Dans les dialogues croisés entre trois collections au Frac Haute-Normandie. La Pratique du dessin, de Dirk Barensz à Michel Blazy
Exposition Fabriquer le dessin. Regards croisés sur trois collections. Frac Haute-Normandie, Rouen. © Le curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse, février 2015
Pratique de la photographie, de la couleur, du livre et de l'édition d'artiste, depuis 2011 le Frac Haute-Normandie mène une réflexion autour de ce thème. Cette année, ce sera la pratique du dessin, dans des regards croisés sur trois collections signifiantes du territoire normand : celles des cabinets de dessins du musée des Beaux-Arts de Rouen, du musée d'Art Moderne André Malraux - Le Havre et du Frac. Comme nous le rappelle Véronique Souben, directrice de ce Frac, « [son] institution avec 400 œuvres sur papier, sur une collection de 2 000 œuvres, est le second fonds de dessins, dans les Fonds régionaux d'art contemporain, après celui du Frac Picardie ».
Véronique Souben, directrice du Frac Haute-Normandie, Rouen. Présentation presse de l'exposition Fabriquer le dessin. Regards croisés sur trois collections Frac Haute-Normandie, musée des Beaux-Arts de Rouen et musée d'Art moderne André Malraux - Le Havre © Le curieux des arts Gilles Kraemer, février 2015
Encore une énième confrontation-correspondance entre dessins anciens et contemporains, penserez-vous ! C'est tout le contraire, avec ce plaisir de voir des œuvres sur papier rarement exposées - puisque la fragilité de la belle feuille l'oblige à être parcimonieusement présentée pour des raisons de conservation -, ce bel et sensible dialogue entre 70 artistes, du XVIe siècle à aujourd'hui, dans ce choix d'environs 120 dessins extraits des trois cabinets d'art graphique. Sur les deux plateaux du Frac, institution rouennaise ouverte en septembre 1998, dans ce qui fut l'ancien magasin des pièces détachées du dépôt des tramways de Rouen construit en 1927 par Pierre Chirol, ces dessins s'offrent à la délectation de l'amateur. Qu'il soit amateur du trait ou de la couleur, oublieux de l'éternel débat, parfois querelle, entre le primat de la ligne et du tracé et le primat de la couleur, le choix des trois commissaires d'une approche purement technique lui paraîtra plus idoine et pertinent que celui d'une thématique, pour interroger les rapprochements entre dessins anciens et de notre temps.
Le dessein ancien, dans son statut d'ébauche, d'essai ou de projet, s'affranchit du dogmatisme académique, dans cette liberté totale ne visant pas une œuvre idéalement terminée. Tous les supports sont permis, la feuille entière, le recto-verso, la superposition, le raboutage du papier car, n'oublions pas la cherté du papier à l'époque, tous ces panels du dessin ancien « trouvent des échos, des correspondances déstabilisantes de contemporanéité dans ce dialogue avec la collection du Frac » souligne Véronique Souben, « avec le questionnement sur la nature du trait, la naissance du dessin, son statut, ses enjeux esthétiques ».
Exposition Fabriquer le dessin. Regards croisés sur trois collections, Frac Haute-Normandie, Rouen. © Le curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse, février 2015
L'accrochage du rez-de chaussée privilégie diverses approches des multiples possibilités du tracé sur la feuille (avec quelques échappées vers l'estampe), allant Du photographique au filmique à L'écriture dans le dessin, du Technique et scientifique au Support, papier découpé, primat du fond blanc et tracé, trait effleuré et l'aplat aboutissant à Paysage ornemental et à l'ornement, clos d'une façon drôle par l'incrustation d'un squelette dans le papier peint fleuri kitchissime de Jakob Gautel (1986).
