Dans la lumière des noirs du fantastique. De Goya à Odilon Redon. Musée du Petit Palais, Paris
Exposition Fantastique ! L'estampe visionnaire de Goya à Redon, Petit Palais, Paris © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse de l'exposition Fantastique ! L'estampe visionnaire de Goya à Redon, octobre 2015
Exposition Fantastique ! L'estampe visionnaire de Goya à Redon, Petit Palais, Paris © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, octobre 2015
Jetez l'ancre et préparez-vous au grand plongeon dans les encres noires du fantastique. Immergez vous dans le monde terrifiant de l'estampe du XIXe siècle. Tremblez en passant devant Le sommeil de la raison engendre des monstres, immense agrandissement de l'eau-forte de Francisco Goya, fuyez Méphistophélès dans les airs, lithographie d'Eugène Delacroix, de peur qu'il ne vous enlève. Et, surtout ne levez pas la tête. Crime et expiation de J.J. Granville s'est transformée en une immense verrière et des yeux volants vous scrutent. De tous côtés, hiboux, sorcières au sabbat, morts, pendus, squelettes, cadavres, morts à la faux, diables, dragons, gibets, fleurs étranges, yeux, se pressent, dans le long déroulé du fil noir du fantastique, depuis Goya jusqu'à Odilon Redon, dans le sombre et parfois le macabre.
Comment les noirs des eaux-fortes, des bois gravés, des lithographies ont-ils traversé tout le XIXe siècle, l'estampe devenant le mode d'expression des artistes pour exprimer autre chose que le réalisme, celui d'un monde teint d'une veine fantastique et visionnaire ? C'est ce que souligne Valérie Sueur-Hermel, commissaire de l'exposition, "en trois temps forts correspondant au romantisme qui scandent ce parcours, en passant du Delacroix des années 1830 à Gustave Doré et Charles Meyron, la seconde génération puis à Odilon Redon, dans un parcours chronologique.".
Vues de l'exposition Fantastique ! L'estampe visionnaire de Goya à Redon, Petit Palais, Paris © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse de l'exposition Fantastique ! L'estampe visionnaire. De Goya à Redon, octobre 2015
Figures tutélaires ? Goya, naturellement, dont le travail d'eau-forte et d'aquatinte de la série des Caprices permet ces effets picturaux et le rendu d'une atmosphère nocturne. Goya que les artistes du XIXe siècle ont regardé. "Les Caprices, premières estampes de Goya connues en France, ont servi de clef d'ouverture à l'univers nocturne de bon nombre de graveurs." et se retrouveront dans des ré-interprétations d'Achille Devéria, Ernest Meissonier ou Louis Boulanger. Estampes mythiques aussi, ayant permis la transmission des images, d'une génération à d'autres, celles de La Melencolia de Dürer, de La Tentation de saint Antoine de Jacques Callot, du Docteur Faustus de Rembrandt ou les planches des Prisons de Piranesi présentées en ouverture de cette exposition réunissant 160 estampes, toutes issues du département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France.
Dans cette génération romantique des années 1830, Eugène Delacroix est la "star", entre inspirations littéraires et fantasmagories populaires, dans ses illustrations en 17 planches du Faust de Goethe ou de Macbeth, dans cette transmission de l'atmosphère nocturne et fantastique lorsqu'il utilise la pierre lithographique à la façon de la manière noire en noircissant intégralement le support d'un crayon gras et en remontant les blancs par abrasion. "Risquez un peu, vous trouverez de vous-même toute cette sorcellerie" : ainsi conclut-il une lettre datée de 1843 dans laquelle il explique cette façon de procéder et de se confronter à la pierre. Autre inspiration de lecture, celle de Victor Hugo sur Louis Boulanger et Célestin Nanteuil, l'un sensible aux Orientales avec La Jeune Fille dans sa tombe, dans laquelle appert toujours l'influence de Goya, l'autre au Dernier Jour d'un condamné avec la lithographie éponyme effrayante par ces trois corps guillotinés tendant le poing vers le condamné.
C'est le temps du livre illustré, onirique et fantasmagorique, donnant la primeur au dessin face à un texte secondaire, avec les deux maîtres que furent Tony Johannot et J.-J. Granville publiant à une année d'intervalle Voyage où il vous plaira et Un autre monde, concurrents au point d'éviter de justesse un duel lors de la publication rapprochée de leurs ouvrages respectifs comme le rappelle Valérie Sueur-Hermel dans le catalogue, accompagnement indispensable de cette exposition. Catalogue écrit avec une justesse de ton et de passion. Défendre aujourd'hui l'estampe n'est pas chose facile, ce médium ne suscitant pas autant de passion des amateurs comme il le fut à la fin du XIXème ou au début du XXème siècle.
