Changer le monde avec Sylvie Blocher ou voyager avec Rui Moreira. MUDAM de Luxembourg
Exposition Sylvie Blocher S'inventer autrement. Tournage de Dreams Have a Language, musée d'art moderne de Luxembourg © photographie Le curieux des arts Gilles Kraemer, novembre 2014
Deux voyages au Mudam, le musée d'Art Moderne Grand-Duc Jean, l'un dans les ressentis, les rêves, l'histoire selon Sylvie Blocher avec son exposition monographique S'inventer autrement, l'autre dans la cartographie du monde, les territoires parcourus et les souvenirs de Rui Moreira de I am a Lost Giant in a Burnt Forest. Deux explorations dans et autour de soi, du réel et de l'impalpable, deux voyages dissemblables et complémentaires dans le musée d'Art Moderne de la ville de Luxembourg, construit par Ieoh Ming Pei, épousant les contours des anciennes fortifications du fort Thüngen. À l'intérieur, le Grand hall, au magnifique éclairage zénithal, espace dans lequel Sylvie Blocher avait installé son studio de tournage durant le mois de novembre 2014, permettant de filmer en direct Dreams Have a Language, la création d'une œuvre participative. Work in progress.
Rui Moreira © photographie Le curieux des arts Gilles Kraemer, novembre 2014
Rui Moreira (né à Porto en 1971 et vivant à Lisbonne) nous propose un travail de peintre et de dessinateur, un travail entre différents axes, sur différentes routes. Sont-ce ses origines lusitaniennes, celles d'un peuple ouvert sur l'horizon, sur la mer, sur un autre monde, sur la rêverie d'un ailleurs qui inspirent son travail ? Ou l'histoire de ces découvreurs portugais partis vers des terres au-delà des zones connues européennes, cette terra incognita ouverte aux rêveries et utopies, de ces navigateurs imaginant des sirènes et des monstres marins prêts à engloutir leurs navires, de ces marchands idéalisant des villes pavées d'or, de ces explorateurs pensant rencontrer des territoires habités de licornes et de géants.
Rui Moreira, I am a Lost Giant in a Burnt Forest, 2010. Gouache et stylo gel sur papier, 250 x 318 cm. © photographie Le curieux des arts Gilles Kraemer, novembre 2014
Rui Moreira nous ouvre ses différents mondes. Il cartographie l'univers dans des diagrammes sur la cosmogonie – The Machine of Entangling Landscapes – évocateurs d'une ronde de planètes minutieusement présentées comme des dentelles dans un monde de l'infini. Il parcourt la vastitude dans une démarche polysémique – The Holy Family – par un questionnement de l'être puis plonge vers les abysses dont il nous ramène d'étranges filaments de dentelles d'algues – Big Black I -. L'œuvre se construit de mystérieuses figures Telepath – sont-elles mythologiques ? -, sans visage, entourées ou portant des poissons, ces poissons qui symbolisent pour lui la survie de la terre et « la responsabilité de l'humain face aux générations futures » comme le souligne Jeanette Zwingenberger dans le texte Ancre cosmique consacré à ce navigateur des espaces. Retour vers une réalité dans l'étude d'ombres portées, réminiscences de ses séjours dans le désert du Sahara – L'Air du matin I ou II – ou vers le carnaval du Nord-Est de son pays avec la fête, trois fois millénaire des Caretos ou porteurs de masques, liée au rite de la fertilité avec Man of the log ou I am a Lost Giant in a Burnt Forest.
Exposition I am a Lost Giant in a Burnt Forest de Rui Moreira, musée d'Art Moderne de Luxembourg © photographies Le curieux des arts Gilles Kraemer, novembre 2014
Bravo au Mudam de mettre en exergue et de défendre la scène portugaise souffrant drastiquement. Faudrait-il rappeler qu'à la 55e biennale de l'art de Venise en 2013, le pavillon de ce pays fut le bateau de la magicienne Joana Vasconcelos Trafaria praia, amarré aux Giardini et transformé en une grotte bleutée ; que sa participation à la 14e biennale de l'architecture 2014 - un excellent cru, l'évidence même de ce qu'est l'architecture – fut un minuscule pavillon peint de jaune à l'Arsenale, commissariat de Pedro Campos Costa, se limitant à la distribution d'un journal : Homeland. News from Portugal. Rien d'autre.
Pour Clément Minighetti, commissaire de l'exposition, chaque œuvre de Rui Moreira est « le fruit d'une expérience paroxysmique, sentir son corps, en éprouver les limites pour atteindre un état fusionnel avec ce qui l'entoure ». Un ressenti du puissant travail de Rui Moreira et transition toute trouvée pour aborder le travail de vidéaste de Sylvie Blocher (née en 1953) avec son projet commencée à Luxembourg en novembre 2014 avec la réalisation de Dreams Have a Language, œuvre qui est point de départ d'un film mêlant écritures documentaire et fictionnelle, coréalisé par Sylvie Blocher et Donato Rotunno. Sa sortie est prévue au printemps 2015.
