Taïwan. De la peinture chinoise abstraite en X X L. Della pittura cinese astratta in X X L
Fin de la Seconde Guerre mondiale. Taïwan, l'île de Formose, précédemment colonie de l'Empire nippon, devient la base de repli du régime nationaliste de Chang Kai-Chek défait en Chine par l'armée communiste. Avec la chute du Kuomintang et la prise de pouvoir par Mao Zedong, plus d'un million de chinois quittent le continent. De nombreux artistes, majoritairement des enfants de lettrés ou de fonctionnaires tel Chuang Che dont le père, fut vice-directeur du musée de la Cité interdite, s'installent dans cette île.
Qui étaient-ils, qui sont-ils ? C'est là le propos de la passionnante exposition From China to Taiwan. Les pionniers de l'abstraction 1955-1985 qui se tient au musée d'Ixelles, une des communes du grand Bruxelles, première présentation en Occident consacrée à 13 artistes de l'abstraction.
En propos linéaire, la pertinente et cruciale incise de l'École nationale des Beaux-Arts de Hangzhou en Chine, fondée en 1928. Zao Wou-Ki (1920-2013), Chu Teh-Chun (1920-2014) et le moins connu -en Occident- Lee Chun-Shan y furent professeurs. Si Zao quitte la Chine pour la France en 1948, Chu partira de Taipei en 1955. Lee Chun-Shan (1912-1984), installé dans cette ville y restera toujours. Un artiste très fort et tout en matière avec la grande abstraction de Work n°1041 (1950) ou Sans titre (1971) où strictement rien ne laisse supposer son origine, sa maîtrise lui permet de tutoyer les plus grands. Prêts de collectionneurs privés pour Chu Teh-Chun dont Espoir de résurrection (1965), toile où tout est dit dans ce titre retranscrivant la vivacité de son vert dialoguant avec le noir. Zao Wou-Ki avec Nous deux (1955), maîtrise la peinture traditionnelle chinoise dans une rémanence de la calligraphie.
Zao comme Chu ou Lee, enseignants tous les trois dans cette même école, ont vu, découvert la peinture européenne à travers le livre. Comme les artistes à Taipei, dans les bibliothèques.Tout part du livre, leur réflexion naît de la photographie. Des photographies en noir et blanc ou avec des rendus de couleurs peu fidèles. Quelle pouvait être leur vision, leur appréhension ? Une réflexion à creuser !
Le Curieux des arts : Sabine Vazieux vous êtes commissaire de l'exposition From China to Taïwan. Les pionniers de l'abstraction 1955-1985. Pourquoi une telle exposition, une révélation pertinente de ce pan de l'histoire artistique de l'après Seconde Guerre mondiale méconnu chez nous ?
Sabine Vazieux : Spécialisée dans la peinture abstraite de l'après-guerre, galeriste dans le quartier Drouot à Paris, je suis expert auprès de l'Alliance européenne des experts. Connaissant l'œuvre de Zao Wou-Ki et de Chu Teh-Chun, deux artistes chinois ayant vécu en France, je me suis intéressé à des artistes chinois ayant suivi la voie de l'abstraction. Mes recherches aboutirent à la découverte de deux mouvements picturaux taïwanais : Wuyeu [le mois de mai] et Ton Fan [Orient]. Chuang Che (né en 1934) et Fong Chung-Ray (né en 1933) du groupe Wuyeu, vivants tous deux aux États-Unis depuis 1973 et 1975, m'ont de suite attirée. Face à la beauté de leurs œuvres, dans un mouvement un peu fou et audacieux, je leur fit la promesse d'une exposition en Europe. Mission accomplie aujourd'hui. Cette exposition présente 87 œuvres, que des peintures sauf les bois gravés de Chen Ting-Shih (1913-2002).
G.K. : De Fong Chung-Ray, vous présentez un immense tableau, étonnant, placé à l'entrée de l'exposition [NDR non reproduit dans le catalogue].
S.V. : Sans titre (2013) occupe une position à part, solitaire, grand par son format comme s'il regardait l'exposition. Par sa date, 2013, il constitue une exception de cette exposition s'inscrivant dans le déroulé 1955-1985. Il montre son évolution, partant de l'encre puis abordant l'acrylique, l'huile et, aujourd'hui mêlant toutes ces techniques avec l'adjonction du collage. Nous sommes dans une filiation de l'encre, dans cette représentation d'un format en hauteur issu de la référence de la tradition du rouleau. Comme ses encres de 1965, 1972 et 1973 vues ici.
