Amours et french cancans s'affichent chez Toulouse-Lautrec
Qu'elles soient vénales, tarifées, consenties, qu'elles soient celles d'une princesse, de demi-mondaines, de bourgeois, d'ouvriers, de danseuses de caf'conc', de prostituées, qu'elles soient saphiques, secrètes ou montrées au grand jour, toutes ces amours Toulouse-Lautrec les a affichées ou lithographiées.
Que ne voit-on les jambes aux bas noirs de Jane, Cléopâtre et Gazelle apparaître dans des tourbillons de jupons de la troupe de Melle Églantine, les longs gants noirs d'Yvette Guilbert saluant son public, le coquinou regard d'une jeune femme, aux bras d'un vieux barbon, lancé à un bel officier impassible, le baiser d'une femme à un homme âgé ventripotent, une belle en déshabillé, dans son lit aussi immense que l'amour porté par son amant se ruinant pour elle, recevant un joli fournisseur, une chanteuse irlandaise étrangement vêtue, Jane Avril dans une robe noire serpent comme née de l'imagination conjointe d'Elsa Schiaparelli et de Salvador Dali ? Que ne voit-on toutes ces représentations chez Toulouse-Lautrec ?
Ce n'est ni au peintre, ni au dessinateur, mais au lithographe et affichiste que la fondation Pierre Gianadda consacre cette exposition de plus d'une centaine de pièces. Dans un accrochage historique et harmonieux, "le rouge des murs lui convient très bien, la couleur du plaisir, des plaisirs, des nuits peuplées de jeunes femmes". Œuvres de Toulouse-Lautrec mais aussi d'autres artistes, Picasso et la suite des Saltimbanques, Villon, Helleu, naturellement Pierre Bonnard avec les emblématiques affiches de France-Champagne et Couverture pour la Revue Blanche, Louis Anquetin et L'Intérieur de chez Bruant- Le Mirliton.
La provenance de toutes ces pièces ? Une collection privée, européenne, l'on n'en saura pas plus de ce "connoisseur" qui a su cueillir un florilège des plus beaux tirages de l'œuvre imprimé du natif d'Albi. Et aussi de Picasso avec l'unique et rarissime épreuve, avant aciérage, de la pointe sèche des Deux Saltimbanques (1905).
1864, naissance d'Henri‐Marie‐Raymond de Toulouse‐Lautrec‐Monfa en l'Hôtel du Bosc à Albi. Haut lignage, son ancêtre fut de la première Croisade ! Un père très indifférent, le comte Alphonse cavalier impénitent préférant chasser au faucon. Deux fractures d'origine congénitale des fémurs stoppèrent irrémédiablement à 15 ans sa croissance - il ne put se projeter sur son fils. Sa mère aimante, la comtesse Adèle séparée à l'amiable de son époux, son cousin germain, fut son soutien. Pourquoi faire souffrir Henri, largement handicapé physiquement ? Autant lui laisser toute liberté. C'est ce que fit la comtesse Adèle. Comme le souligne Daniel Marchesseau, commissaire de cette exposition "il s'installe dans le quartier le plus libre de Paris, Montmartre, lui permettant de s'exprimer, lui l'être contrefait, fréquentant l'univers singulier et chaleureux des maisons à l'amour tarifié, le monde de la nuit, des forains, de l'ambiguïté, adepte de la fée verte". Le monde des excès.
Le catalogue, émaillé de nombreux poèmes d inspiration érotique et de chansons populaires à boire de cette époque, évoque ainsi la soirée éthylique ou "Le Bar des Alexandre" donnée chez les Natanson en 1895. Orchestrée par Toulouse-Lautrec transformé en barman concevant d'improbables mais redoutables cocktails, cette réunion sera "une hécatombe totale d'hommes distingués", de Vuillard à Bonnard, de Fénéon à Lugné-Poe, tous tombant au champ d'honneur de l'ivresse. Pour La revue blanche (1891-1903) des trois frères Natanson, il concevra l'affiche représentant la ravissante Misia, épouse de Thadée.
Il décède en septembre 1901 d'une attaque cérébrale, deux mois avant son trente‐septième anniversaire, paralysé, rongé par la syphilis et par l'alcoolisme dû en particulier à la fée verte, l'absinthe.