Dans une relation entre le flou et le halo, le fusain de la Tête de vieillard (vers 1890) d'Henri- Edmond Cross s'engloutissant dans la feuille rejoint l'estampe d'un Soldat n°1 par Benoit Pierre. La sanguine sur papier rose de François-Léon Bénouville Étude de femme se retournant et la superbe plume, encre brune et lavis brun de Giovanni Battista Tiepolo Soldat vu de dessous, allongé sur un nuage dans un aperçu en contre-plongée, étude manifeste pour la fresque d'un plafond, se révèlent tel l'arrêt instantané caractéristique du cliché photographique. Le geste de la femme de Bénouville (vers 1850) de se cacher la figure se retrouve dans des photographies « volées » lorsque le flash vous éblouit ou que l'on souhaite échapper au paparazzo alors que The Knowledge (2008) de Peter Martensen, renvoie à la composition cinématographique du plan serré. Support de l'image, le dessin joue avec l'écrit lorsque Barye utilise un fragment de lettre manuscrite pour ses essais d'aquarelle, lorsque Henri-Edmond Cross porte des annotations de couleurs sur son Paysage vallonné (vers 1896-1899) ou qu'Étienne Pressagé, dans sa série Traversées (2002-2003) ponctue son parcours d'écrits.
Un ensemble de dessins interroge le scientifique dans le domaine des sciences naturelles avec les étranges dessins - crayon, aquarelle et collage - de Mark Dion montrant comment présenter ses sculptures (Esturgeon), de la botanique réinterprétée d'Étienne Pressager par l'atmosphère surréaliste de sa série Rapprochements lorsque les yeux des visages sont coquilles de noix ou fleurs ou de l'anatomie lorsque Antoine-Louis Barye annote de cotes précises les membres des animaux, dans son étude préparatoire d'une statue, dans un alignement d'une modernité étonnante de traits et de chiffres. Regardez attentivement la technique mixte de Javier Pérez Hybrids XVI (2005) placée à côté de la planche des Quatre études de squelettes d'Eugène Carrière ; ne rejoint-elle pas la manière noire en couleurs de L'Ange anatomique (17466) de Jacques Gauthier d'Agoty ? Dommage que cette grande planche en hauteur, une beauté convulsive selon les surréalistes, n'ait pas été convoquée !
Anne-Marie Schneider, sans titre, 12/06/1990. Fusain. Collection Frac Haute Normandie & Giovanni Battista Piranesi (Modigliano Veneto 1720-1778 Rome), Personnage debout. Plume et encre brune. Collection musée des Beaux-Arts de Rouen © Le curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse de l'exposition Fabriquer le dessin, Regards croisés sur trois collections, Frac Haute-Normandie, Rouen, février 2015
Si l'évidement par la découpe procède de la démarche d'Helmut Dorner, les feuilles soigneusement découpées de Giuseppe Bernardino Bison Étude de saint Jean, plume et encre noire et d'Henri Lehman Étude pour L'Evêque baptisant Witkind (vers 1850), sanguine et crayon noir, sont plus interrogatives. Ont-elles servi pour le placement du sujet dans la composition de la toile ou ont-elles été découpées pour ne garder que l'élément le plus important de la feuille ? Le support joue du blanc dans le dessin préparatoire de La Justice de Trajan de Delacroix -la toile est au musée des Beaux-Arts de Rouen- laisse place au trait griffonné de François André -Vincent Portrait de Lalande, avec des effets de boucles et au fusain de Chloe Piene Ghost Arme, 2 (2005), se hachure vigoureusement chez Anne-Marie Schneider dans sa représentation d'un lit (1990) et dans le Personnage debout de Giovanni Battista Piranesi ou s'épaissit chez Asger Jorn.
Exposition Fabriquer le dessin. Regards croisés sur trois collections, Frac Haute-Normandie, Rouen. © Le curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse, février 2015
La notion de dé-construction et de dilution, de l'effacement et de l'abstraction transparaît à l'étage. Quelques effleurements d'aquarelle sur la feuille du carnet d'Henri-Edmond Cross Paysage, colline et maison suffisent à l'impression d'un paysage alors que le lavis offre à Giuseppe Bernardino Bison pour Vénus pleurant la mort d'Adonis la dilution créatrice de reliefs, d'effets d'ombre et de lumière confinant à la dilatation du sujet, notion que Michel Blazy réinterprète dans l'acte expérimental et provocateur de ses six dessins au feutre, sujet d'une dilution de l'œuvre par lui-même, frôlant la destruction puisqu'il y ajoute de l'eau de Javel (1994). Cette évanescence du sujet se retrouve dans l'aquarelle d'Hervé Delamare Lagune (2001) confrontée à l'aquarelle éclatante du Soleil couchant de François-Auguste Ravier et à l'immense paysage horizontal contredit par les coulures verticales du l'avis d'encre de Françoise Pacé (2004). Coulures qui nous amènent dans une notion de l'aléatoire et de la destruction de Dominique de Beir (2006) lorsqu'elle recouvre d'une myriade de lignes verticales, nées de coulures d'encre, la feuille d'un livre de comptes.
