie Marie-Christine Sentenac.

"…le peintre incomparable de la fraîcheur du matin et des brumes argentées du soir…" (Salomon Reinach, in Apollo, Histoire générale des Arts Plastiques professée à l’École du Louvre -1904-) s’est aussi confronté à la représentation de la figure humaine. Le musée Marmottan Monet offre en une soixantaine d’œuvres, cette vision moins connue, plus intime et moderne du maître du paysage français au XIXe, Camille Corot (1796 - 1875) qui a ouvert la voie aux impressionnistes. 

Issu d’un milieu aisé (père drapier, mère modiste), il reçoit une rente à partir de 1822, ce qui lui permet de se consacrer à sa vocation de peintre. Inscrit à l’atelier d’Achille-Etna Michallon, puis à la mort de celui-ci, chez le spécialiste du paysage néoclassique et académique Jean-Victor Bertin, (tous deux formés par Pierre-Henri de Valenciennes le grand paysagiste du XVIIIe, qui incite tous ses élèves à peindre sur le motif), il arpentera le premier la forêt de Fontainebleau, du côté de Barbizon, à la recherche de scènes champêtres.

Camille Corot, Marietta ou L’Odalisque romaine, 1843. Huile sur papier marouflé sur toile. Paris, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Petit Palais/ Roger Viollet.

Comme tout artiste qui se respecte… il se rend en Italie. De 1825 à 1828, premier voyage à Rome, Naples et Venise pendant lequel il réalise ses premiers chefs d’œuvres sur le vif. En 1834, Venise et la Toscane: il séjourne un mois à Volterra et en rapporte de nombreuses esquisses dont les célèbres vues conservées au Louvre. Enfin en 1843 de nouveau à Rome, d’où est daté l’un de ses plus beaux nus Marietta ou L’Odalisque romaine, dont il ne se séparera jamais, rappelant la pose de La Grande Odalisque de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1814). Il se soucie peu, comme son illustre prédécesseur, des imperfections anatomiques: pied trop grand et sein trop à gauche. Sensualité de la matière, rendu de la chair rosée; caractéristique, le rose règne sur sa palette. 

Le visiteur est accueilli en préambule par le célèbre Tivoli. Les jardins de la Villa d’Este (1843 ) symbiose entre le paysage et le personnage (rajouté des années plus tard) assis sur la balustrade, intercesseur entre le regardeur et la campagne. Considéré à l’époque comme le sommet de la peinture, le paysage historique (en 1817 est créé le concours du prix de Rome de paysage historique) doit servir de décor à une scène mythologique, biblique ou historique. La critique reproche à Corot de n’être qu’un paysagiste romantique incapable de peindre la figure humaine, bien que ses toiles soient peuplées de satyres et de nymphes. Ainsi relégué au dernier rang dans la hiérarchie des genres, il tentera de réaliser la fusion à égalité entre nature et figure toute sa vie durant. Il y parvient avec ses nus dont La Toilette exposée au Salon de 1859, trois ans avant Le déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet.

Vue de l'exposition Corot. Le peintre et ses modèles © photographie Marie-Christine Sentenac.

Dans la première salle sont accrochés une série de portraits de petit format, sa mère, ses nièces les sœurs Sennegon (cadeau pour leur seizième anniversaire), les enfants de ses amis. Découpés en intérieur sur fond neutre ou en extérieur comme "déposés" dans le paysage. L’influence ingresque se fait sentir, notamment dans le portrait du peintre lyonnais François-Auguste Biard, compagnon de route de Lyon à Rome où ils partagent le même appartement en 1825. Devant une vue romaine, déploiement d’une gamme de gris et de grenat. Pour l’anecdote l’infortuné Biard est plus connu pour l’inconduite de son épouse, Léonie surprise avec Victor Hugo en flagrant délit d’adultère, que pour son  talent …

Le portrait de Claire Sennegon fait penser au Portrait de Mademoiselle Rivière de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1805), lui même inspiré par Raphaël.  

Jean-Baptiste Camille Corot, Femme à la perle, vers 1868-1870. Huile sur toil.e, 70 x 55 cm.. Acquis en vente publique sur les arrérages du legs Maurice Audéoud, 1912. Paris, musée du Louvre, département des Peintures. Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle.  

Figées, certaines malhabiles et naïves (les visages d’enfants), ces huiles sont offertes à ceux qu’il portraiture dès 1830, réservées à ses proches, aux collectionneurs et à quelques marchands. Exercices sur la forme, le volume et la lumière, bribes de souvenirs annotés (comme Marietta), aide-mémoire pour des pastorales à venir.