Vues de l'exposition Fantastique ! L'estampe visionnaire de Goya à Redon, Petit Palais, Paris © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse de l'exposition Fantastique ! L'estampe visionnaire. De Goya à Redon, octobre 2015
Le romantisme, celui des néoromantiques des années 1860, perdure face au positivisme ambiant de l'école du réalisme en se retrouvant dans les noirs et le blanc de l'estampe, "le fantastique [part] à l'assaut du réalisme". Dans ce contexte, l'irruption du fantastique vient troubler Le Haut d'un battant de porte ou Le Corbeau de Félix Bracquemond avec ses oiseaux morts cloués sur une porte ou cet immense corbeau vu d'une façon frontale en premier plan. Une vision hitchcockienne avant l'heure, avec cet inquiétant animal et ses congénères posés en haut du gibet. Deux graveurs, en un "cuivre miroir", Charles Meryon et Rodolphe Bresdin nous promènent dans des vues étranges de Paris, un Paris médiéval mis à mal par le baron Haussmann (Le Stryge ou Le Collège Henri IV) pour le premier, dans "l'irrationnel à l'horizon du réel" pour le second dans ses lithographies foisonnantes de mille et mille minuscules détails, en une nature habitée de la Comédie de la mort ou de La Baigneuse et la Mort. Gustave Doré, par la technique de la gravure de teinte mise au point avec ses interprètes-graveurs "invente le climat de l'enfer" selon Théophile Gautier pour ses illustrations de Macbeth.
Vues de l'exposition Fantastique ! L'estampe visionnaire de Goya à Redon, Petit Palais, Paris © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse de l'exposition Fantastique ! L'estampe visionnaire. De Goya à Redon, octobre 2015
Dans les germinations symbolistes et visions macabres, "il faut respecter le noir. Rien ne le prostitue. Il est agent de l'esprit bien plus que la belle couleur de la palette ou du prisme" proclame Odilon Redon, le Maître incontesté du noir, couleur-langage par excellence des visionnaires, couleur dans laquelle ses dix planches Dans le rêve, celles À Edgar Poe ou Hommage à Goya, nous guident. L'ascendance de Goya est toujours présente, parente dans la planche de Gnome avec les ailes de chauves-souris si présentent dans Les Désastres de la guerre du peintre espagnol. La morbidité est là, avec la Mort, la femme squelette de Marcel Roux, la suite Elle d'Albert Besnard ou La Mort en fourrure d'Eugène Delâtre, l'unique estampe en couleurs de cette exposition dans laquelle le noir règne souverainement.
Jusqu'à en perdre la raison dans l'abyme des noirs du fantastique.
Gilles Kraemer
Fantastique ! L’estampe visionnaire de Goya à Redon
1er octobre 2015 - 17 janvier 2016
Petit Palais / Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris- 75008 Paris
http://www.petitpalais.paris.fr
Commissariat de Valérie Sueur-Hermel, conservateur en chef au département des Estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France et Gaëlle Rio, conservateur au Petit Palais. L’exposition Fantastique ! L’estampe visionnaire de Goya à Redon est présentée par la Bibliothèque nationale de France au Petit Palais.
Catalogue. 192 pages. 100 illustrations. Textes de Valérie Sueur-Hermel. Éditions Bibliothèque nationale de France. Prix 39 euros.
Trois autres expositions au Petit Palais. Kuniyoshi. Le démon de l’estampe du 1er octobre 2015 - 17 janvier 2016, à la découverte pour la première fois en France de l'œuvre de Kuniyoshi (1797-1861). Au travers d’importants prêts japonais et d’institutions françaises, 250 œuvres témoignent de son génie dramatique et de sa beauté expressive. L’exposition explicite la fonction de cette imagerie et son importance dans la culture japonaise, son influence sur le manga et le tatouage. Le catalogue, accompagnant l’exposition, est la première publication en français consacrée à cet artiste. Commissariat de Yuriko Iwakiri, commissaire scientifique et Gaëlle Rio, conservateur au Petit Palais.
Sabbat et tentations, Dürer, Callot et Desmazières du 1er octobre 2015 - 17 janvier 2016. Commissariat de Sophie Renouard de Bussierre, conservateur général du patrimoine en charge des estampes et des dessins (XVe - XVIIIe siècle), Petit Palais.
Japonisme et arts de la table du 1er octobre 2015 - 17 janvier 2016. Commissariat : Dominique Morel, conservateur en chef au Petit Palais.
Exposition Kuniyoshi. Le démon de l’estampe, Petit Palais, Paris © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, octobre 2015