Si la technique de la sanguine rappelée par une Scène de combat d'Henri Lehmann n'est plus une pratique courante de notre temps, la couleur rouge prédomine toujours, dans sa notion de convulsif et de chair dans le grand format de gouache et de pastel gras de Martin Disler (mort en 1996) aux figures enchevêtrées dans une verve très expressionniste.
Contrastant le primat de la feuille blanche abordé au rez-de-chaussée, un ensemble d'œuvres dialogue du primat du noir, initié par l'immense Craie blanche IV (2007) de Patrice Balvay, aux serpentins traits faisant imaginer des chevelures. À côté, la petite huile très sombre (vers 1580) du hollandais Dirk Barendsz : Saint Jean et Saint Pierre au tombeau du Christ -feuille la plus ancienne de cette exposition-, au sujet surgissant du noir à partir de rehauts de blanc. Une façon d'émerger que l'on retrouvera dans les Silhouettes des personnages d'Henri-Edmond Cross jouant du sfumato aux effets nuagistes initié par le fusain frotté sur un papier vergé, technique de frottement que l'on retrouvera chez Eugène Carrière et son Étude de drapé au fusain confinant à l'abstraction et dans le Grand paysage diagonal (1984) au crayon de Philippe Ségéral. Dernier regard sur l'Autoportrait à la lampe d'Adolphe-Félix Cals, fusain et rehauts de craie blanche, belle image pour clore ce parcours. Gilles Kraemer
Martin Disler (Seewen 1949-1996 Genève). Sans titre, 1984. Gouache et pastel gras. Collection Frac Haute Normandie & Henri Lehmann (Kiel, Allemagne 1814-1882 Paris). Scène de combat : première pensée pour le décor du Sénat, vers 1850. Pierre noire, lavis de sanguine et lavis brun. Collection musée des Beaux-Arts de Rouen © Le curieux des arts Gilles Kraemer, présentation presse de l'exposition Fabriquer le dessin. Regards croisés sur trois collections, Frac, Rouen, février 2015
Fabriquer le dessin. Regards croisés sur trois collections Frac Haute Normandie, musée des Beaux-Arts de Rouen et musée d'Art Moderne André Malraux - Le Havre
14 février - 3 mai 2015
3, place des Martyrs-de-la-Résistance (face au Jardin des plantes)
76300 Sotteville-les-Rouen
Internet www.frachautenormandie.org
Commissariat de Véronique Souben, directrice du Frac Haute-Normandie, Diederik Bakhuÿs, conservateur du Cabinet des dessins au musée des Beaux-Arts de Rouen et d'Annette Haudiquet, conservatrice en chef du musée d'Art moderne André Malraux - Le Havre. Avec l'aide scientifique d'Agnès Werly.
L'absence de catalogue est compensée par un remarquable document d'aide à la visite, de huit pages, mis à la disposition de tout visiteur.
Rendez-vous aussi au musée des Beaux-Arts de Rouen, jusqu'au 18 mai 2015, pour la 3e édition de Le Temps des collections autour de cinq artistes, du XVIIe siècle avec Adrien Sacquespée (1629-1692) à Charles Maurin, Pierre Hodé, Pierre Garcette, Vladimir Skoda et Gilles Marrey. Et un choix d'œuvres de ce très beau musée, autour du thème Le Désir, L'Effroi par Laure Adler. Catalogue. 160 pages. Éditions Snoeck.
Colloque international les 9 et 10 avril 2015 à la préfecture de la Seine-Maritime, Rouen : États du dessin : d'Hubert Robert à Glen Baxter. La première journée sera consacrée à la collection du dessin et à leur présentation, la seconde sera celle de son enseignement et de sa pratique. Informations auprès de julie.debeer.frachn@wanadoo.fe
Prochaines expositions dans ces regards croisés sur ces trois collections : Éloge du tracé, musée Nicolas Poussin, Les Andelys. Du 6 juin au 20 septembre 2015 - De la ruine à l'architecture utopique, MuMa, Le Havre. Octobre 2015 à janvier 2016 - Corps fragmentés, musée des Beaux-Arts, Rouen. Novembre 2015 à janvier 2016