Gauguin - Voyage de Tahiti. Un aller-retour en demi-teinte
Le bruit des vagues et la mer en prologue. L'appel du large vers un ailleurs où "il pourrait, au silence des belles nuits tropicales, écouter la douce musique murmurante des mouvements de mon cœur en harmonie amoureuse avec les êtres mystérieux de mon entourage". Dernier plan fixe, Papeete qui s'éloigne, vue depuis la chaloupe l'emmenant vers le croiseur du retour à Marseille. Avec 66 tableaux et quelques sculptures. D'autres œuvres avaient été expédiées en France précédemment, le premier tableau tahitien exposé chez Boussod et Valadon en septembre 1892.
Dans cet entre-temps, du 1er avril 1891 au 4 juin 1893, Paul Gauguin, peintre, 43 ans et son Voyage de Tahiti. Trop souvent oublié ou pas connu, celui-ci fut missionné, avec le soutien de Georges Clémenceau, par le ministère de l'Instruction publique et des Beaux-Arts "à l'effet d'étudier au point de vue de l'art et des tableaux à en tirer, les coutumes et les paysages de ce pays".
Retour en arrière sur Paris, sa difficulté de vendre des tableaux chez son marchand Boussod, Valadon et Cie qui lui verse une avance. Cette galerie vendait en réalité sa peinture ! Il n'était pas le maudit et l'incompris tel que ceci est suggéré, un autre Van Gogh, un peintre boudé des collectionneurs ! Le voici avec la volonté de partir en Polynésie car, en France "il n'y a plus un paysage qui mérite d'être peint".
Relisez l'iconique catalogue de l'exposition Paul Gauguin de l'hiver 1989 à Paris, au Grand Palais ou celui de Gauguin Metamorphoses du printemps 2014 à New York au MoMA. Parfois il vous faudra jouer aux sept erreurs dans ce Voyage, sous l'œil d'Édouard Deluc et l'interprétation inspirée de Vincent Cassel. Son épouse Mette et ses enfants ne sont jamais venus à Paris, avant son départ; la dernière fois qu'il les rencontre sera en mars 1891 et à Copenhague. Une étrange relecture de l'histoire de l'art pour en rajouter à la dramaturgie de son départ et l'abandon de sa famille. Omission de ses fréquentations des Européens à Tahiti, son séjour chez un professeur de dessin et un instituteur. Dans une volonté de le faire passer pour un sauvage vis-à-vis de ses compatriotes. L'histoire n'est jamais plus belle et émouvante lorsque l'on se joue d'elle. Le mythe de l'artiste incompris, de la bohème est toujours dans les esprits. Autant noircir ce trait. Quant à son travail de portefaix dans le port de Papeete ?
Soirée d'adieu au banquet donné au café Voltaire, sous la présidence de Mallarmé, pour laquelle il ne pouvait qu'arborer son célèbre gilet breton dans ces instants de bohème, un bal des Quat'z'Arts avant l'heure. "Tu es un sauvage comme nous tous mais toi, tu as décidé de t'en souvenir". Vie à Tahiti que celui que les habitants de l'île surnomment taatavahine, homme-femme avant qu'il ne se coupe les cheveux. Toujours dans l'attente d'argent, dépensant immédiatement en toiles et tubes de peinture le virement arrivé, tirant au frottis ses bois gravés - en réalité il ne gravera qu'à la fin 1893, une fois rentré en France -, rage du dessin, peignant la nuit à la lueur d'une bougie ou d'une lampe à pétrole - remarquable lumière -, la pluie, la solitude, l'incompréhension, sculptant des statuettes qu'il vend à bas prix. Presque des poncifs. De sa première compagne, Titi, aucune allusion. Seule Teha' amana ou Tehura est présente, ce qui nous vaut ce long cheminement dans la forêt jusqu'à Faone sur la côte orientale de l'île, comme un quête initiatique, un ressourcement, avant qu'il ne fasse la rencontre de cette "vahine" de 13 ans dont les parents acceptent qu'elle le suive.
Évocations des peintures dans le jeu de donner un nom à chaque scène, dans une revisitation rigoureuse. A vous d'y retrouver Faaturuma (Boudeuse) dans son fauteuil, les recherches de pose pour Te faaturuma (La Boudeuse) ou Otahi (Seule), les baignades en mer de Fatata te miti (Près de la mer). C'est beau, très léché, précis mais y perçoit-on vraiment l'acte de création, le surgissement du tableau ?
Deux instants de vie. Celui de cette difficulté d'incompréhension à l'égard de sa jeune épousée lorsqu'il refuse au départ de lui offrir la robe européenne que les tahitiennes revêtaient le dimanche pour se rendre au temple protestant : Merahi metua no Tehamana (Teha'amana a de nombreux parents). Instant de grâce et de palpitation, d'émotion dans le temps de Manaò Tupapaú (L'esprit des morts veille) avec Tehura "immobile, nue, couchée à plat ventre sur le lit, les yeux démesurément agrandis par la peur... dans ces demi-ténèbres à coup sûr peuplées d'apparitions dangereuses, de suggestions équivoques".
Gilles Kraemer
Paul Gauguin en 1891
Gauguin par Françoise Cachin. Au moment où Gauguin l'alchimiste s’expose dans les galeries du Grand Palais - 4 octobre 2017 - 22 janvier 2018 -, il est urgent de lire ou de relire la réédition de cette monographie : toute la vie et l'œuvre de Paul Gauguin (1848-1903) écrite par cette figure majeure de l’histoire de l’art qu'était Françoise Cachin. Un texte brillant et des analyses au service de la peinture de Gauguin. Elle fut la commissaires des expositions mythiques de Manet (Paris, New York, 1983), Gauguin (Washington, Chicago, Paris, 1988-1989) et de Cézanne (Paris, Philadelphie, 1994).
Éditions Flammarion. 312 pages. 200 illustrations. 209 x 270 mm.. Prix : 35€ .
Dessins de Gauguin. L’atelier de Bretagne par André Cariou. Premier ouvrage entièrement consacré aux dessins de Gauguin, cette étude offre une clé de lecture inédite à l’œuvre du peintre de Pont-Aven. Centrée sur le corpus breton, essentiel pour comprendre la genèse de l’oeuvre, l’iconographie met en évidence le travail de déclinaison des thèmes et des motifs, que Gauguin met en œuvre pendant toute sa vie de peintre, jusqu’aux Marquises
Éditions Hazan. 140 pages. 120 illustrations. 260 x 310 mm.. Prix : 35€.