Dans les encres noires de Lyonel Feininger, l'arpenteur du monde
Exposition Lyonel Feininger, l'arpenteur du monde © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse, avril 2015, MuMa – Le Havre
Peu représenté dans les collections publiques françaises, la dernière exposition qui lui fut consacrée en France date de 1994, Lyonel Feininger est peu connu en notre pays ! Curieux des ventes aux enchères et des records, le nom de ce peintre, né à New York en 1871, ayant vécu cinquante années en Allemagne, retourné en terre américaine en 1937 où il s'éteindra dans sa ville natale en 1956, vous parlera plus. Une de ses toiles fut adjugée 5 775 500 euros en 2011 chez Artcurial. Il s'agissait de Hafen von Swinemünde (Port de Swinemünde) (1915) qui rejoignit une collection américaine. Qui était donc cet états-unien, né dans une famille allemande, qui arrive en Allemagne âgé de 16 ans avec l'intention d'étudier le violon au conservatoire de Leipzig, son père étant violoniste et compositeur, sa mère pianiste et cantatrice ? Il en sera tout autrement puisqu'il intègre en 1888 l'Académie royale prussienne des beaux-arts de Berlin.
Lyonel Feininger, Porte de ville (Town Gate), 1943. Huile sur toile 48,3 x 51,3 cm. Signé en haut à droite. Collection particulière © Adagp, Paris, 2015
Au MuMa du Havre, ce n'est pas le peintre qui est évoqué - quatre toiles sont présentées dont Église, vert-noir (1947) et surtout Porte de ville (1943) mise en relation avec le bois gravé La Porte, Ribnitz (1918) montrant comment cet artiste s'est nourri de son propre travail, le poussant toujours plus loin pour revenir à l'essentiel dans des variations.-, mais le dessinateur, le graveur et le lithographe (seulement deux lithographies de 1910). Un ensemble de 139 œuvres, de 1907 à 1949, appartenant à un seul collectionneur dont Annette Haudiquet, co-commissaire avec David Butcher de l'exposition Lyonel Feininger, l'arpenteur du monde n'en dira pas plus si ce n'est « qu'une majorité de œuvres provient de la succession du peintre, celle de Julia, sa seconde épouse. Ceci explique la qualité du tirage des bois gravés présentés. ». Pour l'histoire, l'artiste traçait une petite croix dans la marge de l'estampe qu'il gardait pour lui.
Vues de l'exposition Lyonel Feininger, l'arpenteur du monde © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse, avril 2015, MuMa – Le Havre
Cette exposition, nullement une rétrospective, est née d'une rencontre avec cette personne qui a constitué, en quinze années, une collection passionnée de 200 numéros autour de Feininger. Pourquoi sa présence au Havre, pourrait-on se dire ? « C'est un contemporain des peintres de la collection du musée André Malraux tels Friez et Dufy, lesquels pour l'anecdote occupèrent l'atelier de la rue Campagne-Première à Paris, précédemment loué par Feininger en 1892. Ils se sont surement côtoyés au Salon des Indépendants en 1911 et 1912. L'autre raison comme le souligne Annette Haudiquet c'est que dans ce musée que je considère comme un musée de collectionneurs [Dons Boudin, Marande, Dufy, Senn-Foulds] le parti pris de présenter une collection privée est important, en l'occurrence une collection sur l'œuvre graphique de Feininger avec cette partie très dense autour de son œuvre gravé sur bois. ».