G.K. : Un autre tableau, celui de Chuang Che [NDR non reproduit dans le catalogue] illumine de sa présence, un autre endroit stratégique, celui de la volée d'escalier, comme une introduction irréelle au groupe Ton Fan présenté au premier étage puisque vous avez souhaité une présentation scindée de ces deux groupes.
S.V. : Hommage à Kuo Shi (2011) est une référence à cet artiste de la dynastie Song du Nord (960-1126), ce moment de la renaissance de la peinture chinoise, une peinture de lettrés , de renvois à la poésie, aux éléments, à l'interaction entre l'homme et la nature et le cosmos. Les racines de la peinture chinoise. Sa technique me touche beaucoup.
G.K. : Un artiste occupe une place à part, Richard Lin (1933-2011) qui décide de cesser de peindre à l'âge de 51 ans.
S.V. : Je le qualifierai d'électron libre, n'appartenant à aucun des deux groupes. Il déclare la mort de la peinture, souhaitant supprimer le geste du peintre, pour arriver à la pureté, dans l'idée boudhiste et taoïste qui prône la disparition des formes d'où la simplicité de sa démarche. Quelques traits sur la toile. Avec parfois l'inclusion d'une barre en aluminium, sans doute une référence à ses études d'architecte à Londres. Malevitch, Mondrian, dans cette épure dans la rigueur de l'architecture du Bahaus.
G.K. : "Production de grandes œuvres sous un régime dictatorial" souligne Lien Lili dans l'introduction du catalogue ? Étonnante réflexion !
S.V. : Un sentiment de liberté dans leur travail est visible, dans cette époque du régime politique de Tchang Kaï-Chek. Une suspicion existait à l'égard de la peinture occidentale dans des liens vus entre art et communisme. Cette avant-garde pouvait être affiliée au communisme; il suffit de songer à l'adhésion de Picasso au PCF. Ceci va inciter certains artistes à exposer à l'étranger, en Europe ou aux États-Unis. Dans un temps où les États-Unis, redoutant un conflit armé avec la Chine de Mao, prennent l'île sous leur protection, y apportant une ouverture culturelle sur l'Occident par leur centre culturel. Les taïwanais découvrent l'abstraction occidentale, l'impressionnisme, la peinture ancienne.
G.K. : Le nom du groupe Ton Fan ou groupe Orient (1956-1971) exprime une volonté de ne pas s'éloigner de la culture orientale. La référence du groupe Wuyeu au mois de mai renvoie au Salon de mai, manifestation parisienne. N'y a-t-il pas une antinomie entre ces deux appellations ? Un volonté de rester chez soi pour l'un, de s'ouvrir pour l'autre ?
S.V. : Attachés à une réflexion sur leurs racines, aucun de ces deux groupes ne souhaitent une rupture avec cette adoption du style abstrait. Ils conservent leurs antériorités : la calligraphie, la référence au paysage, à la philosophie, au boudhisme et au taoïsme. Il n'y a pas de rupture avec leur culture.
G.K. : Mais, le chroniqueur Ho Fan écrira du groupe Ton Fan, en 1956, qu'ils étaient des "brigands à cheval" ?
S.V. : Oui car il s'agissait d'un groupe avant-gardiste, de jeunes artistes. Comme la cage aux fauves en France ! Ils sont perçus comme des artistes imposant un regard différent sur la peinture. Et, en plus certains exposent en Espagne, Italie, Allemagne, New York, entre 1957 et 1960, à la différence du groupe Wuheu. Ceci est le fait de Hsiao Chin (né en 1935), voyageant en Europe, qui va faire profiter dans sa correspondance ses collègues de ce qu'il voit. La tête chercheuse qui s'installe à Milan en 1959, y fondant le groupe Punto auquel Fontana adhère. Par Hsiao Chin, des œuvres de Lucio Fontana, François Morellet, Piero Manzoni seront présentées à Taïwan au début des années 1960.
G.K. : Brigands mais aussi difficultés d'exposer, ce que souligne Hsiao Chang-Ray dans son texte du catalogue lorsqu'il écrit que pour la première exposition de Ton Fan en 1957, 14 artistes espagnols seront invités à exposer avec !
S.V. : C'était une façon très subtile d'exposer. Et d'amadouer le pouvoir en présentant des artistes de ce pays. De plus, le régime franquiste espagnol de l'époque était l'allié de Taïwan.
Libre discussion quand à mes choix face à cette peinture.
Chu Wei-Bor (né en 1929) du groupe Ton Fan. Le trait, l'épure, le rien, l'encre.
Hsiao Chin (né en 1935) du groupe Ton Fan. Après l'Italie, il partira aux États Unis. Utilise la technique de la tempera. Nombre de ses tableaux sont titrés en italien dont l'étonnante Onde Notturne (1965). Il y a une joie, quelque chose d'éclatant avec Red Cloud (1985). Très méditatif et simple et très radical dans la juxtaposition de Completezza et Serenita (1962).