Exposition S'inventer autrement de Sylvie Blocher. Tournage de Dreams Have a Language, musée d'art moderne de Luxembourg © photographies Le curieux des arts Gilles Kraemer, novembre 2014
« Les personnes détachées du sol sentent leur poids. Enfermées dans un carcan de sécurité que va-t-il se passer ? Quelque chose de l'ordre du plaisir ? De l'émotion ? Ce qui rentre tout à fait dans la question des affects, quelque chose que mon pays n'aime pas ». Assez déconcertant de présenter ainsi Dreams Have a Language dans cette vaste exposition luxembourgeoise – présentant des vidéos et la série de dessins sur les unes du journal Libération – réalisée en collaboration avec le centre régional d'art contemporain Languedoc-Roussillon à Sète et bénéficiant du soutien de l'Institut français du Luxembourg ! Dreams Have a Language à la fois conversation, œuvre participative et film interroge le musée, posant « la question de l'institution et de son rapport au public » puisqu'il s'y déroule et s'y tourne, avec des gens rencontrés uniquement par petites annonces - journaux, réseaux sociaux et un site Internet dédié - auxquels elle demanda de venir au Mudam en pensant à une idée pour changer le monde. Le dispositif mis en place lui permit de les rencontrer et de s'entretenir avec eux sur ce thème imposé. Avec la difficulté qu'ils venaient parfois avec de nombreuses idées, quelque chose jugée « insupportable » car il n'en fallait qu'une seule, qu'elle fut artistique, économique, politique, écologique....
Cet échange enregistré aboutissait à un lâcher-prise au sens physique puisqu'après s'être exprimés, ils décollaient littéralement du sol en étant suspendus par un harnais de sécurité dans le Grand hall. Moment intense, filmé et projeté sur quatre écrans dans la première salle de l'exposition. Comment ces acteurs involontaires allaient-ils se comporter et réagir, ainsi suspendus, puisqu'aucune indication ne leur était donnée ? D'où ces prises de vues où se perçoient terreurs, violences, pleurs ou apaisements, le panel des sentiments, des ressentis. Certains lui dirent même « avoir touché les nuages » dans la perte de tout contrôle et tout repère, dans cette séparation du sol quelques instants, de quelques centimètres ou plusieurs mètres, sans qu'ils ne prononcent mot.
Exposition S'inventer autrement de Sylvie Blocher, musée d'Art Moderne de Luxembourg © photographies Le curieux des arts Gilles Kraemer, novembre 2014
Se défendant de n'être pas psychanalyste, « non je ne m'intéresse pas à la vie des gens », Sylvie Blocher présente ainsi ses vidéos. Mais, comment n'être pas interpellé par Living pictures / Les témoins, avec ces enfants filmés dans une favéla de Rio alors qu'elle était invitée dans cette ville dans le cadre de l'année de la France au Brésil. Film dérangeant pour que la mairie de Rio décida de ne pas le présenter car « ces adolescents arboraient une fierté. Et que dans le domaine de l'art on aime que les modèles soient soumis, malheureux ».
Autre vidéo prégnante et dérangeante : celle de Alamo ou comment le même événement : le siège de Fort Alamo en 1836, bataille suite à laquelle le Texas rejoignit les États-Unis d'Amérique, s'évoque différemment selon que l'on soit américain, latino, noir ou indien, vainqueur, laissés-pour-compte ou vaincu. Quatre versions soulignant les interprétations et interrogations de l'écriture de l'histoire, les ressentis.
Reprenant la vidéo de Bruce Nauman réalisée en 1967 dans laquelle l'artiste américain se recouvrait le corps de quatre couleurs, Sylvie Blocher réinterprète avec les deux vidéos projetées côté à côte Change the Scenario cette performance en demandant à Shaun Ross, un mannequin afro-américain, albinos, de se recouvrir le visage puis le corps de peinture blanche dans l'une, de se recouvrir le corps puis le visage de peinture noire dans l'autre. Troublant dialogue muet de l'identité raciale.
Troublant et dérangeant comme l'est l'œuvre de Sylvie Blocher, explorant l'identité, l'expression individuelle ou collective.
Gilles Kraemer
Sylvie Blocher © photographie Le curieux des arts Gilles Kraemer, novembre 2014
Rui Moreira. I am a Lost Giant in a Burnt Forest
08 novembre 2014-8 février 2015
Catalogue, 63 pages, octobre 2014. Éditions Galerie Jaeger Bucher - Paris
Sylvie Blocher. S'inventer autrement
08 novembre 2014 – 25 mai 015
Ouvrage, Le double touché-e. Entretien avec Sylvie Blocher, 264 pages, 4e trimestre 2014. Textes français et anglais. Éditions Archibooks.
Les 7 et 8 février 2015, carte blanche à Sylvie Blocher. Programme détaillé sur le site Internet www.mudam.lu
Dreams Have a Language, film de Sylvie Blocher et du réalisateur Donato Rotunno ; sa sortie est prévue au printemps 2015
Mudam / Musée d'Art Moderne Grand-Duc Jean
3, park Draï Eechelen – L-1499 Luxembourg
Mercredi-vendredi 11h-20h / samedi-lundi 11h-18h. Jours fériés 11h-18h.
Internet www.mudam.lu
La galerie luxembourgeoise Nosbaum Reding consacre du 8 novembre 2014 au 10 janvier 2015, une exposition personnelle à Sylvie Blocher : Behind the invisible.
Internet www.nosbaumreding.lu
Prochaine exposition au Mudam, du 7 mars au 31 mai 2015, David Altmejd. FLUX, en collaboration avec le musée d'art moderne de la ville de Paris et le musée des beaux-arts de Montréal. Des œuvres de David Altmejd sont présentées dans le Grand hall depuis le 15 décembre 2014.