Cette période pendant laquelle il pratique la gravure sur bois, d'une façon si intense, est très courte De 1918 à 1920, il réalise 237 bois sur les 320 que compte son œuvre gravé sur bois. Cent dix-sept pour la seule année 1918 ! Soixante-six sont exposés au Havre pour le plus grand plaisir de l'amateur de cette technique actuellement peu usitée (je pense cependant à Georg Baselitz), remise à l'honneur à la fin du XIXème. Les artistes allemands de Die Brücke s'y sont intéressés au début du XXème, un moment où Feininger était plus sensible à l'eau-forte comme ses paysages (Au bord de la mer, 1911) ou ses vues urbaines (Neppermin, 1910 ou La Porte, 1912). Peu à peu, les figures deviennent rares dans ses dessins ou ses estampes, sa démarche se focalise sur les monuments dont il conserve la structure, ne souhaitant pas, comme les cubistes qu'il découvre lors de sa participation au Salon des Indépendants en 1911, effacer le motif. Il adapte ce mouvement pour aboutir à un cubisme « cristallin ». Feininger a même parlé de cubisme prismatique, évoquant sa peinture dans laquelle se perçoivent des cristaux.
Les bois gravés présentés sont la force de cette collection, dans un développement chronologique de cet œuvre que l'on suit puisqu'il date et numérote dans le temps chacune de ses estampes. Pourquoi le bois en cette période de fin de guerre ? Simplement par la pénurie du cuivre pour ses eaux-fortes, de la toile et de la peinture en cette époque. Ses premières gravures, ils les incisera sur des planches de récupération, encrera ses planches au tampon. Coexisteront des planches extrêmement travaillées et des gravures plus petites dans un travail plus abstrait, dans une oscillation de recherches des oppositions entre noir et blanc, sur des tirages sur papiers de couleurs ou qu'il aquarelle ensuite. Aucun sujet, nu, portrait, figure ou nature morte. Il reste sur la thématique du paysage, de la ville, des bâtiments, des monuments, des planches qu'il réalise avec une règle et un couteau de poche, telle la Cathédrale [grand planche] gravée en 1919, métaphore des temps nouveaux, illustrant la couverture du Manifeste du Bauhaus rédigé par Walter Gropius. Tel que le précise Annette Haudiquet, « cette cathédrale symbolise l'union de la peinture, de la sculpture et de l'architecture, la foi nouvelle unissant tous les artistes autour de leurs Maîtres d'atelier » dont Feininger puisqu'il dirigera l'atelier de gravures du Bauhaus de Weimar. Lorsque cette école déménage à Dessau, il la suit puis demandera à être déchargé de ses responsabilités d'enseignant.
Exposition Lyonel Feininger, l'arpenteur du monde . Les commissaires Annette Haudiquet, conservateur en chef du MuMa & David Butcher, historien de l'art © Le Curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse, avril 2015, MuMa – Le Havre
En 1937, la situation devenant de plus en plus difficile, lui et son épouse Julia quittent l'Allemagne pour les États-Unis, à la montée de l'antisémitisme et de l'hostilité du régime nazi à l'égard des artistes considérés comment dégénérés. Comment imaginer son retour en sa terre natale, alors qu'il a vécu cinquante ans en Allemagne, dans ce pays qui a changé, alors qu'il est un artiste vieillissant et inconnu ? Période difficile. Nommé conseiller artistique pour l'Exposition universelle de 1939 à New York, il peindra une grande peinture pour la cour intérieure du Bâtiment des chefs d'œuvre de l'art.
Gilles Kraemer
Lyonel Feininger, l'arpenteur du monde. Regard de collectionneur
18 avril-31 août 2015
Musée d'art moderne André Malraux
76600 Le Havre
Internet www.muma-lehavre.fr
Lyonel Feininger. L'Arpenteur du monde. Catalogue 184 pages. 160 illustrations. Co-édition MuMa Le Havre / Somogy éditions d'art. Prix 32 euros. La couverture représente le bois gravé de Village délabré, 1918. Textes d'Annette Haudiquet, David Butcher et Heinz Widauer, conservateur chargé de l'art français au musée de l'Albertina, Vienne.
Dans le hall du MuMa est exposée une toile de Geneviève Asse (1923) Ouverture II (1971). Acquisition de la ville (premier volet) et don de l'artiste (second volet), 2014