Hsia Ming-Hsien (né en 1936) du groupe Ton Fan. Très influencé par le boudhisme, vivant à Paris pendant 5 années puis installé aux États Unis, il accentue le côté traditionnel du rouleau par la verticalité. Références au cosmos, aux éléments, à l'eau. Le contraste et toujours la présence du noir car cette couleur c'est celle de l'écrit. Des œuvres de 1963 avec Totem A et Totem B d'une grande modernité, du Soulages.
Li Yuan-Chia (1929-1994) du groupe Ton Fan représenté par trois toiles mais quelles toiles. L'épure absolue, le rêve, aller au delà de la représentation, s'immerger, plonger. 1+1 = 1-1 (1965), Sans titre (1962-1966) et 1+1-1 (1965). Le cosmique en blanc ou en rouge. Du Lee Ufan avant cet artiste coréen. Abstraction totale jusqu'à Fontana avec l'importance de l'univers pour cet inclassable artiste plus dans la philosophie que dans le style.
Hu Chi-Chung (1928-2012) du groupe Wuyeu dans un travail de détail et de précision faisant songer à Otto Wols. Travail dans la transparence, l'épure dans le noir avec cette tache de rouge, ce point de focalisation pour Sans titre, huile et sable sur toile (1963). Étonnant.
Liu Kuo-Sung (né en 1932) du groupe Wuyeu, dans le noir, avec comme une évasion vers Renè Laubies (1924-2006) comme Clear and Vibrant (1964) dans ses grandes lancées si chères au peintre du nuagisme aimant la région indienne du Kérala. Le renouveau de la tradition de la peinture à l'encre car le renouvellement de la peinture, c'est exclusivement celui de l'encre sur papier.
Gilles Kraemer (envoyé spécial)
From China To Taïwan. Les pionniers de l’abstraction (1955-1985)
Musée d'Ixelles
rue Jean Van Volsem 71 - 1050 Bruxelles
Internet www.museumvanelsene.irisnet.be
Commissariat de Sabine Vazieux.
Catalogue. Textes de Lien Lili, directrice du Centre culturel de Taïwan en France; Sabine Vazieux Orient-Occident : rencontre et fusion esthétique; Hsiao Chong Ray, Brève histoire de la peinture abstraite à Taïwan, Jeffrey Wechster, Vers une tradition nouvelle : entre continuité artistique et abstraction chinoise; Lydia Harambourg, Chine-Occident : quelle abstraction ?; Diana Yeh, Li Yuan-Chia. Lü Peng, Chine-Taiwan : les probabilités du modernisme. La couverture reproduit un détail de Sans titre, huile et acrylique (1984) de Chuang Che. Notices détaillées des peintres. 272 pages, 130 illustrations couleurs. Édition bilingue (français - anglais). Éditions Racine. Prix 34,95 €.
Vidéo de l'exposition www.vazieux.com/fr/videos
Quatre autres expositions à découvrir jusqu'au 24 septembre 2017 à Ixelles. Elie Borgrave. L’équilibre des contraires. Cette rétrospective met en lumière l’un des acteurs importants, et pourtant trop largement méconnu, de l’abstraction belge de la seconde moitié du XXe siècle. Hommage à Jean Coquelet. Conservateur du Musée d’Ixelles de 1957 à 1987, Jean Coquelet était visionnaire dans sa profession et fervent défenseur des artistes tout au long de sa carrière. Exposition sur ce photographe sublimant le corps féminin avec un regard empreint d’une grande poésie. Olivia Hernaïz. Lauréate ArtContest 2016. Avec une installation conçue spécialement pour le Musée d’Ixelles, Olivia Hernaïz invite à réinterroger notre rapport à notre environnement social : l’espace, les objets et les discours–notamment politiques – auxquels nous sommes confrontés. Pour son quatrième FOCUS, le musée d’Ixelles invite à découvrir Joris Van de Moortel. Figure montante de l’art contemporain belge, ce jeune plasticien chamboule les codes et les pratiques traditionnelles par des compositions-installations multi-matériaux détonantes.
Une heure quinze en Thalys depuis la gare du Nord-Paris. Cette institution se trouve à 15 minutes en taxi depuis Bruxelles-Midi. Comptez 13 euros la course. www.thalys.com
Vues de l'exposition © photographies Le Curieux des arts Gilles Kraemer, juillet 2017, exposition From China To Taïwan. Les pionniers de l’abstraction (1955-1985), Ixelles, Belgique