Alberto Giacometti, le tourmenté de la perfection
Vers 1946, Émile Savrity surprend le regard d'Alberto fixant attentivement l'un des plâtres qu'il vient de créer. Regarde-t-il La Nuit, cette figure en marche, est-il plongé dans la question du socle auquel il attache dans ces années une telle importance, au rapport dans l'espace ? Il vient de regagner en septembre 1945 Paris, après son exil suisse pendant la guerre. "La légende parle de six boîtes d'allumettes contenant de petites sculptures" qu'il aurait rapportées dans ses bagages.
11 janvier 1966, Alberto Giacometti décède à Coire, en Suisse, à l'âge de 65 ans, deux années après sa mère Annetta. Il avait été opéré d'un cancer en février 1962. Qui était cet homme, cet artiste dont Catherine Grenier, directrice de la Fondation Giacometti, nous livre ses moments publics et intimes ? Des archives de la Fondation Alberto et Annette Giacometti, d'autres institutions européennes et étasuniennes, elle a tiré la substance de cette remarquable autobiographie.
Qui était-il, ,né à Stampa en Suisse, à quelques kilomètres de la frontière helvético-suisse, fils du peintre Giovanni ? Partagé continuellement dans un goût de l'impossible, dans son œuvre comme dans ses amours. Perpétuellement entre Éros et Thanatos, entre les amours de ses maîtresses ou celles tarifiées et ses rapports à la mortalité dans la souvenance d'amis qu'il vit mourir. Entre raison et destruction, il sera perpétuellement dans le doute dans son travail - quarante années de pratique assidue -, entre sculptures, peintures, estampes, concepteurs de décors d'appartements de collectionneurs, collaborateur du décorateur Jean-Michel Franck, travaillant dans la mode pour Elsa Schiaparelli et Lucien Lelong.
Alberto est décrit au plus intime, dans son intimité familiale, dans ses rapports si proches avec ses parents, le soutenant, lui donnant perpétuellement des conseils. Ses amours sont évoquées, les bordels fréquentés, les prostituées, ses amours avec l'américaine Flora Mayo, Denise Maisonneuve, l'anglaise Isabel Nicholas jusqu'à sa rencontre avec Annette Arm en 1943 qu'il épousera en juillet 1949, sa cadette de plus de 20 ans, Caroline, le couple à trois avec Isaku Yanaihara.
Alberto est lié avec son frère Diego comme s'ils ne faisaient qu'un. Diego totalement dévoué rejoindra à Paris en 1925 Alberto qui y vivait depuis janvier 1922, date de sa venue à l'Académie de la Grande Chaumière, dans l'atelier d'Antoine Bourdelle. Ils partageront longtemps le mythique atelier-demeure du 46, rue Hippolyte-Maindron, de 24 m² plus une mezzanine, eau et toilettes dans la cour. Il y vivra avec Annette.
Ses difficultés à nommer ses œuvres, la place du socle, la peinture de ses bronzes, la patine "or blond mat" qu'il réservait pour la galerie Matisse, "son insatisfaction presque constante, engendrée par le sentiment de pouvoir faire mieux", les longues séances de pose qu'il imposait à ses modèles - Isaku Yanaihara le relatera - la sensation est très prégnante d'être au plus près de l'acte de création et du doute de ce noctambule invétéré, fréquentant des bars de nuit "son unique moment de détente", fumant jusqu'à quatre-vingt cigarettes par jour.
Sa reconnaissance sera celle d'expositions en Europe et aux États-Unis, sa participation à la Biennale de l'art de Venise de 1956 dans le pavillon français avec Jacques Villon, motivant son refus d'être exposé dans le Pavillon de la Suisse. Il refusera une seconde fois la proposition de son pays natal. Ces Giardini, il les connaissait pour y avoir accompagné son père en 1920, ce dernier étant membre officiel de la commission de sélection suisse de la Biennale. En 1962, il obtiendra le grand Prix de la sculpture après son exposition rétrospective dans le Pavillon central.
Nous suivons ses relations, parfois tendues et difficiles, avec ses galeristes Jeanne Bucher, Pierre Loeb, Pierre Colle, Julien Levy à New York puis Pierre Matisse, Maeght, ses amitiés avec Michel Leiris, Bataille, Sarte, Breton, Cocteau, Artaud, Simone de Beauvoir ou Jean Genet; ses liens avec les artistes Jacques Lipchitz, Henri Laurens, Pablo Picasso - il verra Guernica dans l'atelier de la rue des Grands-Augustins -, André Derain, Balthus ou Francis Bacon.
Comme dans une quête du Graal, Giacometti ne vivait-il pas la souffrance d'Amfortas, lui l'éternel Parsifal ? "L'artiste est pris en tenaille entre les voix de la raison et une aspiration à la perfection qui l'entraîne à reporter sans cesse la finalisation ou à détruire".
Gilles Kraemer
Catherine Grenier, Alberto Giacometti. 352 pages. 31 ilustrations. Collection Grandes Biographies. Éditions Flammarion, Paris, septembre 2017. ISBN 978-2-0814-1639-0. Prix 25 euros.
Catherine Grenier assura avec Virginie Perdrisot le commissariat de l'exposition Picasso-Giacometti au Musée national Picasso (4 octobre 2016 – 5 février 2017).
Derain, Balthus, Giacometti. Une amitié artistique (2 juin - 29 octobre 2017) au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris explorait l’amitié entre ces trois artistes majeurs du XXe siècle, dans une sélection de plus de 350 œuvres. Commissariat de Jacqueline Munck.