Car, contrairement à certaines idées reçues, si Corot s’exerce sur le motif, c’est dans l’atelier que ses esquisses lui permettent de recomposer ses souvenirs.

Alors qu’il participe au Salon jusqu’à la fin de sa vie, il n’y présente que quatre figures, (un nu, un moine et deux liseuses, entre autres thèmes de prédilection). Les murs de son atelier du 56 Faubourg Poissonnière en sont tapissés mais il les considère comme une part plus expérimentale de sa production : "ses folies, ses petits singes". Il a peur d’être mésestimé. Dispersées lors de la vente après décès de 1875, nombre de ces toiles ont été acquises par les nouveaux riches collectionneurs américains, conseillés par Mary Cassat, et par des amateurs tels les Rouart (la Dame en bleu), peu par les musées (entre autres on peut voir au Louvre La Femme à la perle inspirée par la Joconde). 

En 1909, Picasso, Derain et Braque (dont Femme à la Mandoline, Étude libre d’après Corot, 1922-1923, collections du Centre Pompidou) sont subjugués par les 23 figures révélées au public en marge du Salon d’Automne et les "pillent" allègrement. Autour de 1930 on les voit chez le galeriste Paul Rosenberg, en 1962 au Louvre. Degas qui confiait à Pissarro en 1883: "Corot est toujours le plus fort il a tout prévu" le considérait meilleur portraitiste que paysagiste. 

Camille Corot, La Moissonneuse tenant sa faucille, la tête appuyée sur la main, 1838. Huile sur toile. 35,3 x 27 cm.. Legs de William A. Collidge. 1993.36- Boston. Boston Museum of Fine Arts- Photographie © 2018 Museum of Fine Arts. Boston.

Portraits et figures ne participent pas de la même démarche. Soit le peintre répond à une commande, le modèle le rémunère alors; soit le modèle plus ou moins professionnel est au service du peintre qui le rétribue. Le rapport de force s’inverse. Il est amusant de noter que de nombreux dessinateurs de nationalités différentes ont croqué les mêmes modèles à Rome, allant jusque dans les prisons pour figurer des brigands, sujet à la mode, se partageant les "pifferari", les moines, les bergers et les jeunes beautés paysannes telle La Moissonneuse tenant sa faucille, la tête appuyée sur la main, rare portrait souriant. La faucille se détache du fond, beiges et gris mettent en valeur la masse de la jupe. 

A Paris, Emma d’Aubigny, sa préférée (La Dame en bleu) pose aussi pour Edgar Degas et Puvis de Chavannes. Pendant la "semaine du modèle", récréation pour l’artiste qui aime voir ces jeunes filles libres de bouger, l’atelier prend des allures de volière (ce qui ne manque pas d’étonner Delacroix qui le note dans son Journal). Le "bon papa Corot" a besoin de cette agitation pour exciter son imagination et la confronter au réel. Mais il ne cède en rien au réalisme et entend ne pas réduire la peinture à un art d’imitation; grâce au mouvement, la mémoire se remet en marche, passé et présent se mélangent, les traits ne sont plus identifiables et laissent place à une image archétypale qu'il théâtralise. 

Jean-Baptiste Camille Corot, Bacchante à la panthère, vers 1855-1860. Huile sur toile. 54, 6 x 95, 3 cm.. Shelburne (Vermont), Shelburne Museum © photographie Marie-Christine Sentenac.

Il convoque ses illustres aînés: Bronzino; Titien et Sebastiano del Piombo; La Blonde Gasconne (vers 1850), conservée dans son atelier jusqu’à sa mort figure dans plusieurs versions de L’atelier (1868 et 1873). Effets de matière entre chair et tissu, sensualité de la chemise qui glisse sur l’épaule; les Vénitiens (Giorgione, l’initiateur du paysage avec nu: La Tempête entre 1500 et 1505) La Bacchante à la Panthère - vers 1855-1860, énigmatique, sensuelle et érotique,  Le Repos dit aussi Bacchante au tambourin- 1860. Il campe des séries de grecques, italiennes, algériennes, liseuses (on redécouvre alors Vermeer et l’art des Pays-Bas, Liseuse couronnée de fleurs ou la muse de Virgile - 1845), original et jamais vu elles lisent en plein air…

Mais aussi des femmes à la mandoline, au luth (influence caravagesque de Valentin de Boulogne), à la fontaine (Poussin, Eliezer et Rebecca), au tambourin, déguisées et accessoirisées. La pose de La Mélancolie de Durer, l’inspire à plusieurs reprises. 