Lycée parisien Condorcet. Élève de René Princeteau, de Léon Bonnat, fréquentant l'atelier Cormon, il expose dès 1886. De 1891 à 1900, il créera 31 affiches - le collectionneur en possède 30 - et 300 lithographies. Coup d'éclat avec sa première affiche, tout Paris est à ses pieds. Pour Thadée Natanson, "Personne ne reverra plus le prodige qu'aura fait éclater sur les murs de Paris, à la fin du siècle dernier, l'apparition des affiches Lautrec... Chaque affiche nouvelle fut un coup de poing". Il devient célèbre en un jour avec La Goulue et Valentin le Désossé vantant l'ouverture du Moulin rouge, sur tous les murs de la colline de Montmartre, "lui, cet homme petit, n'ayant qu'une ambition, exécuter des affiches très grandes, plus grandes que lui". Lui, dont le peintre Henri Evenepoel disait : "Je vois, me venant à la hauteur des pectoraux, un tout petit homme. C'est vraiment un nain ". Et Jules Renard "Plus on le voit et plus il grandit. Il finit par être d'une taille au-dessous de la moyenne". Un nain, dont "le handicap physique lui a donné l'envie de se surpasser dans une boulimie d'action et un regard compatissant d'aménité dans la captation d'un univers joyeux mais aussi obscur". Le voici lancé, sollicité. Et, si pressé de répondre à une commande, il n'a pas le temps, il n'hésite pas à reprendre une précédente image. L'affiche du spectacle aux Ambassadeurs représentant le chansonnier Aristide Bruant tourné vers la gauche, il l'inverse pour son spectacle à l'Eldorado.
Henri de Toulouse-Lautrec, Elles, 1896. Lithographie en quatre couleurs sur vélin. IIIe état sur III. 57,7 x 46,3 cm.. Collection particulière © Peter Schächli.
La vie, il la gobe intensément, physiquement, dans ce milieu où les couches de la société se rencontrent, nous en montrant l'envers du décor. "Monsieur Henri" vivra plusieurs mois dans une "maison verte" - mot poétique repris, avec la mode du japonisme, de l'art d'aimer nippon à Edo - de la rue des Moulins pour être au plus près de toutes ces dames, "ne portant aucun jugement, les traitant comme il sied, en êtres humains [... ] croquant, esquissant, peignant, observant [... ] Elles est un témoignage, un reportage, un hommage à ces filles". Album de 11 lithographies, sans aucun texte, Elles ne juge pas; Toulouse-Lautrec regarde et nous y livre une image réaliste, dans des couleurs en demi-teintes, des amours lesbiennes, du client et sa Conquête de passage, de la tenancière.
Homme de son temps, épris de modernité, il conçoit la publicité du photographe Paul Sescau et de la chaîne de vélo Simpson, lithographie en automobiliste son cousin Gabriel Tapié de Céleyran alors que son inclination, par ses origines, le porta à regarder du côté des chevaux avec Le Jockey ou Partie de campagne. Regard impitoyable, il ne manifeste aucune frilosité face à la mort dans la représentation du Pendu et le morbide de l'exécution capitale d'Au pied de l'échafaud, deux affiches destinées à des romans.
Henri de Toulouse-Lautrec, Divan Japonais, 1892-1893. Lithographie en quatre couleurs sur vélin. 80,8 x 60,8 cm.. Collection particulière © Peter Schächli.
Trois traits, un minimum de couleurs, Toulouse-Lautrec va à l'essentiel. "Il crobarde, il croque, il esquisse, très rares sont les passages bavards". Les aplats de couleurs, le trait de contour, la réserve, un œil photographique de la perspective en contre-plongée. Ceci, tout droit inspiré du japonisme et des estampes de l'Empire du soleil levant qu'il collectionnait, érotiques naturellement. Il y ajoute la technique du "crachis " consistant à projeter sur la pierre lithographique avec une brosse de fines gouttelettes d'encre. Conjuguée avec les aplats de couleur, cette technique provoque un contraste vibrant.
Toulouse-Lautrec. Le tourbillon de la vie affiché magistralement d'un homme qui aimait les femmes.
Gilles Kraemer (envoyé spécial)
Toulouse-Lautrec à la Belle époque. French Cancans. Une collection privée
Fondation Pierre Gianadda - Martigny – Suisse
1er décembre 2017 - 3 juin 2018
Commissariat Daniel Marchesseau avec la collaboration de Gilles Genty
Catalogue. 292 pages Éditions Fondation Pierre Gianadda, Martigny. Prix CHF 39 (€ 35.50). Distribution en France : Les Belles Lettres.
Les phrases entre guillemets sont extraites d'une conversation avec Daniel Marchesseau.