Jean-Baptiste Camille Corot, Moine blanc, assis, lisan, vers 1850-1855 – Huile sur toile 55 x 45,5 cm.. Don Christian et Maurice Robert, 1926. Paris, musée du Louvre, département des Peintures – Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski. 

Il demande à ses amis italiens de lui envoyer tel costume porté par les paysannes de Genzano il y a vingt ans, tel habit de moine camaldule …seules images masculines (avec trois hommes en armure). Un modèle qui pose sans sujet c’est insolite et incongru ; les titres posthumes descriptifs donnés par Moreau-Nélaton montrent que l’on ne sait pas trop comment classer ces œuvres. Parfois il commence par le paysage dans lequel il plante sa figure, parfois par la figure et crée tout autour un univers poétique, imaginaire et mystérieux. Au fil du temps les formats s’agrandissent.  

Dès 1850 il se frotte au nu qui deviendra son obsession. Il entre en contact avec la jeune génération : Degas, Manet, Monet et bien que très attentif à toutes les différentes manières de ses confrères, Corot ne dépeint jamais le monde moderne et industriel comme Monet par exemple. Son univers est loin du progrès et des inventions techniques. Il pense sans doute comme Delacroix parlant de Courbet en particulier que "cette peinture est inutile" 

A 70 ans il peint les figures à mi-corps. La couleur se fait plus vibrante, alors que ses paysages flirtent avec la monochromie; il se bat avec la matière. Les œuvres monumentales semblent inachevées. Le sont-elles, ou est- il arrivé à l’essence se demande le commissaire de l’exposition Sébastien Allard? Une œuvre finie est-elle forcément achevée ? Une œuvre inachevée n’est-elle pas, peut-être, finie ? Avec le métier parvient-on à l’épure, à la simplification, comme Michel-Ange, Léonard de Vinci… Matisse, Picasso les dernières années de sa vie, si incompris et critiqué ?

 

Camille Corot, L’Italienne , vers 1870. Huile sur toile. 73 x 59 cm.. Accepté en règlement des droits de succession dus par la succession Lucian Freud et attribué à la National Gallery, 2012 © The National Gallery. London. Accepted in lieu of inheritance Tax by HM Government from the estate of Lucian Freud and allocated to the National Gallery, 2012.

Topos monochromes de crème et de gris pour les chartreux en robe blanche, variations qui détonnent confrontées aux vives couleurs des costumes. Pittoresque laissé de côté. Son ultime tableau Le Moine au violoncelle (1874) joue sur les ombres et sa palette de bruns est rembranesqueLes arbres deviennent une vibration colorée, le tablier de L’Italienne (vers 1872) se transforme en forme géométrique sur laquelle se déploie la couleur en touche jetée. Une autre Italienne qui a appartenu à Lucian Freud, montre un visage rebutant, la lumière d’atelier tombe de façon crue sur son front, la peinture posée en masse, ne serait-elle pas le sujet ?

 

Camille Corot, La Dame en bleu. 1874. Huile sur toile. 80 x 50,5 cm.. Acquis sur les arrérages du legs de Maurice Audéoud, avec la participation des enfants d’Henri Rouart, 1912- Paris,  musée du Louvre, département des Peintures- Photo © RMN- Grand Palais (musée du Louvre)/ Stéphane Maréchalle.

Énergique et désormais sûr de lui, virtuose, il met en scène la peinture pour la peinture. Avec sa série d’Ateliers où le modèle, de dos, face au chevalet devient regardeur et non regardé, il affirme sa position de peintre de l’imaginaire qui réinvente son art. Son acharnement à vouloir trouver quelque chose d’inédit est touchant. Il se renouvelle autour de la figure.

Pour finir avec son chef- d’œuvre La Dame en bleu. Bien que l’on reconnaisse Emma en robe contemporaine (unique exemple) qui pose dans l’atelier telle une statue grecque, il ne s’agit pas d’un portrait. Il ancre la scène dans le présent mais le bouillonné de la robe renvoie aux plissés antiques. Serait-ce une réponse à Manet pour prouver qu’il a compris la peinture actuelle ? Une intrusion dans la modernité ? Le mariage du classique et du moderne ? 

 

Au delà de toutes les questions posées, ne peut-on simplement se laisser aller à la jouissance du regard pour ces sublimes compositions ? 

Marie-Christine Sentenac

Corot. Le peintre et ses modèles

8 février - 8 juillet 2018

Musée Marmottan Monet. Paris XVIe

Internet www.marmottan.fr

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